Le Conscrit
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 298-302).
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VIII


VIII


Un jour que j’errais en pleine solitude à travers la bruyère, recueillant dans mon âme les poétiques impressions de cette sauvage et calme nature, un orage se forma soudain à l’horizon.

C’est un spectacle merveilleux et souvent formidable, que celui qui s’offre au regard lorsqu’on se trouve dans une vaste plaine par un ardent jour d’été, et que les vapeurs chargées de la foudre montent vers l’immense coupole du ciel et s’y condensent lentement en sombres et orageuses nuées. On dirait qu’une mortelle angoisse s’empare subitement de la nature entière ; le soleil pâlit et ne jette plus qu’une faible lumière ; l’air devient lourd ; suffocant ; et comprime la poitrine ; les animaux fuient et cherchent avec inquiétude une retraite ; les abeilles fendent l’espace comme la flèche pour regagner leurs ruches ; le feuillage est immobile, le vent retient son haleine ; les plus humbles plantes ferment leurs calices et reploient leurs feuilles ; tout attend dans un silence effrayant et solennel… Un indéfinissable sentiment, où se confondent l’anxiété et le respect, serre le cœur du poëte ; au milieu de la terreur universelle il se réjouit dans son âme qu’il lui soit donné de contempler dans toute sa majesté ce terrible et magnifique spectacle de la nature !

Bientôt les nuages commencent à s’entre-choquer ; au calme sinistre qui a duré si longtemps succède une mêlée impétueuse et désordonnée ; l’ouragan gronde, rugît et s’élance comme fouetté par la main toute-puissante de Dieu ; il arrache du sein des forêts de profonds et mystérieux gémissements ; il emporte le sable et les feuilles, en immenses tourbillons, au haut des airs ; il brise et déracine les arbres solitaires… Puis la foudre vient de sa voix puissante dominer tous les bruits ; l’éclair lance ses flèches embrasées à travers l’espace ; la Bruyère, sillonnée par des serpents de flamme, semble toute en feu : enfin, des torrents d’eau s’épanchent sur la terre, et au formidable rugissement de la tempête succède le triste et monotone clapotement de la pluie…

Ce jour-là mon âme était disposée aux impressions poétiques : j’avais contemplé avec une volupté toute particulière le majestueux spectacle du fiévreux labeur de la nature, jusqu’à ce que les premiers éclairs m’eussent fait comprendre que je devais faire ce que toutes les créatures vivantes avaient déjà fait, c’est-à-dire chercher un asile et me cacher humblement en présence des prodiges de Dieu.

Non loin du lieu où j’étais se trouvait une ferme tout à fait isolée dans la Bruyère, mais, comme l’oasis du désert, tout entourée de champs verdoyants et de frais massifs.

À peine la pluie commençait-elle à tomber du ciel comme un second déluge, que je franchissais le seuil de la ferme et demandais la permission de m’abriter sous son toit.

Je trouvai tous les habitants groupés en prière dans le plus profond silence autour d’un cierge bénit. Le fermier seul se dérangea à mon entrée, et me montra, avec un sourire affable, une chaise ; après quoi il inclina de nouveau le front et joignit les mains.

Je ne sais comment cela se fit, mais bien que l’orage, à titre de phénomène bienfaisant de la nature, ne m’inspirât pas le merveilleux effroi qui faisait trembler ces braves gens, le recueillement de cette famille en prière offrait un spectacle si beau, si touchant, si céleste, qu’un irrésistible sentiment me poussa à m’associer à la pieuse démonstration, et à me mettre en rapport avec le Dieu dont la voix formidable tonnait, au-dessus de nous, dans les profondeurs des cieux. La tête découverte et les mains jointes, je me mis aussi à prier. Oh ! cela fit tant de bien à mon âme de retrouver là les émotions de mon enfance aussi pures et aussi vives que si le souffle désenchanteur du monde ne m’eût jamais touché !

Cependant, après qu’une vingtaine d’éclairs eurent illuminé la chambre d’une ardente lueur, après que les gens de la ferme eurent fait autant de signes de croix, l’orage s’éloigna et s’affaiblit sensiblement. Mes hôtes n’interrompirent cependant pas leur oraison, et me donnèrent le temps de faire, sans être remarqué, une étude attentive de chacun d’eux, comme fait toujours en pareil cas un observateur, et surtout un écrivain.

Je vis d’abord un vieillard qui devait assurément avoir atteint la nonantaine et plus, car sa tête et ses mains étaient agitées par un mouvement perpétuel, comme s’il eût eu la fièvre. Auprès de lui se trouvaient deux femmes, âgées aussi, et plus loin un homme jeune et robuste dont un œil roulait, éteint et morne, sous de noirs sourcils, tandis que l’autre étincelait de vitalité et d’énergie. À côté de lui était assise une femme pleine de fraîcheur tenant un enfant sur les genoux et ayant de plus auprès d’elle un petit garçon tout rose et une petite fille de sept ou huit ans. Tout à l’extrémité de la table se tenait un beau jeune homme aux vives couleurs et au doux regard.

Sur le signal de l’homme qui n’avait qu’un œil, tous firent un dernier signe de croix et se levèrent. Le grand-père alla d’un pas chancelant s’asseoir dans le coin du foyer. Les autres m’adressèrent tous la parole pour m’engager à prendre leur demeure pour asile, car la pluie tombait toujours abondamment.

Peu de temps après j’étais déjà sur un pied de familiarité avec ces bonnes gens, et je causais avec eux comme un ami de longue date. Dans l’après-dînée je partageai leur pain de seigle, si nutritif, et bus avec eux le café de l’hospitalité. Et comme je n’avais, pour le moment, rien de mieux à faire que d’écouter les belles et touchantes histoires que me racontaient l’homme à un œil et sa femme, ce ne fut que le lendemain matin que je quittai la ferme.

Le récit que je viens de vous faire, cher lecteur, je l’ai appris ce soir-là dans la ferme isolée, qui jadis n’était formée que de deux huttes d’argile, mais qui maintenant est une belle métairie avec quatre vaches et deux chevaux.

Jean Braems et Trine, son excellente femme, travaillent ainsi qu’ils l’ont promis. Dieu a béni leur amour : trois enfants folâtrent autour d’eux et essuient tous les jours, sous de douces caresses, la sueur de leurs fronts.

Tout le monde est encore en vie ; le grand-père, bien qu’il ait déjà un pied dans la tombe, fume encore sa pipe auprès de la marmite aux vaches ; les deux mères, heureuses du bonheur de leurs enfants, travaillent encore, avec eux, à soigner le bétail et à diriger le ménage. Paul, le beau jeune homme, prend soin des chevaux, va à la charrue et moissonne pour son frère ; mais l’année prochaine, à Pâques, il va se marier avec la plus jeune des filles du sabotier.

Chaque soir toute la famille prie pour le vieux docteur, car c’est lui qui a rendu la vue à Jean ; c’est lui qui, par sa généreuse protection, a transformé les humbles chaumières en une métairie prospère.

Ainsi donne Dieu à ceux qui font le bien et à ceux qui s’en montrent reconnaissants, une longue et heureuse vie sur cette terre !