Le Conscrit (Conscience)/6
VI
Le lendemain, au point du jour, Trine se remettait en route, le sac sur le dos et le soldat aveugle derrière elle.
Le gazon qui bordait le chemin et les brins de bruyère étincelaient sous les premiers feux du soleil comme s’ils eussent été semés de diamants, et les aiguilles des sapins, humides de rosée, semblaient couvertes d’argent mat. À l’orient, l’horizon se teignait de pourpre et d’or ; dans le lointain, sur la lisière du bois, les vapeurs nocturnes s’élevaient, flottant entre la terre et le ciel. Le chœur des oiseaux était éveillé et remplissait l’air d’une pluie de notes joyeuses ; l’industrieuse abeille voltigeait en chantant sur le thym fleuri ; hannetons, papillons, cigales, voletaient et folâtraient à la ronde ; tout souriait au lever de ce beau jour, tout saluait le retour de la lumière renaissante !
L’excellente jeune fille se trouvait aussi, sans le savoir, à l’unisson des joies de la nature. De temps en temps, elle chantait d’une voix enthousiaste quelques mots d’une chanson quelconque, ou balbutiait des paroles sans suite pour donner issue à la joie qui gonflait son cœur. Depuis longtemps déjà, le soldat marchait gardant le silence, il le rompit enfin :
— Chère Trine, comme tu es gaie ! C’est sans doute parce qu’il va faire beau. Je ne puis rien y voir, mais j’entends les oiseaux dire bonjour au soleil et les abeilles bourdonner joyeusement à mes pieds.
— Non, Jean, ce n’est pas pour cela, répondit la jeune fille en lui prenant la main ; approche-toi un peu ; j’ai quelque chose à te raconter. Ce n’est qu’un rêve, et je l’avais pour ainsi dire tout à fait oublié ; mais depuis que je suis bien éveillée, il m’est revenu clairement en mémoire. C’est bien bon de rêver, n’est-ce pas, Jean ?
— Quelquefois !
— Oui, mais je veux parler des beaux rêves. Je n’ai jamais été plus heureuse que cette nuit en dormant ; je ne donnerais pas mon rêve pour vingt couronnes, et c’est pourtant terriblement d’argent. C’est bien dommage, Jean, que les songes ne soient pas des vérités !
— Qu’as-tu donc rêvé de si beau, Trine ?
— Tu y es pour quelque chose, Jean, comme tu le penses bien. Oh ! c’est si beau ! écoute plutôt. La fermière, — que Dieu l’en récompense, la brave femme, — m’avait menée coucher dans une toute petite chambre. Quand je fus seule, j’allai m’agenouiller et prier devant la sainte Vierge qui se trouvait sur la cheminée. Je ne sais combien de temps je suis restée, à genoux ; mais, quand je me levais, la tête me tournait et j’étais presque hors de moi : cela me semblait ainsi du moins. Cependant, la lune s’était levée et brillait si claire à travers la petite fenêtre que la chambre en était toute bleue et toute drôle. Je posai le front contre les carreaux pour me rafraîchir le cerveau, et je me jetai ensuite sur le lit à demi vêtue pour être prête, de bonne heure le lendemain. Mais je ne pus dormir ; car la lune donnait justement dans mes yeux, et j’étais comme forcée de regarder l’homme au fagot qu’on y voit[1]. Me suis-je endormie enfin, je ne puis le dire ; mais cela doit être, car écoute ce qui m’est arrivé. Tout d’un coup, la lune eut une bouche et de magnifiques yeux bleus ; elle prit des couleurs comme une pomme d’api, et me sourit avec tant de bienveillance que je m’en sentis tout émue. De ma vie, je n’ai vu une femme aussi belle et aussi aimable ; s’il s’en trouvait une pareille au monde, les hommes se mettraient sûrement à genoux devant elle. Je le crois bien qu’ils le feraient ! mais écoute. Peu à peu, la lune eut des bras et une longue robe avec de grandes fleurs d’or ; sur sa tête se posa une couronne d’argent avec sept étoiles brillantes ; sur son bras, elle portait un enfant plus beau que les petits anges du paradis. Mon Dieu, Jean, c’était la sainte Vierge de la cheminée, devenue vivante, et qui, Notre-Seigneur, dans les bras, me souriait du haut du ciel et me faisait signe… Et puis, ce fut plus beau encore ! Comment étais-tu venu dans ma chambre, je n’en sais rien ; mais tu étais assis sur une chaise auprès de la fenêtre, et, avec tes yeux aveugles, tu regardais aussi la sainte Vierge ; tous deux nous tombâmes à genoux et tendîmes les bras vers la fenêtre, comme si nous eussions appelé la Mère de Dieu. Tout d’un coup, elle descendit doucement, s’approcha de plus en plus, et, passant à travers les carreaux, arriva jusque dans la chambre. Elle dit quelque chose au petit Jésus, l’enfant posa le doigt sur tes yeux, et toi, Jean, tu poussas un cri de joie en disant : Je vois ! je vois ! Hélas ! j’en fus tellement frappée que je m’éveillai en sursaut et tombai à bas du lit… et ce n’était pas vrai ! Ce n’était qu’un rêve ; car la lune brillait encore au ciel avec l’homme dedans, et la sainte Vierge était tranquille et immobile sur la cheminée… N’est-ce pas un beau rêve, pourtant ?
La jeune fille se tut et attendit une réponse. Jean dit au bout d’un instant :
— Trine, comme tu sais bien raconter ! Mon cœur palpitait de joie pendant que tu parlais ; je croyais tout voir ; et quand tu as dit que Notre Seigneur me touchait les yeux, j’ai senti quelque chose que je ne puis dire ; et puis j’ai vu la sainte Vierge, mais si bien vu que je pourrais dessiner sur le sable les fleurs d’or qui brillaient sur sa robe !
— Quelles fleurs y as-tu vues, Jean ?
— De grandes roses…
— Moi aussi ; c’est surprenant !
— Et des lis comme il y en avait tant, l’année dernière, dans le jardin du brasseur.
— Moi aussi j’y ai vu des roses et des lis ! Comment cela se peut-il ? J’en perds la tête.
— Ah ! ma bonne amie, dit Jean avec un soupir, ne te laisse pas tromper par une fausse espérance. Songe est mensonge, dit le proverbe ; ce n’est qu’une consolation que Dieu nous a envoyée pendant le voyage.
— C’est égal ! s’écria la jeune fille avec joie, il me semble que, depuis cette nuit, j’aime encore mieux la Mère de Dieu qu’auparavant… Quand nous serons à la maison, j’irai demander au sacristain du papier d’argent pour faire à la Vierge du tilleul une couronne de sept étoiles… et si jamais en notre vie nous pouvons le faire, elle aura aussi une robe avec des fleurs d’or. Mais avançons un peu plus vite avant que le soleil soit plus haut, et prends le bâton, car le sentier devient étroit et raboteux. Je crois que nous nous sommes perdus avec toutes ces causeries.
— Chère Trine, il faut faire attention au chemin, car mes jambes commencent à se fatiguer ; je sens que je ne pourrai marcher pendant dix heures aujourd’hui.
— Ne t’inquiète pas, Jean, répondit la jeune fille en ralentissant le pas ; sur une bruyère unie comme celle-ci, on arrive toujours… et je vois là-bas deux tours, Moll et Baelen, comme on nous l’a dit ce matin.
— À quelle distance sont-elles, Trine ?
— Une lieue et demie environ. Pourras-tu ce matin aller jusque-là ?
— Oui, en nous reposant de temps en temps en chemin.
— Tu n’as qu’à dire quand tu seras las. Maintenant, taisons-nous ; autrement tu te fatiguerais plus tôt…
Cependant le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon et commençait à verser sa lumière comme un torrent de feu sur la bruyère. La chaleur devint si ardente, que la sueur coulait à grosses gouttes sur le visage des deux voyageurs haletants. Toutefois le soldat ne se plaignait plus de la fatigue et marchait courageusement derrière sa conductrice. Il n’avait rompu le silence que pour dire que ses yeux le faisaient souffrir, comme si le brûlant éclat du soleil en eût accru l’inflammation.
Après une grande heure de marche, la jeune fille s’arrêta brusquement sans dire un mot à l’aveugle. Celui-ci fut surpris de l’incident :
— Trine, dit-il, que vois-tu donc que tu t’arrêtes ainsi tout d’un coup ?
— Jean, répondit Trine avec une certaine tristesse, j’ai fait du beau ! Dieu sait combien nous sommes loin de notre chemin ; nous voici devant un large ruisseau qui coupe toute la bruyère, et je ne vois nulle part de pont pour passer outre…
— C’est fâcheux, dit Jean avec un soupir, je suis si las. L’eau est-elle profonde ?
— Oh ! non, je te l’ai dit, c’est un large ruisseau ; je vois très-bien le fond : on en aurait jusqu’aux genoux.
— Eh bien, Trine, essayons de passer ; cela nous épargnera la peine de retourner sur nos pas.
— C’est impossible, Jean, les bords sont trop hauts ; tu ne saurais ni descendre, ni remonter… Allons, pourtant, faisons de nécessité vertu !
Elle amena l’aveugle au bord du ruisseau, jeta le sac sur l’autre rive et se laissa glisser dans l’eau ; le jeune homme l’entendit :
— Que vas-tu faire, Trine ? demanda-t-il.
— Jette tes bras à mon cou et tiens-toi bien, répondit la jeune fille, qui prit le soldat par la main, l’attira vers elle et le contraignit doucement à obéir à son ordre, malgré ses observations.
Chargée de son lourd fardeau, elle gagna d’un pas chancelant l’autre bord et dit :
— Jean, voici des saules ; tiens-toi ferme aux branches : je t’aiderai.
Le soldat fit ce que lui recommandait Trine et atteignit la rive sans trop de peine. La jeune fille le rejoignit et secoua l’eau qui avait éclaboussé ses vêtements.
— Oh ! dit l’aveugle, tu es la bonté et le dévouement même, Trine… Je suis bien triste de ne pouvoir te récompenser de l’affection et de la pitié que tu as pour moi.
— Allons donc, Jean, dit-elle en l’interrompant, cela vaut bien la peine d’en parler ! Je t’ai porté de l’autre côté de l’eau, voyez la belle affaire ! Le soleil aura bientôt séché mes habits. Remettons-nous en route tout doucement. Dans une demi-heure, nous arriverons au premier clocher ; ce doit être Moll : nous nous y reposerons longtemps.
— L’eau du ruisseau est-elle claire ? demanda le jeune homme.
— Comme du verre ! As-tu soif ? Attends ; je puis bien me mouiller encore un peu : je vais te donner Un bon coup à boire.
Elle détachait déjà du sac la gamelle de fer-blanc ; mais le soldat reprit :
— Non, Trine, ce n’est pas pour cela. Mes yeux me font bien mal : donne-moi un peu d’eau et un linge pour les laver ; cela me soulagera tant !
La jeune fille entra dans le ruisseau et remplit la gamelle de l’eau la plus limpide ; elle revint à l’aveugle, tira de son sein un linge blanc, et lui dit :
— Assieds-toi et laisse-moi laver tes yeux, autrement tu rempliras d’eau tes habits.
Le soldat obéit et s’assit sur le gazon en tournant le dos au soleil. Trine ôta de son front la visière verte et se mit à rafraîchir ses yeux avec le linge mouillé, et comme le soldat disait en ressentir un grand bien, elle ne s’en tint pas là et lava son front et son visage, lorsque Jean repoussa doucement sa main en disant :
— Assez, Trine, assez !
Et comme elle s’écartait de quelques pas pour reprendre la visière, l’aveugle bondit soudain, poussa un grand cri, et, les mains tendues vers son amie, resta debout, tremblant de tous ses membres, tandis que des sons inintelligibles s’échappaient de sa bouche.
— Mon Dieu, Jean, qu’as-tu ? s’écria la jeune fille en courant à lui avec une exclamation d’effroi.
Mais lui, comme égaré, la repoussait doucement et disait d’une voix suppliante :
— Trine, Trine, va-t’en !… plus loin ! à la même place ! Oh ! je t’en prie !
Surprise du ton de sa voix et de la joie incompréhensible qui illuminait ses traits, elle condescendit à la prière de l’aveugle et se plaça à quelques pas de lui. Jean ouvrit ses yeux éteints, et levant les bras au ciel :
— Trine !… mon Dieu !… je t’ai vue !… Mon œil gauche n’est pas tout à fait mort !
Comme si elle eût été frappée de la foudre, la jeune fille fut saisie d’un tremblement fébrile ; elle s’approcha du soldat d’un pas chancelant et s’écria :
— Non, non, Jean, ce n’est pas vrai ! Ne me fais pas mourir de joie ! La lumière du soleil t’a trompé, pauvre garçon !
— Je t’ai vue ! criait le soldat hors de lui de joie ; dans les ténèbres, comme une ombre ! Mon œil gauche n’est pas mort, te dis-je. Chère Trine, c’est ton rêve de cette nuit !
Un cri perçant s’échappa du sein de la jeune fille, qui s’affaissa toute frémissante sur ses genoux, et, les mains tendues vers le ciel, murmura une douce prière de remerciement. Le soldat la vit, bien qu’indistinctement et comme une forme indécise ; il se laissa tomber à genoux auprès d’elle.
Trine, absorbée par son extatique action de grâces, ne le remarqua pas, et demeura quelques instants dans une complète immobilité. Enfin, calmée par la prière même, elle tourna la tête et s’écria :
— Ciel ! tu as vu ce que je faisais ?
— Je l’ai vu ! dit Jean avec transport.
— Ah, bonne Vierge ! s’écria Trine en fondant en larmes, sainte Mère de Dieu, c’est vous qui l’avez fait !
Je ne l’oublierai jamais, jamais ! et tous les ans j’irai pieds nus en votre honneur à Montaigu[2].
Après cette fervente aspiration de gratitude, ses forces parurent l’abandonner. Elle appuya le bras sur l’épaule de Jean, cacha son visage sur le sein du soldat, et se mit à pleurer silencieusement. Le jeune homme n’était pas moins ému qu’elle ; à lui aussi les paroles manquaient pour exprimer tous les sentiments qui débordaient de son cœur. Tout un avenir de reconnaissance, d’amour et de félicité s’était ouvert devant lui et le ravissait dans la contemplation de la vie bienheureuse qui lui était promise.
Enfin Trine se leva et renoua, avec mille exclamations joyeuses, la visière verte devant les yeux de son ami, elle mit le sac sur son dos, prit le jeune homme par la main, et tous deux se remirent en route d’un pas léger, tandis que la jeune fille exprimait son bonheur par ces paroles :
— Ô cher Jean, je ne sais ce que j’ai, mais je voudrais danser et sauter de joie : maintenant je marcherais vingt heures encore sans ressentir de fatigue.
— Moi aussi, Trine, répondit le soldat ; il me semble que je pourrais voler ! Ô mon amie, si mon œil gauche pouvait être guéri ! quel bonheur, quel bonheur ! Mon cœur bat quand j’y pense.
— Guérir ? tu guériras ! la sainte Vierge y veillera dans le ciel… Ne vois-tu pas que la main de Dieu s’en mêle ? et mon rêve de cette nuit !
— Chère Trine, chère Trine ! s’écria le jeune homme en pressant sa main d’une frémissante étreinte, si c’était vrai, vois un peu quelle heureuse vie nous aurions sur la terre ! Nous ferions ce que tu m’as si généreusement promis ; nous nous marierions. Je travaillerais comme un esclave, mais avec courage, avec bonheur ; toi, ma femme bien-aimée, tu n’aurais plus rien à faire que te reposer…
— Non pas, Jean, dit Trine en souriant ; tu penses sans doute que mes bras pourraient s’habituer à la paresse ; c’est ce que tu verras !
— C’est égal, reprit le jeune homme, tu ne ferais que ce que tu voudrais, et rien de plus. Et nos parents, Trine, comme ils seraient heureux jusqu’au dernier jour de leur vieillesse, au milieu de notre amour et de nos soins ! J’abattrais le mur qui sépare nos deux chaumières et n’en ferais qu’une seule maison, pour que nous pussions demeurer tous ensemble. Ce serait un paradis de joie et de bonheur !
— Oh ce que tu dis est beau, dit la jeune fille d’une voix émue… Le mur tombera dès notre arrivée, et alors le grand-père, nos deux mères, Paul, toi et moi, et jusqu’à nos bêtes, nous pourrons, toujours nous voir, toujours être ensemble. Quelle vie ! quelle vie !
Trine battit des mains de joie comme un enfant.
— Et puis, poursuivit Jean, nous avons trop peu de terres pour y pouvoir toujours travailler et pour mettre de côté. Je serai marchand de déchets de sapins, et peu à peu de bois et de fagots. Alors il faudra songer à avoir quelque chose sous la main pour le temps à venir ; car…
La voix du jeune homme s’affaiblit, et il dit presque inintelligiblement :
— Car, s’il plaît à Dieu, notre ménage s’agrandira peu à peu…
Il s’arrêta, car au même instant la jeune fille porta les mains à ses yeux, et Jean l’entendit pleurer et sangloter :
— Pourquoi mes paroles t’attristent-elles ? demanda-t-il.
La jeune fille reprit sa main, la pressa doucement, et répondit en soupirant :
— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! ne parle plus de ces belles choses. Mon cœur se brise à t’entendre… mais c’est de joie seulement… Jean, je suis si heureuse que j’en perdrai la tête si tu continues à parler du paradis qui nous attend…
— Et moi donc, Trine ! je ne puis me taire : mon cœur déborde. Laisse-moi continuer et dis aussi quelque chose. Ainsi nous arriverons pleins de joie, et sans le savoir, à Moll pour nous reposer.
Le soldat se reprit à dérouler de nouveau les heureuses perspectives entrevues, et fit apparaître aux yeux de la jeune fille vivement touchée le magique avenir d’une existence passée à deux tout entière, et dont ils savouraient par avance les ineffables félicités.
Enfin ils approchèrent d’une grande commune. Trine
donna le sac à Jean, et la main dans la main ils entrèrent
dans le village.