Le Congrès religieux de Chicago et la Réunion des Églises

Le Congrès religieux de Chicago et la Réunion des Églises
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 797-826).
Le congrès religieux de Chicago et la réunion des églises


The World’s Parliament of Religions, held in Chicago in connection with the Columbian Exposition of 1893 (11-27 sept.) by the Rev. John Henry Barrows ; 2 vol. in-8o ; Chicago, 1893.

Il y a dans les sociétés, comme chez les individus, un instinct de conservation qui les porte à s’unir, à serrer les rangs, quand elles se sentent menacées par un ennemi public et redoutable. Une voix secrète les avertit alors que ce qu’elles ont en commun importe plus que ce qui les sépare, et que la chose essentielle, après tout, n’est pas de faire ressortir leur propre et original caractère, mais de vivre ! C’est ce sûr instinct qui, au moyen âge, produisit le mouvement des croisades : on vit alors les peuples chrétiens de l’Europe faire trêve aux guerres féodales ou internationales, se lever en masse et s’unir à la voix des Pierre l’Ermite et des saint Bernard pour refouler les Sarrasins et reconquérir la Terre-Sainte. C’est au même instinct qu’obéirent les empereurs grecs quand, menacés par les Turcs, ils envoyèrent des députés aux papes Urbain V et Eugène IV, et que l’un d’entre eux vint même au Concile de Florence (1439) travailler à la réunion des Églises grecque et latine. De nos jours, les progrès du matérialisme et de l’irréligion qui ne reconnaissent ni Dieu ni maître, et le développement de leurs conséquences sociales, — le socialisme révolutionnaire et l’anarchie, — ont produit un effet semblable sur les différentes confessions chrétiennes. Elles sentent de plus en plus clairement qu’elles ont mieux à faire que de chercher à se convertir ou à s’exterminer, par la controverse ou la persécution ; qu’il s’agit de défendre le foyer même de toute religion, l’autel du vrai Dieu, la croix du salut et, en même temps, qu’il est urgent de porter les secours de la foi aux indifférens et les consolations de la charité à la foule des misérables. C’est là le sens de l’avertissement qu’Alexandre Vinet adressait aux croyans des deux confessions, il y a plus de quarante années :

« Catholiques ! vos dangers ne sont pas dans le protestantisme ; protestans, vos dangers sont encore moins dans le catholicisme. Les uns et les autres, vous avez un autre ennemi : c’est l’athéisme qui, du sein de la confusion de toutes les idées et du tumulte de toutes les passions, élève sa tête hideuse et promène ses regards satisfaits sur un siècle sans foi[1] » !

Les deux Églises ne sont pas restées sourdes à cet appel, et depuis cette époque environ on peut relever bien des symptômes de rapprochement, bien des tentatives d’accord qui ont abouti, en certains cas, à une réconciliation.


I

L’honneur d’avoir fait les premiers pas, dans cette voie, appartient aux historiens. Quoi d’étonnant ? L’histoire n’est-elle pas comme le jugement de la postérité, qui rend à chacun ce qui lui est dû ? Que de préjugés confessionnels ont fait tomber chez les protestans les belles leçons de M. Guizot sur l’histoire de la civilisation et les études, non moins impartiales, de Léopold Ranke sur l’histoire des papes ; et chez les catholiques, les mémoires de Charles de Villers et du chanoine Dœllinger sur les bienfaits de la réformation de Luther ! Partis de points de vue opposés, mais ne cherchant que la vérité, ces écrivains en étaient venus à constater que les papes et les réformateurs, chacun à leur tour, à l’heure marquée par Dieu, avaient rendu service à la cause de la liberté des âmes, aux bonnes mœurs, et au progrès de l’esprit humain.

Après l’histoire, la politique, qui à sa manière, elle aussi, est l’art des transactions, a rapproché les nations chrétiennes jadis séparées par les barrières du dogme. On a vu la reine Victoria, héritière de ces rois d’Angleterre qui avaient interdit à tout prêtre « papiste » de mettre le pied en Grande-Bretagne sous peine de mort, envoyer à Rome un agent diplomatique pour négocier avec le pape l’apaisement des catholiques d’Irlande. Les rois de Prusse de leur côté, après avoir réuni en une seule Église leurs sujets calvinistes et luthériens, ont accordé des libertés de plus en plus grandes à l’Église catholique. Bien plus ! l’empereur de l’hérétique Allemagne a choisi le pape pour arbitre dans son conflit avec S. M. Catholique au sujet des îles Carolines, et s’est incliné avec respect devant le verdict du Saint-Père. Il n’est pas jusqu’à la schismatique Russie qui, subissant l’attrait invincible d’un grand pape, digne héritier des Innocent III et des Eugène IV, n’ait fait des pas vers Rome, dans l’intérêt de ses sujets catholiques de Pologne, et c’est hier que le tsar accréditait M. Iswolsky comme ministre auprès du Saint-Siège.

La critique biblique et surtout les institutions de bienfaisance ont à leur tour contribué à cette œuvre d’apaisement des esprits. Les exégètes, renonçant à l’interprétation allégorique, ont cessé de se combattre à coups de textes des Saintes Écritures, comme faisaient les controversistes du XVIe et du XVIIe siècle ; les protestans, par exemple, ont renoncé à identifier la papauté avec la bête de l’Apocalypse, le pape avec l’Antéchrist, et à taxer le culte catholique d’idolâtrie. La croix, qui hier encore, dans le Midi de la France, était considérée par les huguenots comme un symbole de la tyrannie catholique, commence à reparaître au pinacle des temples protestans. L’institution des diaconesses protestantes a été fondée sur le modèle des « sœurs de charité » ; et les conférences de Saint-Vincent de Paul, organisées par Ozanam pour moraliser la jeunesse, ont suggéré aux protestans la création des « Unions chrétiennes de jeunes gens ».

Il n’est pas rare de voir des ecclésiastiques des deux confessions concourir aux mêmes œuvres. C’est ainsi que le révérend Chapman, recteur d’une des paroisses anglicanes de Londres, soutint jusqu’au bout, au moyen de collectes faites parmi ses ouailles, l’œuvre que le Père Damien, prêtre belge, avait entreprise chez les lépreux de l’île Molokaï (Sandwich). Et lorsque ce dernier eut succombé victime de son dévouement vraiment héroïque, après seize années de ministère, ce fut le pasteur qui prit l’initiative de fonder la Société du Père Damien pour l’étude et le traitement de la lèpre (1889). Qui ne sait encore l’accueil enthousiaste que le cardinal Lavigerie trouva en Angleterre quand, il y a cinq ans, il alla y plaider la cause de la croisade anti-esclavagiste ? « Vous savez le vœu que je forme, — s’écria-t-il devant un auditoire composé mi-partie de catholiques et de protestans, — ce vœu, c’est de voir les haines qui séparent les chrétiens s’affaiblir et cesser, en présence des attaques toujours plus nombreuses de l’athéisme (1889). »

Les catholiques, de leur côté, deviennent plus tolérans pour ceux qu’ils traitaient naguère d’hérétiques, ils ne craignent plus de s’associer à eux pour des œuvres morales et philanthropiques. C’est ainsi qu’au Congrès pénitentiaire de Paris (21-24 mai 1893), on a vu abbés, pasteurs et rabbins, sœurs de charité et diaconesses travailler et vivre côte à côte, avec la plus édifiante confraternité. Ici, encore, le ton a été donné par Léon XIII, avec la hauteur de vues et l’esprit vraiment apostolique qui le distinguent. Il vient d’en donner une preuve solennelle dans l’Encyclique du 20 juin, par laquelle il invite les païens, les schismatiques et les protestans à se rallier dans l’unité de la foi et de la connaissance de Jésus-Christ. Quand M. Paul Desjardins lui a exposé le programme de son Union pour l’action morale, le pape lui a dit qu’il verrait toujours avec satisfaction des catholiques, et notamment des prêtres, participer à désœuvrés entreprises par des juifs ou des protestans de bonne volonté. Le pape n’aurait certes désavoué ni le beau panégyrique que l’évêque de Fréjus a fait en octobre dernier d’un marin protestant, l’amiral Jauréguiberry, ni les éloges que des écrivains catholiques, des prélats même, ont décernés aux livres, si profondément imbus d’esprit chrétien, du pasteur Wagner[2].

Jusqu’ici, nous n’avons passé en revue que des actes individuels, à titre de symptômes de l’évolution qui rapproche les esprits d’élite dans les confessions catholique et protestante[3]. Mais il y a plus, et des tentatives ont été faites depuis vingt ans, avec des succès divers, pour réconcilier des groupes entiers d’Églises. C’est ce que nous allons maintenant examiner.

L’initiative a été prise par un catholique indépendant, le chanoine Ignace Dœllinger[4]. Le savant professeur de Munich, n’ayant pu souscrire en conscience au dogme de l’infaillibilité du pape, cherchait à se consoler de sa rupture avec l’Église romaine, en fraternisant avec d’autres schismatiques. À la suite de conférences sur la réunion des Églises, données par lui à Munich (1872), un comité de vieux catholiques d’Allemagne convoqua à Bonn des représentans, clercs et laïques, des églises anglicane, russe, et grecque orthodoxe. Dans trois conférences tenues à Bonn, en 1873, 1874 et 1875, ces délégués, réunis aux vieux catholiques d’Utrecht et de Suisse, adoptèrent, comme traits d’union les symboles des conciles œcuméniques des huit premiers siècles, antérieurs au grand schisme d’Orient. Des relations régulières s’établirent entre les Églises orthodoxes de Grèce et de Russie et les Églises anglicane et ancienne catholique. Malheureusement, au dernier congrès vieux-catholique tenu à Lucerne (1892), le levain sectaire a prévalu sur l’esprit vraiment catholique, qui avait animé les initiateurs du mouvement. Des orateurs ont fait entendre des récriminations amères à l’adresse du pape Léon XIII, et le congrès a voté une première résolution où il est dit : « que l’ancien catholicisme n’est pas seulement une protestation contre les nouveaux dogmes du Vatican, mais encore un retour au vrai catholicisme de l’ancienne église une et indivisée, par l’élimination des corruptions contenues dans le système de l’Église papiste et jésuitique. » Singulière façon de préparer l’union des Églises que d’excommunier par avance le pape et l’Église catholique romaine, la plus considérable de toutes ! Aussi cette tentative, si l’on continue dans la voie d’exclusion où l’on est entré, nous paraît-elle condamnée à échouer misérablement.

Léon XIII a été mieux inspiré lorsqu’il a invité les Églises orthodoxes et schismatiques d’Orient à participer aux solennités eucharistiques de Jérusalem. Le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, a été délégué spécialement par le pape pour présider à ces solennités, qui ont attiré environ 3 000 pèlerins et étrangers et ont fourni l’occasion d’un congrès entre les prélats grecs et latins (15-21 mai 1893). La base d’union paraissait de prime abord très heureusement choisie. Quoi de plus séduisant que la pensée de réunir les chrétiens autour de la table eucharistique, symbole du sacrifice qui a réconcilié Dieu et les hommes ! Quel plus beau modèle à présenter aux dissidens que le spectacle de cette première Église de Jérusalem dont saint Luc nous dit que : « tous ses membres persévéraient dans la doctrine des Apôtres et vivaient en communion fraternelle, par la fraction du pain et par les prières (Actes II, 42). » Voilà, semble-t-il, la meilleure formule d’union : unité dans la foi apostolique, dans l’eucharistie et dans la prière, et liberté dans les rites et usages liturgiques. Sur ce second point, le cardinal Langénieux a été parfaitement explicite : « La multiplicité des rites est non seulement tolérée par le Saint-Siège ; elle est nécessaire, parce qu’elle répond, dans les différens pays, à des besoins impérieux, qu’elle sauvegarde des droits acquis et qu’elle respecte des libertés nationales. »

Malheureusement, le vieil esprit dogmatique et autoritaire l’a emporté ; on a interprété le verset de saint Luc dans un sens très éloigné de la pensée de l’évangéliste. La doctrine des Apôtres, ce serait tout le système des dogmes décrétés par les conciles ou les papes, y compris le filioque, cause du schisme d’Orient ; la « fraction du pain » ne serait autre que la messe catholique, avec le dogme de la présence réelle. En outre, on demandait aux Grecs de reconnaître la suprématie du pape[5]. Or, par ces conditions restrictives, on a exclu de l’union les protestans, d’un côté ; et, de l’autre, on a rendu bien difficile la réunion des chrétientés orientales, très attachées à leurs patriarches, et pour qui le mot « confession » est devenu synonyme de « nationalité ».

Chicago offrait un terrain plus favorable que Lucerne ou Jérusalem, pour la réunion d’un congrès des religions. Cette ville, admirablement située sur les rives du lac Michigan, qui est comme la Méditerranée de l’Amérique du Nord, se trouve au centre de ce continent, à peu près à égale distance de l’Europe et de l’Asie, et l’Exposition colombienne, avec ses merveilles, y offrait un attrait de plus pour les étrangers. D’ailleurs, aux États-Unis, l’atmosphère religieuse est plus libre, plus dégagée des nuages orageux qui planent si souvent menaçans à l’horizon du vieux monde. Les dix races qui s’y croisent, au lieu d’être séparées et cantonnées dans des Églises hostiles, comme en Orient, sont étroitement mêlées et, dans ce contact, ont sacrifié leurs préjugés particuliers, pour former une seule nation, qui a un sentiment très vif, tout ensemble, de son indépendance et de sa grandeur cosmopolite. Les Églises, de leur côté, affranchies de tout lien avec l’État, vivent uniquement des offrandes des fidèles ; la participation des laïques aux affaires de leur Église préserve le clergé de l’esprit clérical et rapproche les uns de l’autre dans le sein d’une même patrie, également aimée de tous, parce qu’elle respecte et protège également la liberté de tous les cultes. Le révérend John Henry Barrows, pasteur de la première Église presbytérienne de Chicago, fut donc bien inspiré, quand il conçut le projet de convoquer un congrès religieux dans cette jeune capitale de la civilisation occidentale. Avec un coup d’œil vraiment génial, il comprit le parti qu’on pourrait tirer, pour le réveil du sentiment religieux et pour l’union des Églises, de leur contact avec les religions non chrétiennes ; il résolut d’élargir, comme on dit là-bas, la plateforme du congrès et d’y inviter les représentans de toutes les grandes religions de la terre.

Cette idée d’une conférence entre les ministres de cultes différens est-elle absolument nouvelle, originale ? Évidemment non ; elle a dû venir à l’esprit de tout homme supérieur, de tout souverain philosophe, mis en présence des dissensions religieuses. Elle a sans doute guidé Alexandre Sévère quand il établissait dans son palais cette singulière chapelle, où Jésus-Christ avait une statue à côté d’Apollon et de Socrate ; peut-être a-t-elle hanté la grande âme de Marc-Aurèle. Mais c’est dans l’Inde du XVIe siècle qu’on en trouve la réalisation première, et, chose étrange, l’honneur de cette initiative pacifique revient à un descendant de ces conquérans mongols qui avaient dévasté l’Asie et fait trembler l’Europe, à l’empereur Akbar, arrière-neveu de Tamerlan.

Vers 1574, ce prince, que Renan a surnommé le Marc-Aurèle de l’Hindoustan, fit bâtir à Fathpour-Sikri, sa capitale, un édifice appelé l’Ibadat Khana, qui se composait de six grandes salles, où se réunissaient, tous les jeudis soir, les savans et croyans des sectes diverses, pour y discuter les questions religieuses. La salle Ouest était réservée aux Saïds, descendans du prophète ; la salle Sud était pour les ulémas ; la salle Nord, pour les cheiks et « les hommes de l’extase » sans doute les soulis ; la salle Est, pour les parias ; les deux autres salles pour les brahmanes et les chrétiens. L’Empereur visitait les salles tour à tour et prenait souvent sa part des entretiens qui se prolongeaient jusqu’au lendemain matin[6]. Mais à cette époque, dans l’Inde, les passions de race et de religion étaient encore trop vives ; un soir les ulémas, à bout d’argumens, montrèrent le poing à leurs adversaires soulis. Le tolérant grand Mogol dut adresser aux trop bouillans théologiens de sévères réprimandes. Les conférences de l’Ibadat khana se prolongèrent pourtant jusqu’après 1578 ; nous savons qu’en cette année deux missionnaires jésuites, venus de Goa, prirent part à une controverse avec les ulémas.

Les essais d’unification religieuse d’Akbar disparurent de l’Inde avec lui ; ils devaient être repris en Amérique, sous l’influence de l’étude comparée des religions. Vers 1860 parut à Boston une brochure intitulée : La Sympathie des religions. L’auteur, le colonel Thomas Wentworth Higginson, était un des héros de la guerre de sécession ; chargé de commander un des régimens de noirs, il y avait fait des prodiges de valeur. Après la guerre, il se mit à voyager dans les quatre parties du monde ; il observa les peuples et leurs usages, surtout leurs rites religieux et, revenu à Boston, il y fonda « l’Association religieuse libérale » qui est indépendante de toute secte. Dans sa brochure, le colonel Higginson, passant en revue les religions historiques, montrait les traits d’union qui les relient et exprimait cet avis que, sous toutes ces formes, diverses en apparence, il n’y a qu’une religion, dont les deux articles fondamentaux sont la paternité de Dieu et la fraternité humaine[7].


II

M. Barrows aurait pu prendre ces paroles du colonel Higginson, son précurseur, pour épigraphe de la circulaire qu’il lança dès les premiers jours de juin 1891 dans toutes les provinces du monde religieux. Cette circulaire, en effet, est animée des mêmes sentimens et les exprime, parfois, dans des termes semblables :

« Nous croyons que Dieu existe et qu’il ne s’est nulle part laissé sans témoignage ; nous croyons que la religion, par son influence, contribue à l’accroissement de la prospérité publique et qu’elle est la première force vive dans l’organisation sociale. Nous sommes convaincus que Dieu ne fait point acception de personne, mais qu’en toute nation il agrée les hommages de ceux qui le craignent et observent la justice ; c’est pourquoi nous invitons cordialement les représentais de toutes les croyances à nous aider à présenter au monde, à l’Exposition de 1893, les harmonies et les unités religieuses de l’humanité, et aussi à exposer les œuvres morales et spirituelles, qui sont à la racine du progrès.

« On se propose d’examiner les fondemens de la loi religieuse, de passer en revue les triomphes de la religion dans tous les âges, d’exposer sa situation chez les différentes nations et son influence sur la littérature, les beaux-arts, le commerce, le gouvernement et la vie de famille ; d’indiquer l’efficace de la religion pour faire avancer la tempérance et la pureté des mœurs, et son harmonie avec la vraie science ; de faire ressortir l’importance du jour de repos hebdomadaire : en un mot, d’accroître les forces qui pourront amener l’unité de l’espèce humaine dans le culte de Dieu et le service de l’homme. »

La circulaire définissait ensuite l’objet de ce « Parlement des religions », qui était, non pas d’instituer une controverse, mais de mettre en évidence les harmonies des religions entre elles. Un dernier paragraphe annonçait en raccourci le programme des travaux, calculé pour seize journées, à trois séances par jour, et qu’on peut résumer ainsi :

I. La religion en soi : universalité de la croyance en Dieu. L’idée d’un dieu unique, père de tous les hommes. Notions de la vie future.

II. La religion dans ses rapports avec : 1o la famille ; 2o les sciences, arts et lettres ; 3o la morale ; 4o les problèmes sociaux ; 5o l’humanité. La fraternité des peuples, la justice internationale et l’arbitrage.

III. La situation actuelle de la religion : perspectives d’union des Églises chrétiennes et d’union religieuse de la famille humaine. La religion universelle et dernière.

Si j’ajoute que, en même temps que ce congrès universel, devaient se tenir des congrès particuliers de toutes les Églises : catholique, presbytérienne, unitaire, israélite, etc., on avouera qu’il était impossible de tracer un programme plus large et qui répondît mieux à la majesté de la religion. Le règlement d’ordre n’était pas moins sage. On ne devait pas discuter en séance publique ; les débats et demandes d’explications étaient renvoyés à une section scientifique, qui siégea dans une plus petite salle, concurremment avec les séances de la salle Christophe-Colomb et où furent lus les mémoires d’un caractère moins populaire. Les représentans de chaque religion furent invités à exposer les lacunes essentielles de leur culte respectif.

Mais, malgré toutes ces mesures de prudence, les anciens conciles et synodes ont fait aux théologiens une si mauvaise réputation en fait de tolérance, que le projet d’un parlement des religions rencontra d’abord plus d’adversaires ou d’incrédules que d’adhérens. On lui prédit le sort de la tour de Babel. Sa propre Église refusa de seconder le pasteur Barrows dans son entreprise. Il essuya aussi, au dehors, plusieurs refus, entre autres, du sultan de Turquie, chef de l’islamisme ; de l’Assemblée générale de l’Église presbytérienne d’Amérique (1892) ; de la plupart des pasteurs de l’Église épiscopale des États-Unis. Un de ceux auxquels il fut le plus sensible fut celui de l’archevêque de Cantorbéry, primat de l’Église anglicane ; il était conçu en ces termes :

« Le christianisme est la religion unique. Je ne puis comprendre comment cette religion peut être regardée comme membre d’un parlement des religions, sans qu’on place les autres cultes sur un pied d’égalité avec elle. D’ailleurs, votre programme admet que l’Église de Rome est l’Église catholique et traite l’Église épiscopale d’Amérique et, par analogie, l’Église d’Angleterre comme étant hors de l’Église catholique ; or cette situation qui nous est faite est intolérable. »

Mais le pasteur Barrows est un de ces hommes de la trempe de Christophe Colomb, qui non seulement ont foi dans une idée, mais qui ont assez d’énergie pour lutter et, au besoin, souffrir pour elle, parce qu’elle s’identifie pour eux avec la cause du Christ. C’est un homme d’une quarantaine d’années, qui joint à l’ardeur du tempérament français le sang-froid et la persévérance d’un Anglo-Saxon ; son front large et dégarni est celui d’un penseur ; il a la bouche de l’orateur et le regard d’un hardi capitaine. Il réussit à faire partager ses vues à un laïque swedenborgien, M. Charles Bonney, président des divers congrès de l’Exposition ; au révérend Jenkin Lloyd Jones, pasteur de l’Église unitaire de « Toutes-âmes : » et à quelques femmes aussi intelligentes que généreuses : Mme Potter Palmer, présidente, Mme Charles Henrotin, vice-présidente du comité féminin d’administration, et lady Henry Somerset, qui s’est tant occupée des œuvres de tempérance, et de patronage des enfans.

Mais ce fut surtout l’adhésion des prélats catholiques américains qui décida du succès du congrès. Le docteur Keane, recteur de l’université catholique de Washington, un des hommes les plus savans et les plus concilians que j’aie rencontrés, fut chargé de présenter un rapport sur la question à un conseil des évêques catholiques réunis à Baltimore, sous la présidence du cardinal Gibbons, et, sur son avis favorable, les évêques se prononcèrent à l’unanimité pour la participation officielle. Cette décision fut, sans aucun doute, communiquée au pape, qui l’approuva. Dès le mois de mai 1893, 1e nombre des adhésions parvenues au comité était tel qu’on ne douta plus que le congrès serait en nombre suffisant.

Outre des centaines d’adhésions écrites, et de nombreux mémoires envoyés, cent soixante-dix délégués ont assisté en personne au parlement des religions ; ils représentaient environ un milliard deux cent mille âmes et peuvent se répartir ainsi :


Religions de la Chine (Taoïsme. Confucianisme, Bouddhisme). 4
— du Japon (Shintoïsme, Bouddhisme) 10
— de l’Indo-Chine et de Ceylan (Bouddhisme). 3
— de l’Hindoustan (Brahmanisme, Brahmo-somaj, Jaïnisme, Parsisme) 8
— diverses (Peaux-Rouges, Nègres. Polynésiens) 5
Judaïsme 12
Islamisme 2
Arménienne (Église chrétienne) 2
Grecque orthodoxe (Église) 4
Catholique romaine (Église) 18
Églises protestantes (y compris 18 dames déléguées) 100
Agnostiques 2
Total 170

J’ai décrit, ailleurs, l’aspect bigarré, le spectacle pittoresque, qu’offrait cette assemblée de prêtres, de théologiens laïques de vingt races, de seize religions différentes. Au premier coup d’œil on n’apercevait que des contrastes : entre ces hommes, aucun lien ni de race, ni de langue, ni de culte. Mais, en y regardant de plus près, on lisait dans tous les yeux une expression de bienveillance, une aspiration commune, ce je ne sais quoi qui pousse tout homme digne de ce nom à lever les yeux au ciel et à y chercher le secours d’une puissance invisible, dont il dépend, et puis le sentiment de solidarité dans la souffrance, l’ardent désir de se concerter pour triompher du mal. Oui ! c’était bien là le double sentiment qui avait fait venir des extrémités du monde asiatique ces types de race et de religion naguère hostiles l’une à l’autre.

Dès la séance d’ouverture, ces sentimens trouvèrent d’éloquens interprètes :

« Dans ce congrès, s’écria M. Charles Bonney en souhaitant la bienvenue aux délégués étrangers, religion signifie amour et adoration pour Dieu, amour et service des hommes. On ne demande à personne ici d’abjurer ses croyances, ni même de faire le moindre compromis avec ses convictions. Nous ne prétendons pas davantage attribuera toutes les religions un mérite égal. Ce que nous voulons, c’est former la sainte ligue de toutes les religions contre l’irréligion et les amener toutes à conserver entre elles des rapports fraternels, pour le bien des mœurs, pour le progrès de la charité et du respect mutuel. »

Et Mgr Redwood, archevêque catholique de la Nouvelle-Zélande, fit écho à cet appel d’un laïque protestant, par la déclaration suivante :

« Je ne prétends point, en tant que catholique, posséder toute la vérité et être en état de résoudre tous les problèmes. Je sais apprécier la charité et tout élément de vérité en dehors de mon Église. Christ seul a pu dire : Je suis la vérité. Partout où il y a une vérité, il y a quelque chose de digne du respect, non pas seulement de l’homme, mais de Jésus-Christ, cette incarnation de Dieu… L’homme n’est pas seulement un être moral, il est un être social. Or la condition de son développement, de sa prospérité, c’est qu’il soit libre, libre non seulement en matière politique, mais en matière religieuse. Aussi faut-il espérer qu’aujourd’hui commencera une ère nouvelle, où, dans tout l’univers et dans chaque nation, sera extirpée cette idée qu’on doit opprimer l’homme pour cause de religion. C’est la charité seule qui peut amener les âmes à la lumière. »

Voilà certes un beau langage, digne de l’âge d’or du christianisme, et auquel les évêques d’Europe ne nous ont guère habitués. Si on le rapproche des paroles hautaines par lesquelles le primat de l’Église anglicane avait motivé son refus, il est permis de se demander quel est le vrai apôtre de la tolérance, du prélat catholique ou du primat protestant ?


III

Le congrès religieux de Chicago, — s’il n’a été ni un concile, ni un parlement en ce sens qu’on n’y a ni discuté, ni voté, ni excommunié personne, — a eu du moins les caractères d’une assemblée vraiment œcuménique. C’étaient des hommes de foi, venus de tout pays et de toute Église, qui se réunissaient, avec le désir sincère et ardent d’aborder les plus urgens problèmes de la religion et de la philanthropie. On trouvera dans les deux volumes du Hev. Barrows les témoignages recueillis sur ces questions et sur la situation religieuse des pays représentés. Nous nous contenterons ici d’en marquer les trois traits principaux : l’attitude réciproque des païens et des organes du christianisme ; les rapports de ces derniers avec le judaïsme ; enfin et surtout le rapprochement qui s’est produit entre les diverses branches de la chrétienté.

L’attitude des ecclésiastiques et des missionnaires vis-à-vis des païens a été, à peu d’exceptions près, d’une courtoisie parfaite, mieux encore, d’une franche sympathie ; en quoi le pasteur J.-H. Barrows a donné le bon exemple. C’est aux païens qu’il avait procuré un gîte dans les maisons les plus hospitalières, c’est à eux qu’il réservait les places le plus en vue sur l’estrade, c’est à eux qu’il a fait la part la plus large, pour le nombre ou la longueur des discours. Et non sans raison ! Les délégués du Japon, de la Chine et de l’Inde n’avaient-ils pas eu à franchir les plus grandes distances par terre et par mer, pour se rendre à Chicago ? N’était-ce pas leur témoignage qui importait le plus dans cette vaste enquête sur les croyances ? N’était-ce pas sur eux que l’on comptait, comme sur les champions les plus vaillans de la cause de la pacification religieuse ? Ces soins n’ont pas été vains ; les païens ont été fort sensibles à cet accueil des clergymen américains et des dames américaines, — si sensibles même que l’un d’eux, un vénérable grand prêtre du shintoïsme, au mépris de tous les usages, a embrassé une lady en pleine séance, et tant était grand l’enthousiasme qu’il n’a recueilli que des applaudissemens ! Tous ont exprimé leur reconnaissance, dans les discours d’adieux, tout en soulignant avec une fine ironie le contraste remarqué entre les égards qu’on leur montrait à Chicago, et les procédés arbitraires dont ils avaient eu à souffrir dans leur pays, de la part des soi-disant chrétiens.

Bien que les païens laïques, les bonzes et les brahmanes aient fait preuve en général d’une politesse, d’une réserve qui allait parfois jusqu’à voiler les caractères offensifs du polythéisme, — les idoles polycéphales et les rites cruels ou lascifs, — on a pu fort bien distinguer parmi eux deux attitudes, l’une agressive, l’autre conciliante. Les uns n’ont pas craint de dire au congrès en quoi le christianisme leur déplaisait et ont fait franchement leur procès aux missionnaires. C’étaient les représentans de la tradition, les conservateurs. D’autres, au contraire, avouant les transformations profondes subies par leurs cultes, ont fait au christianisme des concessions, voire des avances significatives. C’est un bouddhiste laïque du Japon qui s’est attaqué le plus vivement aux missionnaires. Kinza Riuge Hiraï est un homme d’une trentaine d’années ; il a la figure d’un ascète, les yeux enfoncés dans leurs orbites, le regard brillant : sa physionomie respire la conviction, la franchise, l’intrépidité. Parlant anglais couramment, il a reproché aux puissances chrétiennes d’Occident de traiter son pays d’une façon inique et de transgresser les maximes de l’Evangile.

« Vous envoyez vos missionnaires au Japon, et ils nous exhortent à observer la morale et à croire au christianisme. Or nous désirons observer la morale, nous savons que le christianisme est une bonne chose et nous reconnaissons votre amabilité. Toutefois notre peuple reste perplexe et ne sait à qui entendre. Car, en même temps, les puissances chrétiennes se refusent à réviser ce traité de Tokio, qui nous a été imposé à l’époque du régime féodal (1858) et qui nous ôte toute juridiction sur les crimes commis chez nous par des étrangers. À tout moment, Américains et Européens foulent aux pieds nos droits et nos usages, sans que nous puissions recourir à un tribunal impartial. Est-ce donc là la morale chrétienne ? la justice chrétienne ? Je lis dans la Bible : « Si quelqu’un te frappe à la joue droite, tends-lui la gauche » ; mais je ne puis découvrir un passage où il soit écrit : « Si quelqu’un te demande justice, frappe-le sur la joue droite, et, une fois tourné, frappe-le sur la gauche. » Je lis encore dans la Bible : « Si quelqu’un te fait un procès et veut te prendre ton manteau, laisse-lui aussi la tunique » ; mais je n’y puis trouver cette maxime : « Si tu poursuis un homme en justice et que tu revendiques son manteau, fais-lui donner la tunique par-dessus le marché. »

Ces critiques étaient si bien fondées, la contradiction si criante, que personne, diplomate ou missionnaire, n’a tenté de réfuter l’orateur. Un grand courant d’indignation s’est emparé de l’auditoire ; on a applaudi avec frénésie ce païen, qui, mieux que Voltaire, savait séparer la cause de l’évangile et celle de ses indignes disciples. On avait senti vibrer en lui ces deux cordes, foncièrement humaines : le patriotisme et le sentiment de la justice. — Quelques séances après, le bouddhiste Dharmapala et le brahmane Nara-sima Charya (de Madras) reprirent la critique des missionnaires. Ils leur reprochèrent de manquer d’humilité, de désintéressement, de tolérance. « Vos missionnaires, s’écria le dernier, dans leur ardeur iconoclaste, attaquent quelques-uns de nos préjugés, qui ne sont pas nécessairement contraires au christianisme. Par exemple, on érige en article de foi pour un Hindou converti de se mêler à d’autres castes, on fait de l’usage de nourriture animale une condition pour l’admettre au baptême. Or, laissez-moi vous dire, par ma propre expérience, que ces choses soulèvent chez nous une répugnance physique. » Et le brahmane demanda ensuite ironiquement si les apôtres saint Pierre et saint Paul avaient eu les mêmes exigences ?

Les révérends R.-A. Hume, missionnaire aux Indes orientales, et Haworth, missionnaire au Japon, repoussèrent quelques-uns de ces reproches, mais ils avouèrent que beaucoup d’évangélistes étaient, en effet, fort ignorans des livres sacrés et des rites et usages de ces religions antiques ; et qu’au lieu de déblatérer contre le paganisme en bloc, on ferait mieux de reconnaître les élémens de vérité qu’il renferme. Le missionnaire G. Candlin (de Shanghaï) ajouta qu’il fallait changer radicalement la méthode d’évangélisation, substituer la preuve spirituelle, qui se trouve dans un sincère retour à la vie morale, au certificat d’orthodoxie, qui est souvent sans efficace sur la conduite. Et le révérend W. Alger, pasteur à Boston, termina le débat en ces termes : « Le véritable Antéchrist de notre temps, c’est le caractère et la conduite antichrétiens de la chrétienté ! Nous prêchons aux quatre coins du monde : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît », et, en fait, nous rejetons à l’arrière-plan ce royaume et sa justice ; nous travaillons, comme autant de diables incarnés, pour l’intérêt personnel sous toutes ses formes. Voilà le grand obstacle à l’unification de la famille humaine. »

Je ne connais rien de plus noble, de plus honorable pour le caractère américain, que cet aveu loyal des défauts de la chrétienté, en présence même de ses adversaires. Que d’autres traitent cela de faiblesse, de naïveté, voire de blasphème contre la majesté de la « religion unique » ! Pour nous, ces craintes, ces doléances ne me touchent pas ; la vérité nous est plus chère que tous les beaux décors d’une dévotion de parade et, bien loin de nous inquiéter de ces aveux pour le sort du christianisme, nous pensons, au contraire, qu’une religion est bien forte qui affronte, sans sourciller, les batteries de l’ennemi et qui emprunte à leurs critiques mêmes les moyens de se perfectionner.

Qu’on n’aille pas, du reste, attacher trop d’importance à ces mea culpa des représentans du christianisme ; ni, comme le font, paraît-il, certains bouddhistes d’Europe, chanter victoire gagnée. Ces aveux n’ont eu trait qu’à des écarts entre les maximes et la conduite des chrétiens. On n’a sacrifié aucun des principes de la doctrine et de la morale. Et, en revanche, la plupart des représentans du polythéisme, en avouant les profondes modifications, les réformes radicales, qui se sont opérées ou s’opèrent en son sein, ont rendu un hommage, plus ou moins explicite, à la supériorité de la morale et même du monothéisme chrétien.

C’est surtout dans la croyance des peuples le plus anciennement civilisés que cette évolution est frappante. Ainsi Reuchi-Schibata, grand prêtre du Zhikko, — une des branches du shintoïsme, la religion nationale des Japonais, — nous a expliqué que cette réforme, datant du XVIe siècle, a pour objet d’insister sur la mise en pratique des préceptes et de concentrer sur un dieu suprême l’adoration, jusque-là dispersée sur les multiples kamis ou demi-dieux. Ce Dieu existe par lui-même et est seul éternel : c’est lui qui a créé toutes choses, et les autres dieux ne sont que des manifestations de sa puissance. « Les religions, a-t-il dit, ne diffèrent que par la forme extérieure, qui est déterminée par le tempérament du peuple ou le milieu physique où elle est née. Elles reposent toutes sur une vérité fondamentale. Comme il serait impraticable actuellement de les combiner en une seule, les croyans, du moins, devraient abjurer tous sentimens d’hostilité et unir leurs forces pour dégager cette vérité commune qui se cache sous les formes diverses. »

Les organes du bouddhisme ne nous ont pas moins surpris en nous apprenant qu’ils acceptaient le dieu suprême du brahmanisme Brahma, comme présidant à la période actuelle du monde. Ce dieu est tout amour, bonté, miséricorde, et veille sur tous avec une égale sollicitude. La morale bouddhiste admet aussi maintenant des sanctions de nos actes, dans la vie future et dans la vie éternelle, ce qui paraissait incompatible avec la notion primitive du nirvana.

Il s’est produit aussi, dans les religions des Parsîs et des Hindous, un mouvement parallèle tendant au monothéisme. C’est une opinion généralement admise que la religion de Zoroastre est dualiste : Ahoura-Mazda et Angrya-Mainyush produisent, par leur antagonisme, la lutte du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres. Il paraît que nous étions mal informés. Un Parsî de Bombay, Jinanji-Jamshedji-Modhi, nous a expliqué l’origine de cette erreur ; quelques écrivains sacrés s’étant servis, par emphase, du terme d’Ahoura-Mazda pour désigner Spenta-Mainyush, l’archange de la lumière, peu à peu ce dernier nom est tombé en désuétude et l’on a fini par identifier cet archange avec le Dieu suprême. La religion primitive des mages était monothéiste ; car Zoroastre a précisément rejeté de l’Avesta le mot aryen de dêva comme impliquant la pluralité des dieux. La théorie des deux principes n’est qu’une explication philosophique, qu’il ne faut pas confondre avec le système religieux de Zoroastre. Ahoura-Mazda est le seigneur souverain et omniscient, le créateur, qui gouverne avec justice le monde visible et le monde invisible. Quand les temps seront accomplis, Ahriman et l’enfer seront détruits, tous les morts ressusciteront et un bonheur éternel régnera dans le monde.

Une évolution dans le même sens s’est opérée au sein du brahmanisme depuis soixante ans. En 1830 un brahmine, Raja-Ram-Mohan Roy, fondait le brahmo-somaj ou « société de Dieu » pour épurer la religion des Hindous de ses 33 millions de dieux ou de déesses et de ses rites cruels ou démoralisans. Cette société a créé un grand mouvement d’opinion, qui a permis au gouvernement anglais d’abolir le suicide des veuves, de relever l’âge minimum du mariage légal, et qui tend à amener le croisement des castes. Les membres de cette association, qui a pris une grande extension, reconnaissent la Bible comme Écriture sainte, au même titre que les Védas et les Upanischads, adorent un seul Dieu vivant, père de toutes les races ; et saluent dans le Christ le plus divin des prophètes de l’humanité. Le brahmo-somaj était représenté à Chicago par trois délégués, dont l’un s’est bientôt placé, par son éloquence, au premier rang des orateurs du congrès. Le protab Chunder-Mozoumdar est un homme de 55 ans, de la caste des brahmanes, au pur type aryen : il a le front d’un penseur, des yeux noirs, où la douceur s’allie au rayonnement d’une foi ardente, les cheveux et la barbe sont encore très noirs. Il est l’auteur d’un livre intitulé : Le Christ oriental, dans lequel il a montré combien la voix des Évangiles fait écho à la prédication des Védas.

On pourra juger de cette consonance par le passage suivant du discours de Mozoumdar, sur la Dette religieuse du monde envers l’Asie (21 sept. 93).

Après avoir rappelé que c’est à l’Asie que le monde doit ces grandes choses : l’intuition de l’esprit de Dieu immanent et agissant dans la nature, l’introspection ou conscience que Dieu agit en nous ; l’adoration aimante et joyeuse, s’exprimant par des prières et des hymnes, et le renoncement aux plaisirs des sens, renoncement poussé jusqu’au dernier terme de l’ascétisme, Mozoumdara ajouté : « La maîtrise de soi-même ou renoncement n’est qu’une partie de l’éducation spirituelle de la volonté ; l’autre partie, c’est l’obéissance, c’est la consécration de nous-même à la volonté de Dieu et au service de l’humanité. La discipline de nous-même n’est qu’un moyen pour atteindre ce but supérieur : nous soumettre et nous identifier à la volonté de Dieu. Le grain de froment tombe et meurt en terre, afin de se reproduire au centuple ; de même l’homme qui consume sa vie pour Dieu, la garde pour l’éternité. La mort, c’est-à-dire la destruction du moi égoïste et charnel a été et sera toujours le prix à payer pour atteindre Dieu. Qui a pu dire : Que ta volonté soit faite et non la mienne ? Celui-là seul qui a lutté avec la coupe amère de l’agonie, celui qui ne songeait qu’à servir Dieu et les hommes, tandis que le meurtrier était à la porte.

« Appelez cela renoncement, appelez cela stoïcisme, appelez-cela mort : le fait est que celui-là seul qui meurt à soi-même peut trouver le repos en Dieu et la réconciliation avec l’homme.

« Cette grande loi d’abnégation, de souffrance de mort, a pour symbole cette croix mystique, qui vous est si chère et qui m’est chère aussi. Chrétiens ! répudierez-vous jamais le Calvaire ? L’union de volonté et de caractère est le plus haut, mais le plus difficile degré de l’union avec Dieu. »

Y a-t-il beaucoup de catholiques ou de protestans qui aient pénétré si avant dans le mystère de la rédemption ? Quand un païen en est arrivé là, ne peut-on pas lui appliquer l’éloge que Jésus donnait à Nathanaël : « Voici un Israélite en qui il n’y a point de fraude. » Voilà un croyant auquel il ne manque de chrétien que le nom !

Il n’y a pas manqué de « Nathanaël » au congrès de Chicago.

Sans doute, il y a eu des rabbins qui représentaient le judaïsme orthodoxe, ritualiste, celui qui ne voit point de salut hors de la loi de la circoncision et de la viande « kascher ». Tel a été le rabbin Pereira Mendez, de la synagogue hispano-portugaise de New-York. Après avoir revendiqué pour Moïse la gloire d’avoir le premier doté l’humanité d’un code de morale et rappelé que les prophètes d’Israël avaient les premiers émis les idées de paix, de fraternité, de bonheur universel, il a recherché par quels moyens ils avaient accompli leur œuvre. Il en a relevé deux : un principe de séparation, de rupture absolue avec le monde des païens et un acte de protestation contre leurs erreurs et leurs vices. Et M. Pereira Mendez a conclu en disant que les Juifs devaient continuer à vivre à part des Gentils, et à protester contre tout ce qui est contraire à la loi de Moïse, jusqu’à la réparation de toute injustice et jusqu’à la restauration d’un royaume d’Israël en Palestine, qui s’étendra du Nil à l’Euphrate.

Mais la plupart des rabbins, manifestement imbus d’idées bibliques pendant leur séjour aux universités, ont exposé des doctrines très voisines du christianisme. Par exemple, M. Isaac Wise, professeur à Cincinnati, a établi que le judaïsme reposait sur les quatre dogmes fondamentaux : la croyance à un Dieu vivant, à la révélation, à la loi morale et à la sanction future du bien et du mal. Le rabbin Kohler, de la synagogue Beth-El, à New-York, s’est rencontré avec le cardinal Gibbons pour présenter la parabole du bon Samaritain comme la plus belle leçon de tolérance et de charité inter-confessionnelle qui ait été donnée aux hommes. Mais deux rabbins, surtout, ont étonné l’assemblée par la sainte hardiesse avec laquelle ils ont confessé leur adhésion spirituelle à l’Évangile du Nazaréen : M. Hirsch, professeur à l’université de Chicago, dans un discours sur les Élémens de la religion universelle, dont nous parlerons plus loin, et M. Lyon, professeur d’assyriologie à l’University Harvard, N. Cambridge. On voit par là que les universités mixtes, en instituant un commerce intime entre les croyans de religions différentes, leur fournissent l’occasion de se respecter mutuellement et de mieux apprécier leurs doctrines respectives. Le rabbin Lyon avait une lâche difficile : il devait traiter ce sujet de la Contribution du Judaïsme à la civilisation qui a rendu célèbre la magistrale leçon d’E. Renan au Collège de France, en 18G3. Il a su être intéressant, même auprès d’un tel modèle. Il a commencé par rendre hommage à la tolérance de l’Université Harvard qui, malgré sa devise : Christo et Ecclesiæ, ouvre l’accès de ses chaires à tous les savans, sans distinction de culte, et il a salué dans les États-Unis une deuxième terre promise, qui a vraiment réalisé le rêve des prophètes d’Israël. Les Juifs, en effet, y ont trouvé à la fois un home, où ils peuvent se reposer de leurs exodes et des tribulations dont ils sont l’objet « à l’ombre de la vigne et du figuier », et la prospérité, car la terre d’Amérique offre des ressources inépuisables au génie industriel et commercial de leur race ; mais là surtout, on les a accueillis avec des sentimens de tolérance, de bonne volonté, de fraternité.

Entrant alors au cœur de son sujet, le professeur de Harvard a dit que le monde doit à Israël non seulement les Écritures saintes, mais encore des types incomparables de beauté morale et de patriotisme, ces héros et ces prophètes qui s’appellent Moïse, Jérémie, Paul de Tarse, et au premier rang Jésus de Nazareth.

« Jésus, a dit le rabbin Lyon, lui aussi était Juif. Seulement son nom a été tellement identifié avec l’histoire du monde qu’on a fini par oublier son origine. On s’est dit qu’une personnalité aussi souveraine est trop universelle pour être bornée par les frontières d’un peuple. Ainsi, nous négligeons trop de tenir compte de la naissance de Jésus dans une famille juive et de son éducation galiléenne. Loin de moi la tentative d’apprécier l’influence de son caractère sur le progrès de l’humanité ! Pour accomplir cette tâche, il ne faudrait pas moins que la science universelle. Il suffit, pour mon sujet, de rappeler la nationalité de celui qu’une partie considérable du monde s’accorde à regarder comme ayant été le plus grand et le meilleur exemplaire de la race humaine… Je n’ai garde d’oublier qu’un grand nombre de Juifs n’ont pas encore admis la grandeur de Jésus ; mais cette attitude s’explique par l’effet que font sur eux certains enseignemens touchant sa personne et par les persécutions que beaucoup de Juifs ont endurées et endurent encore de la part de ceux qui portent le nom du Christ. Quoi qu’il en soit, il y a dans ce nom et dans cette personne de Jésus, bien compris, une telle source de bénédictions et d’élévation morale que je ne puis concevoir de raison qui empêche les Juifs de le reconnaître pour le plus grand et le plus aimé de tous leurs plus illustres docteurs. »

Après d’aussi sincères hommages rendus par des fils d’Israël à la grandeur morale de Jésus et à la vertu salutaire de son Évangile, les ministres du christianisme ne pouvaient demeurer en reste de courtoisie et de tolérance. Mgr Ireland, le célèbre archevêque de Saint-Paul, dont les Parisiens ont eu, il y a trois ans, le privilège d’entendre la parole chrétienne et libérale, était allé, quelques jours avant, au congrès israélite témoigner sa sympathie à ce peuple si odieusement maltraité dans certains pays. Mgr Latas, archevêque de Zante, a tenu, au nom de l’église grecque orthodoxe, à démentir la légende, si souvent exploitée contre les Juifs, d’un enfant chrétien immolé en guise d’agneau pascal :

« Je demande au congrès, s’est écrié le généreux prélat, d’affirmer notre conviction que le judaïsme interdit toute espèce de meurtre ; qu’aucune des autorités ni des livres saints d’Israël n’autorise l’effusion, ni l’usage de sang humain dans les rites. La propagande d’une telle calomnie contre les adeptes d’une croyance monothéiste ne peut être considérée que comme une manœuvre anti-chrétienne. »

Ces paroles ont été couvertes d’applaudissemens, et il a été manifeste, à ce moment-là, qu’un pacte d’alliance était conclu entre les chefs des deux grandes religions fondées sur la Bible.


IV

Mais à quoi serviraient et ce pacte entre prélats et rabbins, et les visibles avances de plusieurs brahmanes et mages envers le christianisme, si les multiples sectes de la chrétienté restent hostiles ou divisées ?

C’est ce qu’ont bien compris les organes du christianisme à Chicago ; ils ont senti qu’en face des progrès de l’athéisme et de l’anarchie morale, en présence des attaques de la science incrédule et du socialisme révolutionnaire, il fallait serrer les rangs. Et, comme en vertu d’un accord tacite, ils se sont réunis sur deux bases communes : l’une morale et sociale, l’autre religieuse et liturgique.

1o Les ministres de toutes les confessions ont reconnu d’un commun accord l’existence du péché, ses conséquences funestes, et la réalité de la délivrance apportée par le Christ.

« S’il y a une chose certaine, a dit le pasteur J. Cook (de Boston), c’est que l’âme, en proie aux mauvais penchans, ne saurait trouver la paix. Il faut, pour qu’elle entre au royaume du ciel, c’est-à-dire pour qu’elle devienne heureuse, qu’elle soit délivrée du péché et du désir du péché. »

Et le Père Elliot, de l’ordre des Paulistes de New-York, a ajouté, du point de vue catholique :

« Il y a un malheur plus grand que d’ignorer son péché, c’est de perdre conscience de la dignité humaine. Je ne puis croire que l’homme soit radicalement dépravé. Si j’avais à choisir entre te pélagianisme et la prédestination, c’est pour le premier que j’opterais. Mais, grâce à Dieu ! ni l’un ni l’autre n’ont raison. La vérité, c’est que nous avons tous péché et que la vie et la lumière nous ont été communiquées en Jésus-Christ pour notre salut. »

Le péché n’a pas seulement des effets funestes sur les individus ; il est la cause première de toutes les misères sociales : l’alcoolisme, la pauvreté, la prostitution, la guerre. Voilà les géans du mal, contre lesquels les Églises devraient organiser une pacifique croisade, et M. le professeur Small (de Chicago) a adjuré les diverses confessions, au lieu de se borner à endoctriner les enfans ou à soutenir des controverses, de s’allier pour améliorer les relations entre les classes. Le cardinal Gibbons a été l’éloquent interprète de ces sentimens d’union, quand, après avoir revendiqué pour l’Église romaine la priorité dans la fondation des institutions charitables, il a ajouté :

« Je suis heureux de reconnaître que les nombreuses corporations chrétiennes, en dehors de l’Église catholique, ont été et sont aujourd’hui de zélés promoteurs des œuvres de bienfaisance. Sans parler des innombrables œuvres humanitaires créées dans tout ce pays par nos frères non-catholiques, je rends un joyeux témoignage aux institutions philanthropiques fondées par Wilson et Shepherd, par Johns Hopkins, Enoch Pratt et George Peabody à Baltimore. Bien que nous différions par la foi, il y a une plateforme sur laquelle nous nous maintenons unis, c’est celle de la charité et de la bienveillance.

« La religion pure et sans tache devant Dieu, a dit l’apôtre, c’est de visiter la veuve et l’orphelin dans leur détresse et de se garder pur des souillures du monde ou, pour emprunter les paroles du païen Cicéron : Homines ad Deos nulla re propius accedunt, quam salutem hominibus dando. »

Mais, comment réaliser cette alliance philanthropique ? Deux moyens ont été proposés. M. Théodore Seward, professeur de musique à East-Orange, New-Jersey, reprenant une pensée du comte Zinzendorf, le restaurateur de l’unité des frères Moraves, a proposé la formation d’une Fraternité de l’unité chrétienne.

« On voudrait, disait la feuille d’enrôlement, unir tous ceux qui désirent servir Dieu et leurs semblables, sans distinction de credo, sous la seule inspiration de la vie et des préceptes de Jésus-Christ. On se propose de restaurer l’esprit et les méthodes du christianisme primitif, de substituer la coopération à la compétition dans les œuvres religieuses et de hâter l’ère de la fédération du monde. »

Cette motion obtint sur-le-champ (2 septembre) l’adhésion d’une vingtaine de délégués des Églises grecque, protestante et arménienne ; mais elle parut sans doute trop vague et trop étroite à la plupart des membres du congrès, car elle n’a rallié ni les catholiques, ni les israélites.

M. le pasteur Barrows a été plus heureux en proposant, le même jour, de nommer trois comités pour préparer une liste des cinquante meilleurs livres sur le christianisme. Le premier comité se composa du révérend F. A. Noble et des ministres protestans orthodoxes ; le deuxième eut pour président l’évêque Keane, assisté de quatre professeurs catholiques, et le troisième fut formé de délégués de toutes les associations religieuses libérales, sous la présidence du révérend Jenkin Lloyd Jones. Ces trois comités, après avoir travaillé à part, devaient se réunir pour dresser une liste commune de livres d’apologétique, d’histoire, et d’édification[8].

2o Mais les initiateurs du parlement des religions étaient trop convaincus de la valeur intrinsèque, de l’efficace du sentiment religieux pour se contenter de l’union seulement en vue d’une action morale ou philanthropique. N’était-ce pas faire une nouvelle édition de la Morale indépendante ? N’était-ce pas se priver d’un des plus grands ressorts de l’énergie morale : la prière ? Aussi ont-ils essayé de fonder l’union sur une base plus large et plus profonde ; sur ce qui fait l’essence même de toute religion, sur le culte en esprit, sur la révérence pour l’Etre infini « de qui nous tenons la vie, le mouvement et l’être ». Et cette adoration s’est manifestée sous les deux formes les plus idéales, les plus immatérielles, la prière muette ou l’Oraison dominicale et le chant d’hymnes communes.

Quel acte solennel, quel événement inouï dans l’histoire de l’Église romaine, que le fait du cardinal Gibbons, revêtu de la pourpre romaine, se levant au milieu de cette assemblée d’hérétiques, de schismatiques et de païens, et, après avoir fait le signe de la croix, prononçant le « Notre Père » en anglais ! Il y a eu pourtant quelque chose de plus touchant que cet acte initial, c’est le moment où, à la séance de clôture, le rabbin Hirsch a dit à son tour la même prière ; le successeur des scribes et des docteurs de la loi venant rendre son témoignage au crucifié de Golgotha !

Les hymnes, — ces prières qui s’élèvent au ciel sur les ailes de la mélodie et du rythme, — n’ont pas moins bien rendu cette harmonie des croyances. On en avait préparé pour l’usage du congrès un recueil si bien choisi que les adeptes de toutes les confessions chrétiennes ont pu les chanter d’un cœur et d’une âme. Les unes étaient imitées de ces vieux psaumes d’Israël, qui semblent doués d’une éternelle jeunesse ; d’autres étaient des cantiques de l’Église latine, par exemple le Te Deum laudamus, le Veni Creator ; enfin on y trouvait en grand nombre des hymnes composées par des poètes catholiques, unitaires ou quakers. Deux surtout devinrent les favorites de l’auditoire, le cantique d’Adams, qui commence par ces mots :

Nearer, my God, to thee

et l’admirable hymne du cardinal Newman :

Lead thou me on, o kindly Light !

Jamais la puissance de la musique pour la concorde ne s’est montrée d’une façon plus éclatante qu’à la dernière séance. Après que les délégués des nations païennes ou des églises étrangères eurent fait leurs adieux, le chœur d’Apollon entonna l’Alleluia tiré de l’oratorio le Messie de Haendel, avec un élan superbe. Le chef du chœur et les choristes étaient si pénétrés par le génie du grand maître et par le souffle des paroles bibliques :

Alléluia ! car le Seigneur Dieu règne avec toute-puissance !
Il régnera à jamais, le Roi des Rois, le Seigneur des Seigneurs.
Alleluia !

que l’effet produit sur l’auditoire fut indescriptible. Cette masse de 4 000 personnes fut comme soulevée par une force surnaturelle ; il nous sembla que toutes les barrières de race, de langue, de dogmes étaient renversées et que nous étions tous là comme les membres de la grande famille de Dieu ! L’enthousiasme était tel que des centaines de personnes se tenaient debout : les hommes acclamant, les femmes agitant leurs mouchoirs. Le calme ne se rétablit que lorsque le chœur se mit à chanter le Juge-moi, ô Dieu ! de Mendelssohn. Mais tout le monde a gardé l’impression que ce jour-là la musique avait remporté un de ses plus beaux triomphes ; comme Orphée, elle avait dompté le monstre de l’intolérance et de la discorde !

3o Ainsi le congrès de Chicago a réalisé l’accord des confessions chrétiennes sur la « plate-forme » de la charité et de la lutte contre les misères sociales, sur la base de la prière et du chant spirituel. Est-il possible d’aller plus loin et d’atteindre l’unité doctrinale et sacramentelle ? Et puis même, est-ce désirable ? — Qu’une entente entre les sociétés soit utile et même indispensable à l’œuvre missionnaire, si on ne veut pas la voir paralysée dans l’Extrême-Orient, c’est ce que le révérend G. Candlin a démontré clairement. Mais entente ne signifie pas fusion, et il ne faut pas confondre l’esprit sectaire avec l’esprit de corps ou l’esprit d’Église qui a sa raison d’être. « Les Églises historiques, — a dit Philippe Schaff dans un mémoire sur la réunion du christianisme, qui a été comme son testament religieux, — représentent les aspects variés de la foi chrétienne et se complètent mutuellement. C’est chez les peuples les plus actifs et les plus civilisés que les dénominations religieuses sont le plus nombreuses. Toutes ces divisions de la chrétienté doivent servir, dans la pensée de la Providence, à former un jour une plus grande harmonie. » Mais la réconciliation est-elle possible entre elles ? Oui, répond Schaff, car toutes sont d’accord sur l’adoration d’un seul Dieu, la reconnaissance d’un seul Christ, et de la même Bible, trésor de ses révélations, la croyance à la loi morale et à la vie future. « Pourquoi le pape, — s’est écrié en terminant le professeur Schaff, — dans l’esprit de Grégoire Ier et s’inspirant d’une autorité supérieure, ne déclarerait-il pas infailliblement sa propre faillibilité dans les matières qui sont en dehors de son Église ? Pourquoi n’inviterait-il pas les Grecs et les protestans à un concile pan-chrétien de Jérusalem, là où l’Église-mère de la chrétienté a tenu sa première assemblée de pacification ? »

La deuxième partie de cette proposition n’est pas aussi étrange que la première, et la preuve, c’est que Léon XIII, dans l’encyclique Præclara gratulationis, a exaucé le vœu du professeur Schaff ; mais le résultat a prouvé que le sacrement de l’Eucharistie n’offrait pas un trait d’union plus commode à Jérusalem qu’à Marbourg ou au concile de Bâle, avec les Hussites. Il faut donc trouver une base plus large, sans rester dans le vague, et plus précise, sans tomber dans l’uniformité. « Ce qu’il faut rechercher, a fort bien dit le chanoine Freemantle, agrégé de Baliol Collège (Oxford), c’est l’unité de l’esprit, c’est-à-dire l’entente et la sympathie sur certains objets, qui conduiront à la coopération. La foi, dans sa vraie nature, est moins une adhésion de l’intellect à certains dogmes qu’une faculté morale et affective. Nous devons appliquer cette faculté, non pas aux symboles dogmatiques qui nous divisent, mais aux objets mêmes de la religion, sur lesquels on est unanime : Dieu, — le Christ, — la vie éternelle. »

Il est évident que cet accord des grandes confessions chrétiennes sur la base d’une foi essentiellement morale faciliterait l’accès du christianisme aux païens, car il y a, comme on l’a vu tout à l’heure, dans les grandes religions de l’Asie, des affinités remarquables pour le théisme et la morale de l’Évangile. Les docteurs chrétiens d’Alexandrie avaient très bien vu cela au IIIe siècle, et ils expliquaient ces affinités entre l’Hellénisme et l’Évangile par la théorie du « Logos » ou Verbe divin. C’est ce qu’a rappelé M. Max Müller dans une lettre adressée d’Oxford au pasteur Barrows, et qui a été lue au congrès : « Cette doctrine du Logos, écrivait-il, est à la base de la plus ancienne théologie chrétienne ; elle-même repose sur le quatrième Évangile et sur maint passage des Synoptiques, mais n’a été complètement élaborée que par Clément d’Alexandrie et par Origène… Si nous voulons être d’authentiques et honnêtes chrétiens, il nous faut remonter jusqu’à ces autorités antérieures au concile de Nicée, car ce sont là les véritables pères de l’Église. C’est sur cette base antique, qui a été si étrangement négligée, — sinon rejetée de propos délibéré à l’époque de la Réformation, — que seront possibles un véritable réveil de la religion chrétienne et une réunion de toutes ses branches. »

Nous ne partageons pas l’optimisme de l’illustre auteur de la Science des religions, et nous ne croyons pas à l’union des Églises sur la base d’un credo théologique ou d’un sacrement. En effet, chaque église, chaque nation, chaque école de théologiens verra toujours les doctrines capitales de l’Évangile sous son angle particulier et ne sera guère disposée à les sacrifier. D’ailleurs les générations actuelles demandent toujours moins de théologie et toujours plus de sentiment religieux ; toujours moins de dogmes et de rites, et toujours plus de morale en action : il y a une tendance en religion, comme dans les affaires, à supprimer les intermédiaires. Ce qui est désirable, c’est non pas l’unité dogmatique ou rituelle, mais l’union des efforts moraux et sociaux, par l’harmonie des adorations. Ce après quoi soupirent les âmes généreuses, c’est à une libre communication avec le Dieu de miséricorde et d’amour, c’est à une solidarité plus réelle avec nos semblables qui souffrent. Aussi MM. Hulbert et Freemantle ont eu mille fois raison, selon nous, de dire qu’il est temps d’affranchir la foi de la tutelle des symboles dogmatiques et qu’il faut, pour la réveiller, la laisser s’orienter et s’attacher librement aux objets éternels de la religion.

C’était aussi le sentiment du rabbin C. Hirsch, dans son discours sur les Elémens de la Religion universelle. Ces élémens indestructibles, d’après lui, sont l’idée du Dieu esprit, la conscience du péché et le pardon assuré au repentir sincère, la foi en une vie future et le fait de pratiquer la prière « en esprit et en vérité », la méditation de toute révélation de Dieu dans les « Bibles de l’humanité » et surtout la pratique de la charité, cette charité sans restriction, dont Jésus a donné le modèle et qui pénétrera toutes les relations de la société humaine[9]. « Jésus-Christ sera le véritable unificateur de l’humanité, » telle est la prédiction faite en termes plus ou moins clairs par plusieurs brahmanes et rabbins, mais explicitement par tous les organes des grandes communions chrétiennes : Mgr Latas, pour l’Église grecque ; Mgr Keane, pour l’Église romaine ; les révérends Boardman et Barrows au nom des dénominations protestantes. C’est sa personne et son Évangile et non pas le chef de telle ou telle Église ou son credo qui sont le pôle vers lequel gravite le monde religieux. Mgr Keane avait à traiter cette question : Quel sera le centre final de la Religion ? Voici, en résumé, sa réponse :

« Ce parlement a montré que les efforts de toutes les races de la terre pour répandre la doctrine de Dieu, tous les moyens essayés par le Tout-Puissant pour unir les hommes aboutissent logiquement à un point culminant : Jésus-Christ. Les grands conducteurs religieux du monde avouent qu’ils ne sont que des précurseurs, tâtonnant dans les ténèbres et montrant du doigt à l’horizon l’aurore de celui qui devait être la « Lumière du monde ». Ainsi le verdict des siècles proclame, avec l’apôtre des Gentils, qu’aucun autre fondement ne peut être posé que celui qui a été posé par Dieu même, à savoir Jésus-Christ. Aussi longtemps que Dieu sera Dieu et que l’homme sera l’homme, Jésus-Christ sera le centre de la religion à jamais. — Quant à son Église, elle a deux côtés. Du côté humain, il y aura toujours, comme il y a toujours eu, place pour toutes les réformes, pour l’élimination des défauts humains, car Notre-Seigneur n’a fait aucune promesse d’impeccabilité humaine. Mais, du côté divin de l’Église, il ne saurait y avoir aucun changement, ni l’ombre d’une altération… Cette Église doit devenir un organisme parfait ; toutes l’es diversités doivent se fondre dans l’unité, suivant le vœu du Seigneur : « Puissent-ils être un en nous comme toi, ô Père, tu es en moi et moi en eux, afin qu’ils soient perfectionnés dans l’unité ! » À ces paroles du recteur catholique, le pasteur Barrows a fait écho dans son discours final :

« Mon cœur est si plein d’amour, de bonheur, de gratitude, que je ne saurais exprimer tout ce que je ressens. S’il y a quelqu’un à qui soit dû l’honneur du succès de ce parlement des religions, c’est à l’esprit du Christ, qui est un esprit de charité… On dit que sir Josuah Reynolds termina ses conférences sur l’art de la peinture, par le nom de Michel-Ange. Pour moi, je désire, avec une vénération bien autrement profonde, que le dernier nom, prononcé par moi devant cette assemblée, soit le nom de Celui à qui je dois la vie, la vérité, l’espérance et toutes choses ; le nom de Celui qui peut résoudre toutes les contradictions, et qui, du haut de son trône dans les cieux, dirige sur la terre la marche sereine et infatigable de l’amour rédempteur, le nom de Jésus-Christ le sauveur du monde ! »


V

Voilà, certes, des paroles de foi, d’espérance et de charité qui sont de bon augure pour l’avenir de l’œuvre de pacification religieuse, inaugurée par le vaillant pasteur de Chicago. Les applaudissemens unanimes qui les ont accueillies, ont été la plus douce récompense de son labeur ; ils lui ont prouvé que si, au début, son projet avait soulevé bien des objections et s’était heurté à quelques refus, il avait maintenant cause gagnée. Le premier parlement des religions n’a été ni une tour de Babel, ni une nouvelle Pentecôte, bien qu’à certains momens les cœurs aient été comme soulevés par l’esprit divin ; mais il a été un concile pacifique des grandes religions de la terre et il a produit un grand effet moral.

Plusieurs ont exprimé la crainte qu’il n’eût pas de résultats pratiques ; eh bien ! même sur ce point le doute n’est plus permis. Ce congrès a déterminé deux grands courans : l’un pousse à une étude plus approfondie des religions et l’autre tend au rapprochement des diverses dénominations chrétiennes entre elles et même avec les Israélites. Le Christian Register de Boston, du 24 mai, nous apprend que Mme Caroline E. Haskell a fait à l’Université de Chicago une donation de 20 000 dollars (plus de cent mille francs) pour créer une chaire de science comparée des religions. Le courant s’est propagé au-delà de l’océan Pacifique, et l’on nous assure que le mikado du Japon a convoqué les représentai des quatre cultes professés dans l’Ile du Soleil à un congrès qui doit avoir lieu à Tokio, en octobre prochain, pour l’étude comparative des religions. Enfin, le Congrès libéral, qui vient de se tenir en mai dernier, à Chicago, a abouti à la fondation d’une société qui groupera les élémens libéraux des Églises unitaire, universaliste et israélite.

Voilà pour les résultats pratiques, prochains, du premier congrès des religions ; et ces fruits, d’année en année, se multiplieront. Mais, combien plus considérables ont été les effets moraux ! D’abord, en notre fin de siècle, où les pessimistes et les matérialistes s’en vont partout annonçant la mort de toute croyance, la ruine de toutes les églises, ce Parlement de Chicago a été un signe éclatant de la vitalité du sentiment religieux. Si les rites et les formules varient et passent, la religion est éternelle. Et ici nous sommes heureux d’apporter le témoignage d’un des rares Français qui aient assisté au congrès, d’un écrivain qui, par la sagacité psychologique dont il a fait preuve dans ses romans, est bon juge en la matière :

« Les congrès tenus à Chicago pendant les six derniers mois, dit M. Paul Bourget, nous montrent que la démocratie américaine souffre de la nostalgie de l’idéal. Quelle soif de connaissances, quel respect pour tout ce qui constitue le trésor moral et spirituel de l’humanité trahit le programme général de ces congrès ! Et ce parlement des religions, tenu dans la capitale même du monde positif et industriel, quelle preuve de la vigueur du christianisme il dénote en face des triomphes de la science ! Sans doute les résultats n’ont pas été adéquats à la grandeur de l’effort ; mais il restera le chef-d’œuvre de cette exposition. Pour emprunter les paroles du poète, il a été l’aiguille du cadran, qui, au sommet du clocher d’une haute cathédrale, montre le ciel. Pour moi, assis dans l’amphithéâtre de ce parlement, en voyant autour de moi ces milliers de visages attentifs, visages d’ouvriers et de commerçans, j’entendais s’éveiller en moi une voix qui me criait avec assurance, en dépit de la crise morale et intellectuelle que nous traversons : Non ! l’âme humaine n’a pas à craindre pour ses joyaux les plus précieux[10] ! »

Mais ce congrès nous a apporté une seconde preuve que la religion est bien vivante au sein de l’humanité. En effet, si les religions étaient en train de finir, comment expliquer ces changemens, ces ramifications, ces évolutions, que plusieurs d’entre elles nous ont présentés ? Ne sont-ce pas là, au contraire, des symptômes de vigueur et de fécondité ? D’ailleurs, ce qui est remarquable, c’est que l’évolution de ces vieilles religions de l’Asie tend au monothéisme, à la monogamie et à une morale voisine de la morale chrétienne. « Leurs adeptes, comme l’a dit M. le professeur A. Sabatier, étant parvenus à la conscience du caractère symbolique et de la valeur relative de leurs cultes, ont découvert leur parenté intime et originelle. Toutes ces religions apparaissent alors à l’homme comme les dialectes d’une même langue universelle, et il devient plus facile de les traduire l’une dans l’autre. »

Un troisième et heureux résultat du congrès de Chicago, c’est qu’il a fait disparaître bien des préjugés et des rancunes réciproques : il a offert un beau spectacle de tolérance et de concorde. À ne considérer que les confessions chrétiennes, des catholiques romains et des anglicans, des grecs-orthodoxes et des protestans ont échangé loyalement leurs idées et, en face de cette phalange payenne, qui leur servait pour ainsi dire de repoussoir, ils ont trouvé d’instinct le moyen de s’entendre. Les déclarations de Mgr Keane et de Mgr Redwood sur la liberté de conscience et la réforme de l’Église ont offert de sérieuses garanties aux libéraux les plus exigeans et, en revanche, les hommages rendus par les révérends Barrows et Ph. Schaff à la sagesse de Léon XIII et de plusieurs autres grands papes ont prouvé aux catholiques que les protestans savaient s’incliner devant les saints et les héros d’une autre Église que la leur, quand leur prestige se fonde sur la vraie cause de toute supériorité : un noble caractère et une foi sincère. Tout le monde est tombé d’accord pour mettre un terme aux luttes confessionnelles et conclure une sorte de « trêve de Dieu ».

C’est surtout au sein des Églises protestantes que le congrès a produit un mouvement salutaire de concentration.

« Jamais, nous écrit-on de Chicago, on n’a tant parlé de la réunion des Églises d’Amérique que cette année. Le levain déposé par le parlement des religions fait son œuvre et agit rapidement. Cela a été un des sujets les plus importans traités dans la session de l’Alliance évangélique, en octobre 1893. On sent qu’il faut établir une sorte de confédération ou de coopération des Églises, tant pour l’œuvre de la mission intérieure que pour celle des missions étrangères. Un comité s’est déjà constitué sous la présidence du révérend Barrows, pour voir si l’on pourrait former un lien plus étroit entre les sociétés de missions chez les payens. Le signe le plus réjouissant, c’est le succès des « sociétés d’effort chrétien » (Christian Endeavor) qui ont déjà groupé près de 2 millions de jeunes gens, appartenant à 30 sectes différentes. Enfin, un parlement des chrétiens d’Amérique est convoqué à Chautauqua (Long Island), le 20 juillet, par l’initiative de M. Théodore Seward « pour étudier les moyens pratiques de réaliser la fédération des Églises. »

Ces résultats multiples ne doivent pas néanmoins nous faire oublier les sérieuses lacunes qu’a présentées ce premier parlement des religions. L’assemblée générale de l’Église presbytérienne n’y avait pas de délégué officiel ; le refus de l’archevêque de Cantorbéry avait entraîné l’abstention d’un grand nombre de membres des Églises épiscopales d’Angleterre et d’Amérique ; enfin ni les églises catholiques-romaines d’Europe, ni l’Islamisme, n’y avaient de représentais. D’ailleurs, pendant dix-sept jours qu’a duré cette assemblée, il n’y a pas eu un seul conflit, pas une querelle, pas une seule parole d’amertume ; à peine si l’on a entendu deux ou trois dissonances dans cette belle symphonie des croyances.

En somme, si l’on compare le congrès de Chicago aux tentatives de réunion faites précédemment à Lucerne et à Jérusalem, on peut dire qu’il a eu un caractère plus largement conciliant et plus réellement œcuménique. À Lucerne, on avait rapproché anglicans, grecs et vieux-catholiques, mais on avait exclu les catholiques romains. À Jérusalem, on a laissé dehors les anglicans, les vieux-catholiques et les protestans libéraux. Ces deux tentatives devaient être infructueuses, comme le sera tout essai de ce genre, parce qu’elles avaient adopté pour base des symboles dogmatiques ou la suprématie d’un chef d’Église, et que rien ne divise les hommes comme les questions de préséance ou de formules. Déjà, pourtant, les promoteurs du congrès de Jérusalem étaient entrés dans une voie plus favorable à l’union, en opérant le rapprochement sur le terrain liturgique, c’est-à-dire sur la base du sentiment religieux. Si le congrès de Chicago a eu des résultats plus durables, c’est précisément parce qu’il s’est maintenu sur ce terrain de l’adoration, exprimée par la prière et par des hymnes, et de la philanthropie se manifestant par les œuvres de charité et de relèvement moral. Rien d’aussi communicatif que la pitié pour les souffrances humaines. Le commerce actif de pensées généreuses, de sentimens de charité et de dévouement qui s’est fait à ce parlement a créé un lien de sympathie, et même d’amitié, entre ces prêtres, hier encore étrangers, et peut-être hostiles. C’est que, sous la robe du prêtre, on a senti battre le cœur de l’homme.

Aussi, au moment de se quitter, tout le monde éprouvait le désir de se revoir ; beaucoup de ces payens avaient les larmes dans les yeux et un vœu se pressait au fond de tous les cœurs : « Ne pourrait-on pas recommencer ces fraternelles agapes de Chicago ? N’y aurait-il pas moyen de rendre un tel parlement des religions périodique ? » Le révérend Lloyd Jones s’est fait l’interprète d’un sentiment très général, quand il présenta cette motion à la dernière séance : « Je vois déjà en pensée le prochain Parlement des religions, plus glorieux et plus plein de promesses que celui-ci. Je propose qu’on le tienne à Bénarès, en la première année du XXe siècle, et nous choisirons pour président le même John Henry Barrows. »

La cité sainte des Hindous, sur les bords du Gange, non loin de la résidence d’Akbar, serait, assurément, un lieu de réunion digne d’un congrès des religions. La grandeur des souvenirs et la beauté de la nature indienne feraient à ce parlement un cadre magnifique. Mais Bénarès est fort loin de l’Europe et très près du foyer du choléra. On fera donc bien de chercher un rendez-vous plus central et plus salubre.

Quant à la réunion même d’un deuxième congrès des religions, je ne la crois pas, pour ma part, impossible. En effet, il est constant que le progrès des sciences, l’étude comparée des religions, le développement du commerce et la rapidité des moyens de communication entre les parties du monde ont rapproché les hommes de toute race. L’unification économique et scientifique des peuples a frayé la voie à l’unité morale et religieuse. Et la fédération des religions, à son tour, en unissant les hommes par le lien le plus fort qui existe, hâtera l’ouverture d’une ère de paix pour l’humanité : l’arbitrage sera de plus en plus substitué à la guerre pour résoudre les conflits entre les nations. Mais, pour que l’expérience ne tourne pas contre le but qu’on se propose, deux ou trois conditions me semblent nécessaires. Il est désirable qu’on se réunisse dans un pays mixte quant à la religion, où les Églises soient indépendantes de l’État ou à peu près, car là seulement on rencontrera des ecclésiastiques à la fois convaincus et tolérans. Puis, il faut bien se garder de prendre pour base d’union un symbole dogmatique ou sacramentel, mais donner au futur congrès les deux mêmes larges assises qu’à Chicago : la paternité de Dieu et la fraternité humaine.

Les anciens Slaves n’avaient pas de temples, ils célébraient leur culte sous la voûte du ciel, parce qu’ils pensaient que tout édifice bâti de main d’homme était trop étroit pour contenir la majesté divine. Il en est de même de la réunion des Églises : il n’est pas de credo, il n’est pas de rite, il n’est pas de temple capable de les rapprocher. Le cœur seul est assez grand pour les embrasser, l’amour divin est seul assez fort pour inspirer le sacrifice des formes particulières.


G. BONET-MAURY.

  1. Nouvelles Études évangéliques (1841-1847).
  2. Nous avons eu sous les yeux une lettre de M. Melchior de Vogué, adressée à l’auteur de Justice et de Jeunesse, qui est un signe des temps. On y voit combien les âmes élevées, dans les deux confessions, sont rapprochées dans leur façon d’envisager les problèmes de la conscience, de l’ordre social et de la morale.
  3. Voyez pour de plus amples détails le dernier livre de M. Ernest Naville : Le Témoignage du Christ et l’Unité du monde chrétien. Paris et Genève, 1893.
  4. Il convient pourtant de mentionner la tentative faite par Martin-Paschoud, l’un des pasteurs de l’Église réformée de Paris, pour établir une Alliance chrétienne universelle (1855) sur la base de l’amour de Dieu, l’amour des hommes, l’amour de Jésus-Christ.
  5. Discours de clôture au Congrès eucharistique de Jérusalem (21 mai 1893).
  6. Voir comte C.-A. De Noër : L’Empereur Abkar, un chapitre de l’Histoire de l’Inde au XVIe siècle, 2 vol. in-8o ; Leyde, chez Brill, 1885, Ier vol., p. 306-307.
  7. The Sympathy of Religions. — Unity mission office, 2e édition ; Chicago, 1893.
  8. Cette idée est très praticable ; la librairie Marne a publié, en 1870, sous les auspices de Mgr Dupanloup, les Pensées morales et religieuses de Bacon, Kepler, Newton, Euler, quatre protestans illustres, et l’abbé Migne a admis les œuvres de plusieurs théologiens protestans dans ses Démonstrations évangéliques (Paris, 1842-1888).
  9. Comp. le mémoire de M. Albert Réville sur Les Conditions et les perspectives d’une Religion universelle ; Barrows, II, 1363.
  10. Cosmopolitan (Numéro de décembre 1893).