Le Comte de Sallenauve/Chapitre 38

L. de Potter (Tome Vp. 245-276).


XXXVIII

Crise ministérielle.


La lutte que la coalition, à l’occasion du projet de loi sur les fonds secrets, entama avec le ministère, est restée dans les annales de la tribune comme le souvenir d’un des plus beaux tournois parlementaires dont elle ait été le théâtre.

Acculé à une chute flétrissante, dans le nombre même et l’ardente passion de ses ennemis, le cabinet trouva l’énergie d’une défense désespérée, et, pour protéger le portefeuille, qu’on voulait leur arracher des mains, les conseillers de la couronne eurent des élans de zèle monarchique, soutenus par une habileté de parole qui n’était pas même soupçonnée chez quelques-uns d’entr’eux.

Portant sa plaie au cœur, Rastignac fut plein d’amertume et de colère ; les adversaires souvent luttèrent corps à corps : ministres présents contre ministres passés et futurs. On ne se fait pas une idée de la furie de ces sortes de duels, et, pour ceux des partis qui n’avaient rien à prétendre au bout de la victoire, ce fut, huit jours durant, un délicieux spectacle que celui de ces boxeurs politiques broyant sous leurs coups frénétiques leur renommée, leurs intentions, leurs actes, en un mot, leur passé, leur présent et leur avenir.

Lorsque le débat paraissait près de s’éteindre par l’extrême fatigue des combattants, il prit au colonel Franchessini une idée de le ranimer par l’arrivée de troupes fraîches et qui n’eussent pas encore combattu, et, dans un petit discours spirituel et perfide, dont nous le savons maintenant très capable, suivant l’intention qu’il en avait manifestée à Rastignac, il plaça en quelque sorte Sallenauve, resté jusque-là étranger à la discussion, dans la nécessité de prendre la parole et de se prononcer.

À cette mise en demeure imprévue, le député d’Arcis fit comme un de ces lions puissants que l’on agace dans leur cage, et qui, avant de se mettre en colère et de rugir, regardent autour d’eux, se lèvent pesamment, détirent leurs larges membres, et vont ensuite se recoucher dédaigneusement.

Mais, avisé par un de ses amis, qui, se promenant à cheval dans les bois de Ville-d’Avray, avait reconnu la voiture de la Luigia se dirigeant vers le chalet, Rastignac avait su la visite que la diva, la veille de son départ, avait faite au député ; dès-lors il avait conçu contre lui une jalousie furieuse, et, au lieu de laisser tomber le discours de Franchessini, dont il avait par avance si vivement désapprouvé la pensée, le voilà à son tour montant à la tribune, disant que, dans la situation donnée, il ne fallait pas d’équivoque ; que le ministère n’avait pas besoin d’alliances et d’amitiés douteuses, et qu’il aimait mieux tomber sous les coups de francs ennemis que se sauver par l’hypocrite magnanimité de défenseurs honteux.

À ce coup, Sallenauve demanda vivement la parole, et madame de l’Estorade, qui assistait à la séance, racontait le soir à madame de la Bâstie, qu’au moment où il avait paru à la tribune, elle avait été frappée d’un dégagement immense de ces effluves magnétiques, dont elles avaient remarqué en lui la propriété la première fois qu’il avait dîné chez elle.

Le discours de Sallenauve fut une leçon à tous. Il expliqua que le gouvernement parlementaire n’était pas un rêve en lui-même, mais que dans les dépositaires du pouvoir, il exigeait une probité, une modération, un désintéressement dont il admit que très peu d’hommes étaient capables.

« Il était absurde de vouloir limiter le pouvoir royal au rôle de spectateur passif et indifférent ; mais il fallait aussi que la couronne fût modérée dans ses prétentions d’influence et qu’elle se retînt elle-même sur la pente qui porte tous les pouvoirs à déborder hors de leur légitime sphère d’action.

» Libres par en haut, c’est-à-dire dans leurs rapports avec le trône, les ministres ne devaient pas, vis-à-vis de représentation nationale, se poser dans une servilité complaisante afin de l’avoir pour auxiliaire dans leur résistance aux volontés royales. Ils ne devaient, ni dominer, ni obéir, avec la Chambre ; ils devaient avoir raison et convaincre.

» À leur tour, les députés ne devaient pas accepter le joug de leurs électeurs, ils devaient être leurs représentants, et non pas leurs agents d’affaires, leurs commissionnaires et les entremetteurs de leurs petites ambitions personnelles et des étroits intérêts de localité.

» Or, était-ce de cette manière que depuis plusieurs année s’étaient conduites les affaires du gouvernement représentatif ?

» La couronne avait une tendance à beaucoup empiéter, cela était évident, et des ministres ayant la majorité dans les Chambres avaient été brisés pour s’être mis, même sans beaucoup de bruit et d’éclat, en travers de ses volontés.

» Instruits par cet exemple, les ministres qui étaient alors aux affaires, s’étaient absolument voués à la dépendance royale et, sans essayer de faire de la Chambre une auxiliaire pour la résistance, ils essayaient d’en faire une complice pour leur docilité servile.

» Nommés par l’influence ministérielle, il y avait dans l’assemblée des hommes qui n’hésitaient pas à prendre le titre de députés du Roi, qu’ils trouvaient sans doute plus beau que le titre de députés de la France. Dans tous les cas, ce titre était d’un meilleur rapport, car, à qui l’acceptait, tout l’avancement dans les fonctions publiques et toutes les faveurs.

» À leur tour, les électeurs, voyant comment leurs mandataires se poussaient, avaient l’instinct de trafiquer de leur vote, et à celui qu’ils mettaient en passe de devenir directeur-général ou ministre, était-ce se montrer trop exigeant que de demander la promesse d’une perception ou d’un bureau de papier timbré.

» Ainsi, de bas en haut, se faisait une immense circulation d’égoïsme, qui viciait peu à peu les institutions représentatives et ne faisaient plus qu’un bazar du temple de la loi.

» Quant à nous, ajouta Sallenauve, qui, dans la carrière de la liberté, voulons même aller au-delà du gouvernement parlementaire (ici il y eut une vive interruption, l’idée de la République n’était pas admise dans la Chambre, même du plus loin que ce fût), quant à nous, reprit Sallenauve, si nous étions ces hommes de désordre, enfants perdus de notre parti, dans lequel on s’obstine à voir le parti lui-même, nous ne pourrions qu’applaudir à tous les scandales dont nous sommes témoins ; mais notre ambition n’est pas de faire régner nos idées sur un peuple préalablement démoralisé, et que l’abaissement de tous les caractères ait d’avance façonné à toutes les servitudes, même à celles de la liberté.

» Si pour mon compte je suis resté étranger au mouvement violent qui essaie de déplacer un cabinet-borne (vifs applaudissements), c’est qu’il m’a paru que ce moyen, s’il pouvait réussir contre le ministère, ne ferait que donner plus de pied au système dont il met son étude à devenir la plus humiliante expression. Mais que les ministres ne croient pas que j’entende leur prêter un appui ou franchement déclaré ou prudemment clandestin, je les aime au pouvoir et je voterai les fonds secrets qu’ils nous demandent parce que, dans l’aveuglement de leur zèle monarchique, je les regarde comme les plus grands ennemis de la monarchie. »

(Ici, un portrait satirique du personnel ministériel et résumé de toutes les insuffisances et de toutes les fautes qui devaient le rendre cher aux hommes aspirant aux perspectives de l’avenir, et enfin, un magnifique éloge de la probité, de la modération et du désintéressement, les trois vertus essentielles de l’homme d’État et qui rendent presque indifférente telle ou telle forme de gouvernement).

Après ce discours, dont nous ne donnons qu’une bien froide et bien incomplète analyse, Rastignac essaya de répondre ; mais il empira la situation : et les cris : aux voix ! aux voix ! ayant forcé le président de prononcer la clôture de la discussion, un quart d’heure après, la Chambre prononçait un verdict qui, ne laissant au ministère qu’une majorité de trois voix, le forçait d’aller immédiatement déposer ses portefeuilles entre les mains du roi.

Au sortir de la séance, dans la salle des Pas-Perdus, Sallenauve fut félicité par madame de l’Estorade, qui jamais ne lui avait serré la main de cette manière, et qui lui parut émue jusqu’aux larmes.

— Diable ! mon cher, lui dit de son côté M. de l’Estorade, j’avais tort de vous nier un avenir politique ; je crois que vous faites encore mieux les discours que les statues.

M. de Lanty, accompagnant madame d’Espard s’approcha de lui à son tour, en lui disant tout bas :

— Je crois, si Marianina vous eût entendu tout à l’heure, que sa vocation serait bien aventurée.

Le soir, en arrivant à l’Opéra-Comique, madame Matifat dit tout bas à madame Tancrède, en lui donnant le ger :

— Lis, un peu, ma chère, tu verras comme il parle, notre petit !

Et madame Tancrède fut tellement absorbée par la lecture du fameux discours, que le service de ses loges se fit tout de travers, et qu’elle eut maille à partir avec l’inspecteur du théâtre, qui la menaça de faire son rapport au directeur, et de provoquer contre elle une mise à pied.

Au même moment, à l’hôtel Beauséant se passait une scène des plus fâcheuses. Madame Beauvisage, voyant le ministère renversé et toutes les espérances de sa fortune politique abîmées et perdues, le prit très aigrement avec Maxime, auquel elle reprocha de n’avoir pas su profiter de la présence de ses amis au pouvoir pour se faire arranger une position.

Maxime, qui voyait à-vau-l’eau son espoir de faire une saignée à la caisse des fonds secrets et auquel M. de Chargebœuf n’avait pas donné de bonnes nouvelles de ses démarches auprès de ses amis, n’était pas non plus, ce soir-là, d’une humeur endurante, et il répondit que tout le mal devait être attribué à l’ineptie de Beauvisage ; qu’il s’était sottement sacrifié à la visée de faire de son stupide beau-père un homme politique, et que jamais il n’avait plus misérablement employé près d’une année de sa vie.

— Monsieur, dit alors madame Beauvisage à laquelle Maxime ne répétait que ce qu’elle avait dit vingt fois elle-même, je ne souffrirai pas que vous parliez de mon mari avec ce ton méprisant ; après tout, il est le père de celle qui doit être votre femme. C’est un homme qui a su se faire une fortune, talent que n’a pas eu tout le monde.

— Eh ! madame, l’esprit donne la fortune, tandis que malheureusement la fortune ne donne pas l’esprit.

À ce moment, et cela fut heureux, car on ne sait où aurait été une conversation commençant sur ce ton d’aigreur, Beauvisage qui, après le dîner était sorti pour faire un tour en compagnie de Cécile, rentra avec elle et s’écria :

— C’est drôle, il y a des illuminations dans tout Paris ; il paraît que ce ministère était bien détesté !

Beauvisage était une de ces natures sur lesquelles les manifestations populaires ont beaucoup de prise ; il avait repris ce soir-là les opinions centre-gauche qui primitivement étaient les siennes et triomphait avec les vainqueurs d’un résultat qui semblait à tout jamais lui fermer le chemin de la députation.

Sur ces entrefaites, un domestique apporta le journal du soir, et Cécile s’étant mise à lire pendant que Beauvisage s’endormait au coin de la cheminée, madame Beauvisage et Maxime, un moment réconciliés, commencèrent à lui faire une querelle, lui demandant si leur conversation ne valait pas bien la rapsodie oratoire de Sallenauve.

— Mais il ne paraît pas, répondit Cécile, que ce soit là l’opinion de tout le monde, car voici ce que je lis dans un article du journal : « Le roi, à la suite du remarquable discours prononcé par M. de Sallenauve, a désiré avoir avec lui une entrevue, et nous croyons qu’au moment où nous écrivons, l’honorable député d’Arcis a été reçu au château. »

— Il ne manquait plus que cela ! s’écria madame Beauvisage, qui déjà s’était un peu formée à la langue politique, on va sans doute le charger de former un cabinet ?

— Non, dit Cécile, on lit plus bas : « Au sortir de la séance, les ministres ont déposé leurs portefeuilles entre les mains du roi. M. Thiers a été appelé immédiatement aux Tuileries ; il est chargé de composer un ministère. »

— Alors pourquoi Sallenauve ? demanda madame Beauvisage.

— Parce que chez le roi, répondit Maxime, il y a un vieux levain révolutionnaire, et que partout où la démocratie a un succès, tout roi absolu qu’il voudrait être, ce succès parle à sa fibre. On veut charger sans doute M. de Sallenauve d’être le lord protecteur du cabinet à venir ; un homme dont le passé recèle peut-être des monstruosités, arrivé tout d’un coup à cette importance, c’est à désespérer de l’avenir d’un pays où de pareils scandales sont possibles.

— C’est égal, dit Cécile, qui, malgré l’aigre observation de sa mère, avait continué de lire, il parle mieux que Simon Giguet, et notre pauvre Arcis est un peu plus glorieusement représenté que par ce petit avocat.

— Vous pourriez, mademoiselle, dit Maxime, faire parvenir à M. de Sallenauve l’expression de votre haute admiration. Cela se fait à Paris, et quand un homme arrive à une certaine renommée les bas-bleus ne se font pas faute de lui écrire pour le féliciter.

— Mais pourquoi, dit Cécile, m’empêcher de trouver bien ce que tout le monde admire ? Sans commettre d’inconvenances et tout en gardant à ses ennemis des sentiments peu bienveillants, on s’honore, il me semble, en étant juste avec eux. C’est comme ce discours prononcé sur la tombe de mon grand-père, que maman et vous avez trouvé si ridicule, vous n’avez pu empêcher qu’il ne me fît pleurer quand je l’ai lu.

Ici la porte s’ouvrit, et l’on annonça M. Célestin Crevel. Il paraît que, malgré le parti pris, signifié par madame Beauvisage à son mari, de ne pas recevoir cet homme, la volonté conjugale de M. Beauvisage avait eu cette fois le dessus. Crevel, la semaine d’avant, avait envoyé à madame Beauvisage une truite du lac de Genève qu’il avait reçue, et avait dû être appelé à en prendre sa part, il venait faire ce qu’on appelle vulgairement sa visite de digestion.

— Eh bien ! dit-il en donnant une poignée de main à Beauvisage, que son entrée avait réveillé, Paris est très gai ce soir, on y voit clair comme en plein jour. Je suis passé à la mairie pour voir si l’on n’aurait pas besoin des services de la garde nationale. Mais non, il paraît que c’est de la joie, et qu’il n’y a rien de séditieux. Au fait, ce diable de ministère durait depuis bien longtemps.

— Il me semble, dit Maxime, que cela fait son éloge.

— C’est selon, dit Crevel ; il employait de certains moyens de corruption qui coûtaient gros au pays.

— Vous avez, je crois, été décoré par lui, monsieur, dit madame Beauvisage.

— Non, madame, j’ai été décoré sur la proposition de l’état-major de la garde nationale, qui était un peu mieux en mesure que le ministère d’apprécier les services que j’ai rendus dans les diverses émeutes qui ont ensanglanté la capitale.

— Vous y avez été blessé ? demanda moqueusement Maxime.

— Non, monsieur, mais j’aurais pu l’être, du reste, en voyant la variabilité (il voulait dire l’instabilité) du pouvoir, je me félicite tous les jours de plus en plus du parti que j’ai pris de ne pas me mettre dans la politique ; voilà des hommes qui ce matin étaient tout-puissants et que personne demain ne regardera plus.

— Pourtant M. de Rastignac, dit madame Beauvisage, n’en restera pas moins le comte de Rastignac, pair de France, et gendre du riche banquier Nucingen ; et, quoiqu’il ne soit plus ministre, s’il donnait un concert comme celui où nous avons eu l’avantage de vous rencontrer l’autre jour, je ne crois pas que son invitation vous parût devoir être refusée.

— Moi, madame, je ne prouve rien ; je ne suis pas un homme politique, je suis un homme de plaisir.

— Et de guerre, le cas échéant ! dit insolemment Maxime.

— Oui, môôsieu, dit Crevel d’un ton un peu piqué, et je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve qu’il y a plus de courage à un ancien parfumeur, à un ancien marchand de savon et de teinture pour les cheveux, à aller affronter la mitraille qu’à un traîneur de sabre dont c’est le métier.

Pour Crevel c’était passablement bien répondre, et la manière dont il avait fait allusion, sans en avoir l’air, à cette ridicule manie de ci-devant jeune homme que tout le monde savait à M. de Trailles, fit courir sur les lèvres de Cécile un sourire imperceptible qui fut cependant remarqué par l’intéressé, et qui devait plus tard amener un orage.

La conversation dès-lors devint froide et languissante et, peu après, Crevel se leva et prit congé.

Comme il était reconduit par Beauvisage :

— Ta femme et ton gendre, dit l’ancien parfumeur, ont un air que je ne leur reviens pas beaucoup ; mais, ma foi ! c’est à deux de jeu, et l’on ne me verra pas souvent fouler les tapis de ton hôtel.

— Non, dit Beauvisage, c’est quen vois-tu, ce soir, la chute du ministère les défrise, et toi qui vas leur dire qu’il durait depuis trop longtemps !

— Du reste ! il ne s’agit pas de ça, et puisque tu n’as pas la liberté de dîner en ville sans dire où tu vas, j’étais venu t’annoncer qu’après-demain je te donnais à déjeuner avec Héloïse, qui te ménage la surprise de te faire trouver avec Antonia.

— Bah ! fit Beauvisage, et avec qui est-elle à l’heure d’aujourd’hui ?

— Avec personne, mon vieux, et avec toi si tu oses une bonne fois secouer les chaînes de ta pédante de femme.

— Après-demain, dit Philéas, il me semble que j’ai une affaire.

— Ah ! tu renâcles, mon cher, dit Crevel ; je le vois bien, tu as peur de la houssine de ta femme.

— Non, vraiment, j’ai une idée d’avoir un rendez-vous pour ce jour-là.

— Allons, mon cher, voyons, un peu d’indépendance… Antonia s’est très bien souvenue de toi, et elle dit qu’elle n’a jamais vu un maire plus gentil, et qui doive mieux marier au treizième.

Beauvisage ne comprit pas le sel de cette plaisanterie toute parisienne ; mais sensible au souvenir de mademoiselle Chocardelle, il finit par se rappeler qu’en effet le surlendemain il était libre et il promit d’être de la partie arrangée.

Dangereuse pente que celle sur laquelle il mettait le pied !