Le Comte de Sallenauve/Chapitre 33

L. de Potter (Tome Vp. 65-94).


XXXIII

La coalition.


Est-il bon que les ministres restent longtemps en place ? Grande question qu’il n’est pas facile de trancher.

Sans aucun doute, on peut dire pour l’affirmative qu’un homme dès longtemps habitué à tenir les rênes de l’État, doit avoir la main plus sûre et plus ferme ; qu’ayant eu le loisir de s’instruire jusque dans le détail, son coup d’œil d’ensemble est plus clairvoyant ; que sachant bien tous les êtres des moindres affaires, il est moins exposé à la surprise et à l’erreur, qu’il peut avoir des plans, et les suivre. En somme, presque tous les hommes qui ont occupé avec éclat le pouvoir y ont fait un séjour prolongé. Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois, n’ont quitté le ministère qu’avec la vie ; le duc d’Olivarez gouverna l’Espagne pendant vingt-deux ans ; le marquis de Pombal, le Portugal pendant dix-sept ; M. de Metternich n’a vu finir qu’en 1848 une carrière ministérielle commencée vers 1811.

Par contre, pourtant, il est à remarquer que la chute ou la mort de ces grands ministres ont presque toujours été accompagnées de bruyants témoignages de satisfaction, ce qui laisserait croire qu’ils avaient fini par peser sur les pays qu’ils gouvernaient avec tant de gloire. Souvent même les souverains qui les avaient si longtemps maintenus aux affaires, ont été vus s’associant à l’expression de la joie publique. On ne devient pas, en effet, un homme nécessaire, sans passera à être un homme absolu, et difficilement, en devenant absolu, on parvient à rester agréable. Il pourrait donc se faire que, même à un point de vue général, il en fut des ministères comme des folies, et que les plus longs ne fussent pas les meilleurs.

Mais, dans tous les cas, au point de vue particulier du gouvernement parlementaire, la question ne fait pas question, et les longs ministères y sont un danger pour mille raisons faciles à déduire.

Dans ce mode de gouvernement, les ministres se font bien moins par la désignation du souverain que par celle de l’opinion publique, puissance essentiellement mobile et variable ; leur vie doit donc être en rapport avec ses vicissitudes : le flot qui les apporta doit les remporter, en se retirant.

Il n’est pas nécessaire que des ministres parlementaires soient des hommes, comme dit La Fontaine au long espoir et aux vastes pensées ; l’administration tout au plus est dans leurs mains, et non le gouvernement. La représentation nationale et le pouvoir royal doivent seuls avoir de lointains horizons, parce qu’eux seuls, constitués d’une manière immuable, peuvent espérer la complicité du temps, et sont assurés de leur lendemain.

Dans le gouvernement parlementaire l’ambition est de droit : tout homme qui se sent pouvoir est admis à vouloir ; chacun a donc la liberté de prétendre aux affaires, une fois qu’il a constaté une certaine capacité de les diriger. Qu’arrive-t-il lorsqu’un ministère a vécu au-delà d’un certain délai moral ? que les autres aspirants s’impatientent à la porte ; qu’après avoir commencé par y frapper discrètement, ils l’ébranlent du poing et du pied, et finissent même, si cela dure, par vouloir l’enfoncer.

D’autre part, les gens de l’intérieur, qui ne sont jamais pressés de sortir, s’entêtent à la position qu’ils ne savent plus quitter ; ils s’y fortifient à tout prix, s’y barricadent ; de là ces abus d’influences pratiqués sur le corps électoral et sur la majorité des assemblées, et que les gens mal élevés appellent brutalement corruption et marchés de consciences.

Que si cet état violent se perpétue, la finesse de se mettre deux, trois et quatre contre un, pour être les plus forts, vient tout naturellement à l’esprit.

En vue de déplacer ce cabinet immeuble qui dérange la navette des ministères devant se succéder avec une certaine périodicité et qui recule le jour tacitement convenu pour chacun, de faire le quart gouvernemental, finissent par se former de monstrueuses alliances de partis ; or, c’était à une attaque de ce genre que pour la session prorogée de 1839, le ministère où Rastignac jouait un rôle chaque jour plus considérable, allait se trouver exposé.

Canalis avait été ministre, donc il voulait le redevenir. Ce sont là deux idées qui s’enchaînent, comme l’heure qui finit à celle qui commence. Sa position parlementaire ne comportait pas qu’il fût le chef de la coalition qui se préparait. Jusque-là il n’avait occupé qu’un petit ministère, celui de l’instruction publique, mais au moins put-il se montrer l’un des ardents promoteurs de la levée en masse des partis dans la Chambre. Faisant le rôle du tambour qui bat le rappel, les peines qu’il se donna pour discipliner, organiser, ameuter, enrégimenter, furent inimaginables. On ne s’étonnera donc pas de le voir, le lendemain du jour où la curiosité politique de Bricheteau avait été si vivement excitée, arrivant à Ville-d’Avray et interpellant, comme il suit, Sallenauve, auprès duquel il se sentait entré, par le côté d’un service rendu :

— Eh ! mon cher, que devenez-vous ? Nous avons eu l’autre soir, chez Lemardelay, une réunion où se trouvaient tous les hommes considérables de tous les partis et ceux du vôtre en particulier ; votre absence, ce qui est une grande flatterie pour votre importance, y a été beaucoup remarquée ; mais ce qui n’est pas également agréable, elle vous vaut ce matin deux ou trois attaques extrêmement vives, dans les journaux de différentes couleurs.

— Ah ! je suis semoncé ! dit négligemment Sallenauve.

— Mais d’assez rude façon et notamment dans le National, où vous avez, je crois, des amis et des intérêts. Vous ne lisez donc rien ? La villégiature pourtant ne va pas jusqu’à fin novembre ; vous n’avez plus de feuilles à vos arbres, et il ne faudrait pas rester ici à rêver. Vous êtes un des plus remarquables arguments dans la question de l’aptitude des hommes d’imagination au maniement des affaires. Si c’est ainsi que vous défendez notre cause, elle sera bientôt compromise et perdue.

— Mais qui vous dit, demanda Sallenauve, qu’il y ait dans mon fait incurie et non préméditation ?

— Ah ! dit Canalis qui était l’un des plus grands comédiens du monde, vous voudriez vous tenir à l’écart ? Au fait, c’est un rôle à jouer comme un autre, et j’y avais un moment pensé pour moi-même ; mais où mène-t-il ? Je n’aime pas me donner la peine de planter pour ne rien voir naître.

— Vous vous trompez, dit Sallenauve, jamais pas plus dans l’art que dans ma conduite, je n’ai visé à l’effet. J’ai pu préméditer mon attitude, mais je ne l’ai pas calculée.

— Très bien, dit Canalis, vous n’avez pas un intérêt mais vous avez au moins une raison pour ne pas entrer dans notre ligue du bien public ; serait-ce se montrer indiscret que de vous demander le pourquoi de cet isolement ?

— Non, mais vous d’abord, cher collègue, le pourquoi, s’il vous plaît, de votre rassemblement tumultueux ?

— Parbleu ! nous voulons mettre un terme aux envahissements chaque jour plus dessinés de la prérogative royale ; nous voulons la vérité du gouvernement constitutionnel et qu’il ne soit pas plus longtemps faussé et dénaturé ; nous voulons enfin déplacer un ministère insuffisant, qui se cramponne au pouvoir et qu’il faut bien en précipiter puisqu’il ne lui plaît pas d’en descendre.

— Je trouve comme vous, répondit Sallenauve, que le cabinet actuel est peu capable, et que, pour se maintenir au affaires, il compromet l’avenir en développant outre mesure, en haut lieu, les instincts du gouvernement personnel. Mais ce que je n’admets pas, c’est qu’en renversant ce ministère par le procédé turbulent auquel vous vous associez, vous arriveriez à faire rentrer dans son lit la prérogative royale. Il me semble, au contraire, que vous lui faites la partie meilleure ; ce n’est pas une digue, c’est un barrage que vous allez établir, et vous n’arrêterez un moment le cours de l’eau que pour lui donner plus de force et d’élan.

— Ce point de vue est curieux, dit Canalis, et quelques développements n’y seraient pas inutiles.

— Combien êtes-vous, demanda Sallenauve, pour l’œuvre que vous allez faire ? Au moins trois partis ; la droite mécontente, le centre gauche, la gauche pure ; je ne parle que pour mémoire de l’opinion légitimiste qui compte environ vingt-cinq membres dans la Chambre, et du parti démocratique, le mien, qui s’y trouve à peine représenté.

— Eh bien ? dit Canalis.

— Vous prétendez que je ne lis rien, reprit Sallenauve : l’autre jour, un article de journal m’a au contraire très vivement frappé. Homme intelligent et de précaution, le journaliste engageait les chefs des différents partis qui, dans la question des fonds secrets, vont se liguer contre le cabinet, à s’entendre d’avance sur le ministère qui doit sortir de la victoire. Sachons bien, disait-il, quand nous serons à l’hallali, quelle sera la part de chacun : les bons comptes, ajoutait-il spirituellement, font les bons amis.

— Je trouve, moi, dit Canalis, que ce journaliste est un sot ; d’une grande manifestation politique il faisait un compte d’intérêts.

— C’est, en effet, un homme positif, qui veut qu’on s’assure les bénéfices de son œuvre et, en supposant que ce qu’il conseillait soit praticable, le procédé indiqué par lui est le seul qui puisse promettre un résultat.

— Ce qui veut dire dans votre pensée que la constitution d’un cabinet après celui-ci sera devenue très difficile ?

— Au contraire, dit Sallenauve, le lendemain de la victoire rien ne paraîtra plus aisé ; pour me servir d’une expression vulgaire, cela paraîtra simple comme bonjour : prendre tous les chefs de la coalition et en former un ministère, vous verrez que le roi, sans sourciller devant son pauvre cabinet Rastignac mis en pièces, sera le premier à vous le proposer. Mais alors commenceront les difficultés. Voulez-vous que les hommes de la droite livrent le gouvernement aux hommes de la gauche, et réciproquement ? C’est impossible. Cependant tous auront également travaillé ; pourquoi dans les salaires de la différence ? Vous me direz que le centre gauche, en sa qualité d’opinion métis, sera là pour les départager ; mais le centre gauche, c’est quelque chose qui ressemble aux hermaphrodites ; ayant deux sexes au lieu d’un seul, par cela même ils sont impropres à la génération, et autant dire alors des eunuques. Le Royal vaincu, cependant, du haut de son nuage, assistera à tout ce tripot, où l’on fera et défera chaque matin des combinaisons nouvelles, sans pouvoir s’entendre solidement sur aucune. Il laissera les amours-propres s’irriter, l’aigreur peu à peu succéder à la cordiale entente, se contentant de vous dire à chaque avortement nouveau : Voyez, messieurs, arrangez-vous, cela vous regarde. Le pays, de son côté, commencera à s’inquiéter de ne point être gouverné ; la bourgeoisie, qu’on croirait si passionnée pour ses franchises, a bientôt fait de prendre l’épouvante quand on lui rend la main et qu’elle ne sent plus le mors et la bride. Une réaction, peu à peu, se fera dans l’opinion publique ; elle croira entrevoir en vous ce que vous n’êtes pas, j’aime à le croire, des ambitieux et des coureurs de portefeuilles. Enfin, un beau matin, quand le roi s’apercevra que le cri public est monté au diapason voulu, il débauchera quelques-uns des coalisés, ceux-là même qui auront crié le plus fort, parce qu’ils étaient les plus empressés à faire la place libre, et, en leur proposant de faire avec lui un cabinet, il n’aura pas même besoin de leur expliquer que c’est aux conditions anciennes de sa suprématie et de sa haute direction acceptées. Le pays, lui, laissera faire, parce qu’ayant vu la vanité de la campagne entreprise pour limiter le pouvoir royal, il arrivera à se persuader que cette limitation est décidément dangereuse ou impossible. En somme, la couronne, que vous aurez voulu maigrir, sortira plus grasse et mieux portante de cette épreuve ; moi qui ne lui trouve déjà que trop d’embonpoint, je ne veux pas m’associer à une pareille duperie, et voilà pourquoi l’autre jour vous ne m’avez pas vu à la réunion Lemardelay.

— Mais, si vous voyez comme nous la maladie, quel est donc le remède que vous proposez ?

— Le premier de tous et le plus efficace, la patience. Aujourd’hui le ministère sent la majorité lui échapper ; il a été tout surpris de l’avoir encore dans les mains au commencement de la session ; j’attendrais qu’elle eût tout à fait glissé de ses mains, mais naturellement, par la constitution d’une autre majorité vraie, et qui ne fût pas un tohu-bohu de trois ou quatre minorités juxtaposées.

— Et ensuite ?

— De la majorité qui se dessinerait sortirait un ministère homogène ; alors, s’il était composé d’hommes honnêtes, intelligents et fermes, qui fussent toujours prêts à mettre le marché à la main devant la volonté royale, quand elle penserait à violenter leurs convictions, ce ministère, sans scandale et sans bruit, arriverait au résultat que vous vous proposez.

— Très bien ! dit Canalis, mais des ministères comme vous les composez là, mon cher, avec des hommes à la fois intelligents, honnêtes, fermes et toujours prêts à jouer leur portefeuille, ne se rencontrent pas si souvent que vous semblez le supposer.

— Alors, dit Sallenauve, mon parti et moi sommes dans le vrai quand nous croyons entrevoir la fin de tout ceci ; là où l’on veut beaucoup de liberté, il faut beaucoup de sagesse et de vertus ; voilà ce que je ne cesse de répéter aux républicains mes amis, et ce qu’il faut dire aussi aux partisans du gouvernement parlementaire, qui, après tout, n’est qu’une république tempérée avec un président inviolable, inamovible et héréditaire placé sur le faîte de l’édifice pour le couronner.

À ce moment le vieux majordome annonça le marquis de Ronquerolles.

Le marquis était un ardent conservateur, ce que l’on appelait alors un homme du château.

La coalition, étant la grande affaire du moment, il ne fut question d’autre chose entre le pair de France et les deux députés.

Le marquis, pour combattre une idée qui inquiétait beaucoup le ministère dont il était l’ami, amena dans le débat des arguments d’un tout autre ordre que ceux dont Sallenauve s’était servi.

Il déclara que cette entente des partis était une association monstrueuse, immorale, attentatoire à la probité du gouvernement représentatif.

Canalis soutint que rien n’était plus justifié que le procédé de ces mêmes partis. Moralement sinon numériquement, le ministère n’avait plus la majorité, et il s’obstinait à détenir le pouvoir. C’était un vieux chicot à déraciner et avec lequel on ne pouvait se servir des instruments réguliers. Après tout, aucune des opinions marchant de conserve ne mettait son drapeau dans sa poche ; on restait Prussien, Anglais, Russe, Autrichien, comme avaient fait les nationalités quand elles s’étaient coalisées contre un danger commun.

La discussion dura deux heures ; les mêmes arguments furent présentés sous mille faces ; on s’était harassé, enroué, et, sans Sallenauve qui sut maintenir le débat dans une atmosphère tempérée, on en fût venu aux gros mots, mais on ne s’était pas convaincu.

Voyant que Canalis, qui voulait après son départ faire sur Sallenauve un dernier effort, ne lui laissait pas la place, le marquis se décida à faire connaître devant le poète-député l’objet de sa visite ; peut-être même ne fut-il pas fâché d’être contraint à cette sorte d’indiscrétion.

— Cher monsieur, dit-il à Sallenauve, pour la première fois que j’ai l’honneur de vous voir chez vous, j’ai l’audace de venir vous demander une grâce insigne.

— Heureux de vous l’accorder, répondit Sallenauve, si cela m’est possible.

— Ma bien bonne amie, madame d’Espard, continua le marquis, a la manie, vous le savez, d’un salon politique ; toutes les illustrations de l’époque ont successivement passé dans cette lanterne magique, et vous seul manquez à son médailler, Je lui ai promis, peut-être un peu étourdiment, de compléter sa collection, et d’aujourd’hui en huit, si cela ne vous était pas trop désagréable, la marquise serait heureuse de vous avoir à dîner ; voilà une carte dont je me suis chargé pour vous.

Que faire avec une invitation s’entourant de tout cet appareil de précautions ? se donner l’air d’un ours, ou accepter.

Sallenauve accepta, et le marquis se trouva très heureux d’avoir réussi dans sa négociation.

Canalis n’ayant pu faire du député d’Arcis une recrue, le quitta, au contraire, assez mécontent. Canalis était un homme entier, cumulant l’amour-propre d’un poète avec celui d’un ancien ministre. Il trouvait à la moindre de ses démarches assez de valeur pour ne pas comprendre qu’on n’en fît pas le plus grand état.

Il savait madame d’Espard très liée avec Rastignac, et son salon très ardemment opposé à la coalition. Sallenauve avait accepté une invitation chez elle ; donc, il était en train de s’arranger avec le ministère, et, le lendemain, dans le monde politique, il n’était question que de la prochaine conversion du député républicain aux plus ardentes idées conservatrices. Voilà ce que c’est que la liberté de conscience selon les partis, et ce qui vous arrive quand on se permet de ne pas aller chez Lemardelay.