Le Comte de Chanteleine/Chapitre XIII

Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 78-79).

XIII. — le prêtre mystérieux.


En effet, cette absence de prêtres dans le département avait nécessairement suspendu l’exercice de la religion ; les populations des campagnes souffraient surtout de cet état de choses. Et cependant, plutôt que de reconnaître les assermentés, elles se renfermaient dans leurs maisons et fuyaient les églises ; aussi les enfants naissaient sans recevoir le baptême, les mourants mouraient sans avoir été administrés, les mariages ne pouvaient se célébrer ni religieusement, ni même civilement, car les troubles n’avaient pas même permis d’installer les bureaux de l’état civil.

Cependant, pendant la dernière quinzaine d’avril, un changement manifeste se produisit dans les campagnes de la partie du Finistère comprise dans un rayon de quelques lieues autour de Douarnenez ; il devint bientôt évident qu’un prêtre était revenu dans le pays accomplir sa noble mission en bravant des dangers sans nombre.

Ce fut une chose qui d’abord se dit à l’oreille ; il ne fallait pas éveiller l’attention des espions que les municipalités entretenaient en tous lieux ; mais enfin il paraissait certain qu’un homme mystérieux allait et venait dans le pays ; par les mauvais temps, dans les orages, et la nuit, un inconnu, toujours seul, parcourait les campagnes, visitait les villages, tantôt Pont-Croix, tantôt Crozon, Douarnenez, Pouellan ; non-seulement il se transportait au sein des paroisses, mais aussi dans les maisons les plus isolées.

Il paraissait connaître parfaitement le pays et être au courant de ses besoins. À la naissance d’un enfant, il accourait ; il apportait des consolations et les derniers sacrements aux moribonds ; on le voyait peu, car sa figure était le plus souvent voilée ; mais on n’avait pas besoin de le voir, il suffisait de l’entendre pour reconnaître en lui le ministre d’une religion de charité.

Ce fait, d’abord peu connu, ne tarda pas à attirer l’attention publique. Bientôt on en causa à Douarnenez.

— Cette nuit, il est venu chez la mère Kerdenan et il l’a administrée, disait celui-ci.

— Avant-hier, il a baptisé l’enfant aux Brezenelt, répondait celui-là.

— Profitons-en, pendant qu’il est là, répliquaient naïvement les autres, car il pourrait bien lui arriver malheur.

Les habitants de cette côte, en somme de pieuses gens, étaient heureux de la présence de cet inconnu, qui renouvelait la situation morale du pays.

Il y avait un vieux tronc de chêne sur la route de Douarnenez à Pont-Croix, où ceux qui réclamaient les secours de la religion déposaient un billet, un mot, un signe quelconque, et, la nuit suivante, le prêtre mystérieux apparaissait.

Vu leur isolement, les hôtes de Locmaillé ne connurent pas d’abord ce nouvel état de choses ; il ne causaient guère avec leurs voisins, et ils s’enfermaient volontiers chez eux. Pendant deux mois, au moins, cette sainte mission fut exercée sans qu’ils en fussent instruits, sans qu’ils pussent en profiter pour leur compte.

Cependant, le bonhomme Locmaillé apprit ce qui se passait ; il en dit quelque chose à Kernan ; le Breton n’eut rien de plus pressé que d’en parler à son maître ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du comte.

— Ma foi, dit Kernan, ce prêtre-là doit être un homme courageux et dévoué, car il faut du dévouement et du courage pour agir ainsi.

— Oui, répondit le comte, mais il en est récompensé par le bien qu’il répand autour de lui.

— Sans doute, notre maître, et je m’explique que les habitants de cette côte soient heureux de sa présence dans le pays ! Savez-vous que c’était dur de mourir sans confession !

— Oui, répondit le comte.

— Pour moi, reprit le Breton avec une conviction profonde, c’eût été la pire des douleurs ; l’enfant nouveau-né peut attendre son baptême, et chacun a le droit de remplacer le prêtre auprès d’un berceau ; les jeunes gens peuvent remettre le mariage à des temps plus heureux ! Mais mourir sans un confesseur à son chevet, il y a de quoi désespérer !

— Tu as raison, mon pauvre Kernan.

— Mais j’y pense, reprit le Breton, voilà qui fera plaisir à M. Henry ! Nous devons beaucoup à ce courageux jeune homme ; heureusement, il nous sera facile d’être reconnaissants envers lui ! Savez-vous que ma nièce aura là un mari sur lequel elle pourra compter ! Et certainement, en lui permettant de la sauver, le ciel la lui réservait pour l’avenir !

— Nous devons le penser, Kernan, répondit le comte ; puisse cette chère enfant être heureuse comme elle le mérite ! Elle a été assez éprouvée pour que le ciel lui donne désormais une existence heureuse. Mais avant de parler de ce prêtre au chevalier, Kernan, laisse-moi arranger cette affaire.

Kernan promit de ne rien dire, mais le chevalier ne tarda pas à entendre parler de ce qui faisait la conversation de tout le pays. Aussitôt il vint entretenir Kernan de sa grande découverte, et le Breton ne put s’empêcher de sourire.

— Parlez-en ce soir à souper, lui dit-il, et vous verrez ce qu’on vous répondra.

Henry suivit le conseil de Kernan, et le soir même, après avoir tendu la main à Marie, il appelait le comte de Chanteleine du nom de père.

— Mais ce prêtre, dit-il, qui le verra ?

— Moi, dit le comte.

Marie se jeta dans ses bras.

— Cela va bien, cela va bien, dit Kernan, et cela nous portera bonheur. Je ne serais pas étonné que ce fût la fin de la fin. Ah ! monsieur Henry, vous nous l’aimerez bien.

— Oui, mon oncle, répondit Henry en se précipitant au cou du Breton.

Un long mois se passa encore ; le comte ne parlait plus du prêtre mystérieux. L’avait-il vu ? Henry osait à peine s’informer. Mais un soir, le comte annonça à ses enfants que leur mariage serait célébré dans les grottes de Morgat le 13 juillet ; c’était trois semaines de patience.

Il fallait donc se résigner et attendre. Le temps paraît bien long, qui mène au bonheur, et cependant c’est encore celui qui marche le plus vite ; on s’occupait de mille petites choses. Kernan voulut que Marie fût belle dans son costume de mariée, et il dépensa quelques vieux écus à lui acheter un ruban par-ci, une guimpe par-là. Henry se ruina véritablement, ce qui ne fut pas difficile ; sans en rien dire, il alla un jour à Châteaulin et rapporta un bel habillement de paysanne bretonne.

Il faut dire aussi que Kernan tint à honneur de figurer dans la cérémonie avec de bons gros souliers, et il n’y eut pas jusqu’au bonhomme Locmaillé qui ne voulût avoir des sabots neufs.

Enfin, tout fut prêt bien avant le jour fixé. Henry s’inquiétait toujours du prêtre ; il aurait voulu le voir. Ayant appris l’histoire du tronc d’arbre, il s’y rendit un matin, et déposa un billet qui rappelait au curé mystérieux cette importante date du 13 juillet, et les grottes de Morgat.

Quelques instants après un homme d’assez mauvaise mine s’emparait du billet et disparaissait aussitôt.

Enfin, la veille du grand jour arriva ; la dernière soirée se passa dans la salle basse. Henry ne pouvait contenir son bonheur. Le comte entretint ses enfants des grands devoirs de la vie, et comment il fallait les accomplir ; il leur dit des choses touchantes ; Henry et Marie se jetèrent à ses genoux et lui demandèrent de les bénir.

— Oui, dit le comte, que le ciel vous bénisse ! qu’il vous absolve par ma voix ! qu’il vous garde pendant le reste de votre vie ! oh ! oui, mes enfants bien-aimés, qu’il accomplisse les bénédictions d’un père.

Puis, les relevant, il les serra tous les deux dans ses bras.