Le Comte de Chanteleine/Chapitre IX

Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 45-48).

IX. — douarnenez

Douarnenez, en l’an II de la République, ne comptait encore qu’une vingtaine de familles de pêcheurs ; la réunion de ces maisons, faites d’éclats de granit, offrait un pittoresque coup d’œil à qui arrivait par mer.

Le bourg, longtemps caché derrière les sinuosités de la côte, apparaissait tout à coup, dominé par le clocher solitaire d’une église située au sommet d’une colline.

Le bourg, étendu au fond même de la baie, venait baigner ses pieds dans les hautes vagues ; les toitures des maisons étaient recouvertes de grosses pierres, afin de résister aux vents violents du nord-ouest.

La côte de la Bretagne, depuis Concarneau jusqu’à Brest, est échancrée par une suite de baies de toutes grandeurs.

Les plus importantes sont celles de Douarnenez et de Brest, qui mesurent jusqu’à vingt-cinq lieues de tour ; les baies d’Audierne, des Trépassés, de Camaret, de Dinan ne forment que des anses, à proprement parler ; entre toutes, la baie de Douarnenez est la plus mauvaise, et de nombreux naufrages lui ont assuré une sinistre réputation.

Sa partie méridionale est formée par une langue de terre presque droite, une pyramide renversée de huit lieues de long, qui va s’enfoncer dans l’Océan à la pointe du Raz.

Sa base a environ quatre lieues de largeur au méridien de Douarnenez ; là se rencontrent les paroisses du Poullan, de Benzec, de Cleden, d’Audierne, de Pont-Croix, de Plogoff et quelques villages épars.

La partie nord de la baie est faite d’une immense courbure de la côte, que vient terminer brusquement le cap de la Chèvre. Là se trouvent situées les magnifiques grottes de Morgat. Au-dessus, on aperçoit les montagnes d’Aray, estompées par la brume.

La baie, n’étant pas suffisamment fermée, reste exposée à toutes les tempêtes du large.

Aussi la mer y est-elle toujours mauvaise ; les pêcheurs, aventurés dans leur chaloupe, s’y voient souvent en perdition, et, devant leur petit port de refuge, ils restent des journées entières sans pouvoir attérir.

Le bourg est situé à l’embouchure d’une petite rivière qui est à sec à marée basse. C’est là que les bateaux de pêche vont se réfugier par les mauvais temps, car la jetée qui couvre actuellement le petit port n’existait pas alors, et les maisons du rivage étaient battues d’écharpe par les vagues.

L’extrémité de la petite rivière, du côté du bourg, se nomme le Guet.

C’est à cette pointe même que s’élevait la petite maison du bonhomme Locmaillé. De ses fenêtres latérales, on pouvait apercevoir toute l’échancrure de la baie, depuis le cap de la Chèvre jusqu’à Douarnenez. Cette maisonnette se distinguait peu des roches environnantes ; elle n’était pas belle, mais solide et sûre.

Elle se composait d’une salle basse, avec une large cheminée autour de laquelle on suspendait les filets mouillés et les engins de pêche, et de trois petites chambres au-dessus, d’où l’on apercevait la barque du pêcheur échouée ou flottante dans la rivière, suivant les caprices de la marée.

Elle était habitée par le bonhomme Locmaillé, âgé de soixante ans, un serviteur dévoué de la famille, un autre Kernan, moins l’instruction.

C’est là que furent reçus le comte de Chanteleine et sa fille ; le bonhomme leur fit comprendre qu’ils étaient chez eux, et en entrant ils ne purent retenir un soupir de satisfaction ; cette humble cabane leur apparaissait comme un lieu de refuge, sinon un lieu d’asile.

Bien que la demeure fût petite, Henry trouva moyen de réserver une chambre pour la jeune fille, une autre pour le comte et même une sorte de petit cabinet pour lui ; suivant la coutume, ces chambres ne communiquaient pas avec la salle basse, et on y arrivait par un escalier de pierre construit extérieurement.

La grande salle convenait parfaitement au bonhomme Locmaillé et à Kernan, décidé à devenir un pêcheur déterminé, en attendant mieux.

Les installations ne furent pas longues ; un feu de sarment crépita bientôt dans la chambre de Marie, et une demi-heure après son arrivée à Douarnenez, elle était véritablement chez elle. Pour la première fois, le père et la fille pouvaient se trouver enfin seuls, et ils se retirèrent. On respecta leur isolement.

Pendant ce temps, Kernan, aidé de Locmaillé, prépara un déjeuner frugal, fait de poissons frais et de quelques œufs ; lorsque le comte et sa fille redescendirent, les proscrits s’installèrent dans la chambre basse ; ils mangèrent dans des écuelles avec de l’argenterie de bois noir, sans linge, sur une table raboteuse, mais au moins en sûreté dans cette maison de pêcheur.

— Mes amis, dit le chevalier, le Ciel nous a protégés en nous conduisant jusqu’ici, mais il ne veut nous aider qu’à la condition que nous nous aiderons nous-mêmes ; parlons donc de nos projets à venir.

— Mon cher enfant, répondit le comte, nous nous en rapportons à vous ; je remets ma vie et celle de ma fille entre vos mains !

— Monsieur le comte, dit le chevalier, je crois que le temps de vos grandes douleurs est passé, et j’ai bon espoir pour l’avenir.

— Moi aussi, dit Kernan, vous êtes un digne jeune homme, monsieur Henry, et à nous cinq, il faudra bien que nous nous tirions d’affaire ; mais, dites-moi, notre arrivée dans le pays ne paraîtra-t-elle pas extraordinaire ?

— Non ! Locmaillé a dit à qui voulait l’entendre qu’il attendait ses parents à Douarnenez.

— Bien, répondit le Breton ; mais ne peut-on trouver singulier cet accroissement de famille ?

— Non ; M. le comte de Chanteleine est mon oncle, et Mlle  Marie ma cousine.

— Votre sœur, monsieur Henry, dit la jeune fille, votre sœur ! N’ai-je pas à remplacer près de vous cette noble fille qui n’est plus ?

— Mademoiselle ! fit Henry avec l’accent de la plus vive émotion.

— Cela se peut ! cela se peut, répondit Kernan ; moi, je serai le cousin du bonhomme Locmaillé, si cela lui va.

— Trop honoré, fit le vieux pêcheur.

— Eh bien, la famille sera complète, une famille de pêcheurs ; ce ne sera pas la première fois que notre maître et moi, nous ferons ce métier ; nous n’étions pas maladroits, dans notre jeunesse, et j’espère que nous n’aurons pas trop perdu.

— Eh bien, fit le chevalier, dès demain nous courrons la baie de Douarnenez ! La barque est-elle en état, Locmaillé ?

— Toute parée, répondit le bonhomme.

— Mes amis, dit alors le comte, si nous devons rester dans ce pays, s’il nous faut y braver la tourmente révolutionnaire, si nous ne pouvons fuir plus loin de nos ennemis, j’approuve sans réserve vos arrangements ; mais devons-nous renoncer à l’espoir de passer à l’étranger ?

— Monsieur le comte, répondit Henry, si un pareil projet eût été praticable, croyez bien que je vous l’eusse déjà proposé ; mais moi-même, depuis longtemps, j’ai voulu fuir en Angleterre, sans en trouver le moyen ; tout ce que je puis vous promettre, c’est que si l’occasion se présente, nous ne la manquerons pas, et peut-être, à prix d’or, pourrons-nous la faire naître.

— Malheureusement, il me reste peu de ressources.

— Et moi, je n’ai pour vivre que mes bras et mon bateau.

— Bon ! bon ! dit Kernan, nous verrons plus tard ! Mais actuellement, notre maître, fussiez-vous dix fois plus riche, et eussions-nous une bonne chaloupe à notre disposition, que je ne conseillerais à personne de s’y embarquer. Nous sommes dans les mauvais mois de l’hiver et la mer est terriblement dure en dehors de la baie. Les tempêtes nous rejetteraient bientôt sur quelque point de la côte, où nous pourrions nous trouver fort mal pris, et ma nièce Marie ne doit pas affronter un pareil danger. Dans les beaux jours, si Dieu n’a pas encore eu pitié de la France, on verra ce qu’il y aura à faire ; mais maintenant, nous n’avons rien de mieux à imaginer que de pêcher, puisque nous sommes des pêcheurs, et de vivre tranquilles dans ce pays.

— Bien parlé, Kernan, dit le chevalier.

— Bien dit, mon bon Kernan, répondit le comte, sachons donc nous résigner, et, sans demander l’impossible, contentons-nous de ce que le ciel nous donne.

— Mes amis, dit alors la jeune fille, si mon oncle Kernan a parlé, nous devons l’écouter, car il est de bon conseil : il sait bien que je n’aurais pas reculé devant les dangers de la mer ; mais puisqu’une traversée lui paraît impraticable, il faut nous regarder comme arrivés au port et attendre, nous ne sommes pas riches, eh bien, nous travaillerons, et pour mon compte, je veux apporter mon faible contingent à la communauté.

— Oh ! mademoiselle, fit vivement le jeune homme, c’est un dur métier que le nôtre ; vous n’avez pas été élevée comme les femmes et les filles de nos pêcheurs ; nous ne pouvons pas vous exposer à de pareilles fatigues. D’ailleurs, nous vous gagnerons votre pain de chaque jour.

— Pourquoi, monsieur Henry, répondit la jeune fille, si je puis me procurer un travail qui ne dépasse pas la mesure de mes forces ? ce sera un plaisir et une consolation pour moi. Ne puis-je au besoin coudre ou repasser ?

— Comment donc, s’écria Kernan, mais ma nièce Marie travaille comme une fée, et je lui ai vu broder des devants d’autel pour l’église de la Palud, dont sainte Anne devait être fière !

— Hélas ! mon oncle Kernan, répondit Marie avec tristesse, il n’est plus question maintenant de devants d’autel ou d’ornements d’église ! Mais il est d’autres ouvrages plus humbles, plus lucratifs !…

— Ma foi, j’en vois peu, fit Henry, qui ne voulait pas que la jeune fille s’occupât d’un travail manuel ; je vous assure que vous ne trouverez rien à faire dans le pays.

À moins de coudre des grosses chemises pour les pêcheurs, ou les Bleus de Quimper, dit Locmaillé.

— Oh !

— J’accepte volontiers, s’écria Marie.

— Mademoiselle ! fit le chevalier.

— Et pourquoi pas ? dit Kernan, je vous assure que ma nièce s’en tirera à merveille.

— Oui, fit le bonhomme, mais à cinq sols la pièce !

— C’est très-beau, cinq sols la pièce, s’écria Kernan ; ainsi, ma nièce Marie, tu seras lingère !

— C’était le métier de Mlles  de Sapinaud et de La Lézardière après leur fuite du Mans, répondit la jeune fille, et je puis bien faire comme elles.

— Convenu. Locmaillé te trouvera de l’ouvrage.

— C’est entendu.

— Et maintenant, Marie, maintenant, notre maître, reposez-vous pendant le reste de la journée ; je vais aller visiter la chaloupe avec M. Henry, et demain, nous nous mettrons en mer.

Cela dit, Henry et Kernan sortirent ; Locmaillé alla courir le village, et la jeune fille, restée avec son père, se mit à ranger le petit ménage de la maison.

Le chevalier et Kernan, arrivés à la pointe du Guet, trouvèrent l’embarcation en parfait état ; elle portait deux hautes voiles rouges, et était faite pour tenir la mer par les gros temps.

Là, quelques pêcheurs, en train de raccommoder leurs filets, vinrent causer « pour causer », et Kernan répondit à leurs questions en marin fini ; il donna son avis sur un petit nuage noir qui ne présageait rien de bon, et fit néanmoins des préparatifs de départ en homme qui s’y entendait. Le lendemain, en effet, il se mit en mer en compagnie du chevalier, pour lequel il ressentait une bien grande amitié.

C’était, en effet, un bon et excellent cœur que ce jeune homme ; il avait pris avec courage la situation terrible que la Révolution faisait aux gens de sa naissance et de son âge ; bien qu’il comptât vingt-cinq ans à peine, les événements mûrirent singulièrement son esprit au milieu de cette atmosphère qui embrasait la France. Après avoir tout perdu, sans famille, seul, il semblait naturel qu’Henry de Trégolan reportât ce qu’il avait d’affection et de dévouement sur le comte et sur sa fille. Kernan le sentait bien et il entrevoyait déjà, pour l’avenir, certains arrangements qui ne lui déplaisaient pas ; au contraire.

Au sang-froid surhumain que le jeune Trégolan montra en sauvant Mlle  de Chanteleine, au courage qu’il déployait dans son métier de pêcheur, Kernan reconnut en lui un caractère adroit, sage et résolu. C’était un homme dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire un appui sûr qu’il ne fallait pas dédaigner à cette époque de bouleversement social.

Quand Kernan aimait quelqu’un, il l’aimait bien, et il en parlait ; plusieurs fois, il formula devant le comte son opinion bien arrêtée sur Henry, et il n’attendait guère que Marie ne fût pas là pour la dire.

Quelques jours après son arrivée à Douarnenez, le comte voulut aider lui-même ses compagnons dans leur pénible travail ; il s’embarqua avec eux ; il était toujours fort triste, mais les incidents de la pêche amenaient une heureuse diversion dans ses idées. Quelquefois les journées étaient bonnes, mais cinq jours sur huit, le gros temps empêchait les bateaux de sortir.

Les poissons se vendaient sur place à des expéditeurs qui les envoyaient à Quimper ou à Brest ; on en consommait aussi dans le ménage. En somme, ce que la pêche rapportait et les quelques sols gagnés par la jeune fille à ses ouvrages de couture suffisaient à faire vivre ce petit monde, qui se trouvait presque heureux dans sa détresse.

Kernan ne voulait pas que l’on touchât à l’argent du comte ; les circonstances pouvaient devenir graves, et il fallait le garder précieusement, pour le cas où il fût devenu nécessaire ou possible de quitter le pays.

Quant à lui, s’il était jamais obligé de fuir la Bretagne, il le ferait, il n’abandonnerait pas son maître ; mais assurément il y reviendrait accomplir certaine vengeance qui lui tenait au cœur. Seulement il n’en parlait jamais, et ne faisait aucune allusion à Karval.

Pendant la pêche, on s’arrangeait toujours de façon à ce que la jeune fille ne fût jamais seule, et soit son père, soit le bonhomme Locmaillé, il y avait toujours quelqu’un près d’elle.

D’ailleurs, l’arrivée des nouveaux venus dans le pays n’avait surpris personne ; on ne s’inquiétait aucunement de leur présence ; on les acceptait comme des parents du bonhomme Locmaillé, et comme ils étaient fort serviables, on finit par les aimer. D’ailleurs, ils avaient peu de communication avec le dehors, et les bruits de la révolution venaient expirer au seuil de leur cabane.

Le 1er janvier 1794, Henry vint trouver la jeune fille en présence de son père et de Kernan, et lui offrit une petite bague, pour présent de nouvelle année.

— Acceptez, mademoiselle, lui dit-il d’une voix émue : cette bague vient de ma sœur.

— Ah ! monsieur Henry, murmura Marie.

Elle s’arrêta, regarda son père et Kernan, se jeta dans leurs bras en les mouillant de larmes ; puis elle revint vers le chevalier.

— Henry, dit-elle en lui tendant timidement sa joue, je n’ai pas d’autre présent à vous faire.

Le jeune homme effleura de ses lèvres la joue fraîche de la jeune fille, et sentit son cœur battre à se rompre dans sa poitrine.

Kernan souriait, et le comte mêlait involontairement dans sa pensée les noms d’Henry de Trégolan et de Marie de Chanteleine.

Chez Locmaillé le 1er janvier 1794. Dessin de V. Foulquier.