Le Compositeur typographe/Maladies professionnelles des compositeurs

Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier (p. 9-16).


maladies professionnelles des compositeurs


Les troubles professionnels auxquels les compositeurs d’imprimerie sont exposés sont de deux natures. Les uns dérivent directement du mécanisme de leur travail, les autres dépendent du milieu où ils sont placés.

La station prolongée prédispose les typographes aux varices et aux varicocèles, à plus forte raison augmente ces imperfections chez les individus qui en sont déjà atteints.

La composition et la distribution d’un caractère inférieur au corps 7, surtout si l’atelier est, insuffisamment éclairé, sont susceptibles d’entraîner à la longue certains troubles du côté de la vue. La tête devient pesante, et tandis que les objets éloignés s’aperçoivent avec facilité, les plus rapprochés ne sont vus qu’avec un certain effort douloureux ; puis, le phénomène se renouvelant, la vue se brouille et la continuation du travail devient impossible[1].

On rencontre, parfois, chez les vieux compositeurs, une sorte de tremblement convulsif de la main droite, produit par la continuité du mouvement effectué en levant la lettre, et en la distribuant.

Cette contraction, analogue à la crampe des écrivains, compliquée quelquefois du tremblement saturnin, se reproduit avec une telle persistance, que l’ouvrier est forcé d’abandonner sa profession.

Nous arrivons aux troubles dépendant du milieu dans lequel le compositeur est appelé à vivre.

La manipulation des caractères métalliques, qu’on a jusqu’ici cherché inutilement à remplacer par des caractères en verre, expose le compositeur aux dangers de l’intoxication saturnine.

Ces caractères composés de :
67 parties de plomb,
25 parties d’antimoine,
5 parties d’étain,
3 parties de cuivre,


s’usent par les frottements auxquels ils sont assujettis et donnent ainsi naissance à une poussière particulière qui se répand dans l’atmosphère de l’atelier de composition.

Les muqueuses buccale, nasale, conjonctivale, en contact permanent avec cette poussière métallique, servent de voies d’introduction au composé plombique, qui pénètre ainsi dans l’économie. Il en est de même de la peau, et principalement au niveau des régions où sa texture habituelle se modifie et se rapproche de celle des muqueuses (surfaces sous-unguéales, commissures digitales, etc.).

Toutefois la principale voie d’absorption est sans contredit l’appareil pulmonaire, aspirant incessamment l’air saturé de particules saturnines.

Quel que soit, d’ailleurs, son moyen d’entrée, le composé plombique, une fois absorbé, est mêlé au sang et deux ordres de phénomènes se produisent simultanément. L’un consiste dans l’élimination de la substance métallique, par l’intermédiaire des émonctoires naturels, l’autre se caractérise par la fixation du métal dans l’intimité des tissus.

Au moment de son introduction dans l’organisme, le plomb est capable de produire un certain nombre de troubles, dont l’intensité varie avec la quantité de matière absorbée. Ces troubles, qui dans certaines professions peuvent prendre les caractères de l’empoisonnement aigu sont tellement légers chez les typographes qu’ils passent inaperçus la plupart du temps. Une sorte de tolérance relative des organes favorise ainsi l’accumulation lentement progressive du produit délétère dans l’économie, et le compositeur devient, pour ainsi dire à son insu, saturnin chronique. Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, l’ouvrier pâlit, sa peau prend une teinte à la fois grisâtre et subictérique, son urine se fonce en couleur, ses fonctions digestives s’alanguissent, son appétit diminue fréquemment, et un état permanent de constipation tend à s’établir.

Quelques typographes présentent aussi le liséré gengival caractéristique du saturnisme, mais tout en signalant sa présence et sa nature, il convient de faire remarquer sa rareté relative chez les jeunes compositeurs.

Ce liséré consiste dans la coloration ardoisée plus ou moins foncée du bord libre des gencives au niveau des sertissures dentaires. Cette coloration est due, comme l’a démontré Tanquerel, à la présence du sulfure de plomb. L’ouvrier qui présente ce signe éprouve la sensation d’une saveur sucrée ou styptique ; sa bouche est pâteuse, son haleine fétide. Coïncidant avec ce liséré, Gübler a signalé également l’apparition de taches bleuâtres de même origine sur la muqueuse buccale, et leur a donné le nom de tatouages des lèvres et des joues.

La fréquence des maux de gorge chez les compositeurs mérite d’être signalée ; il est probable que l’action du plomb n’est pas étrangère à leur apparition, et détermine dans certains cas de véritables angines spécifiques.

Du côté des organes respiratoires, le contact des poussières métalliques tend à développer et à entretenir un état irritatif des bronches, se traduisant par une toux sèche et quinteuse accompagnée de l’expectoration peu abondante de crachats visqueux, d’un gris jaunâtre ; il n’est pas rare de voir ces bronchites s’accompagner elles-mêmes de véritables pneumoconioses saturnines.

Les appareils de la motilité et de la sensibilité sont fréquemment touchés ; il existe d’abord un certain retard dans la transmission des sensations aux cellules encéphaliques chargées de leur perception ; il se manifeste ensuite un affaiblissement plus ou moins considérable de la sensibilité cutanée au niveau des régions les plus exposées au contact direct de l’élément saturnin.

Ce dernier trouble est souvent accompagné d’un tremblement musculaire limité aux mêmes parties et qui, à l’inverse du tremblement alcoolique, s’exaspère par la fatigue et à la fin de la journée.

Plus tard, la sensation de lassitude et de fourmillement peut devenir le signe précurseur d’une paralysie locale bornée aux groupes musculaires qui président aux mouvements d’extension des doigts, de la main et des avant-bras.

La prédominance active des muscles fléchisseurs est la conséquence naturelle de cette parésie motrice et produit la déformation en griffe de la main, déformation sensiblement plus prononcée du côté droit[2].

Chez les compositeurs que nous avons soignés et interrogés, il ne nous a pas été donné d’observer une altération sensible des fonctions génésiques ; il convient cependant de noter que le saturnisme est susceptible de les affaiblir. Cette propriété explique, jusqu’à un certain point, l’emploi chez les anciens des ceintures antiaphrodisiaques construites avec le plomb,

Toutefois, il importe de signaler que les métrorrhagies sont assez communes chez les compositrices.

Quant aux avortements, s’ils ne se présentent pas, dans cette corporation, aussi fréquemment que la théorie semblerait l’indiquer, il faut attribuer le fait à deux causes : d’abord il est à remarquer que la plupart de ces ouvrières ne sont pas mariées, ensuite il convient de faire observer que les manœuvres nécessaires à la composition ne sont pas compatibles avec l’état avancé de la grossesse, et que la compositrice étant ainsi forcée d’abandonner momentanément sa profession, se soustrait par cela même à l’influence du composé plombique.

Les phénomènes d’intoxication qui constituent, à proprement parler, le saturnisme chronique, ne se bornent pas à ceux que nous venons de signaler[3] ; mais il importe de faire remarquer que ce saturnisme n’est jamais poussé très loin chez les typographes, et comme nous n’avons en vue que la description des maladies auxquelles expose cette profession, nous avons négligé à dessein de parler des accidents que l’expérience nous a fait reconnaître sinon tout à fait absents, du moins absolument rares.

Si maintenant nous nous reportons à la théorie de l’introduction du plomb dans l’organisme, il nous sera aisé de comprendre que si, sous l’influence de causes diverses, l’élimination du métal est momentanément suspendue, des phénomènes d’empoisonnement aigu pourront se produire.

Tel est le cas qui se présente chez les individus atteints d’affections rénales et chez les ouvriers qui, par l’ingestion d’une forte quantité d’alcool déplacent brusquement le plomb fixé dans les tissus pour le réintroduire dans le sang, en même temps qu’ils diminuent la quantité de substance métallique éliminée.

Tel est le cas, également, des typographes qui absorbent tout à coup une quantité relativement considérable de poussière plombique, soit que cette poussière se trouve accidentellement augmentée, soit que de nouvelles voies d’introduction lui soient ouvertes[4].

Sous l’influence de ces diverses causes, les phénomènes d’intoxication aiguë peuvent donc apparaître chez les saturnins chroniques.

Ces phénomènes comprennent la colique, l’encéphalopathie et l’asthme ; le premier de ces accidents, en raison de sa fréquence chez le compositeur et de la rareté des deux autres, mérite seul de fixer notre attention.

L’ouvrier éprouve depuis quelques jours un sentiment de malaise général ; il manque d’appétit, digère plus mal qu’à l’ordinaire, et sa constipation est opiniâtre ; puis, bientôt se manifestent des douleurs abdominales siégeant principalement au niveau de l’ombilic et s’irradiant jusqu’aux lombes, aux cuisses, aux organes génitaux. D’abord faibles, ces douleurs ne tardent pas à devenir gravatives, affectent par instant la forme d’accès paroxystiques, s’exaspèrent lorsqu’on appuie brusquement la main sur la paroi abdominale, et semblent se calmer au contraire lorsqu’on exerce sur cette même paroi une pression lente et progressive. Le ventre, en général rétracté, présente une certaine dureté et est rarement météorisé.

Ces douleurs s’accompagnent souvent d’éructations, de vomissements glaireux, parfois aussi de hoquets.

Le malade éprouve en même temps une céphalalgie plus ou moins intense ; le sommeil lui est impossible et ses membres sont courbaturés ; puis, après un temps qui peut varier de quelques jours à quelques semaines, une débâcle diarrhéique met fin aux accidents.

Tel est le tableau, rapidement tracé, de la colique saturnine ; ce phénomène se reproduit chez le même individu avec une fréquence variable et constitue parfois pour le typographe l’unique maladie qui lui révèle l’influence de l’action plombique sur sa santé.

Certains signes de saturnisme peuvent d’ailleurs échapper à l’individu qui en est atteint, et c’est le médecin qui est amené à les constater lorsqu’une circonstance quelconque nécessite son intervention.

C’est ainsi que l’état d’anémie, qui ne fait jamais défaut en pareil cas, peut déterminer le docteur à soumettre à l’examen le sang du malade ; il lui est alors permis de reconnaître que les globules rouges sont diminués dans leur nombre et augmentés dans leur volume, particularité due à l’action du plomb.

C’est lui également qui constate le plus souvent l’anesthésie cutanée des régions exposées au plomb, et qui remarque le retard dans la perception des sensations, phénomènes dont nous avons déjà parlé.

La tendance que possèdent les plaies des saturnins à se compliquer de lymphangites et d’érysipèles est un fait qui attire aussi son attention et qui mérite, en conséquence, d’être signalé.

Si les manifestations du saturnisme se présentent chez le personnel typographique avec des degrés différents, cela tient à la variabilité des causes qui en déterminent l’influence. Il importe aussi de faire remarquer que chaque individu possède dans son organisme une disposition plus ou moins favorable à la résistance aux actions toxiques, soit que les capacités absorbantes ou déjectives varient, soit que la différence tienne aux propriétés des organes de transformation eux-mêmes.

Les effets du saturnisme varient donc avec les personnes ; peu sensibles chez tel compositeur, ils se traduisent chez tel autre par des accidents légers plus ou moins fréquents, et se manifestent chez un troisième avec un grand degré d’acuité. Selon Tanquerel, l’action plombique présenterait son maximum d’intensité chez les ouvriers âgés de trente à quarante ans ; suivant le même auteur, la résistance à l’intoxication serait plus prononcée chez les femmes.

Il est à remarquer que pendant la saison chaude, les accidents aigus sont plus fréquents ; cela tient vraisemblablement à la transpiration, qui facilite l’absorption.

L’abus d’aliments salés et de sel marin est considéré par certains auteurs comme susceptible de favoriser l’apparition de la colique de plomb.

Il est reconnu que les excès alcooliques produisent le même résultat, et si ces excès se renouvellent, l’alcoolisme invétéré qui en est la conséquence aggrave considérablement les désordres causés par le saturnisme.

À ces causes ajoutons enfin la malpropreté, l’encombrement et le défaut d’aération des ateliers.

Notons que la manœuvre effective du caractère expose principalement le paquetier, tandis que le metteur en pages et l’imposeur y sont assujettis dans une proportion bien moindre.

Cette exposition terminée, examinons maintenant les moyens susceptibles de rendre la profession typographique, sinon absolument, du moins relativement inoffensive.




  1. Ces différents symptômes caractérisent l’asthénopie accommodative ; le muscle ciliaire qui préside à l’accommodation visuelle, fatigué par son excès de travail, ne se contracte plus que difficilement et douloureusement.
  2. Coïncidant avec cette attitude particulière de la main, une tuméfaction anormale se remarque à sa face dorsale, elle est constituée par une ou plusieurs nodosités indolentes provenant de l’état fongueux des tendons et de leur gaine synoviale.
  3. La paralysie générale, l’hémiplégie, les douleurs rhumatoïdes, les crampes, les contractures, l’hémichorée, l’ataxie, l’amblyopie, l’amaurose, l’albuminurie, les altérations cardiaques, etc., etc., sont des accidents plus ou moins fréquents qui ont, à juste titre, attiré l’attention des auteurs.
  4. Écorchures, coupures, etc.