Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXVI

CHAPITRE XXVI.

Ce jour-là la marquise n’avait pas dîné au château. Elle avait été rendre visite à une de ses parentes établie dans une petite ville des environs. Elle était partie le matin dans une légère calèche découverte traînée par un seul cheval, et accompagnée d’un seul domestique qui menait la voiture. Elle avait pris, à dessein, ou plutôt d’après le conseil d’Yseult, le plus modeste équipage du château, afin de ne pas écraser l’amour-propre de sa parente qui n’était pas riche. Cette précaution n’avait pas empêché tous les petits bourgeois de la ville de se mettre aux portes et aux fenêtres pour la voir passer, tout en se disant les uns aux autres avec aigreur : Voyez donc cette marquise avec son carrosse et son cocher ! C’est pourtant la fille au père Clicot le teinturier !

Joséphine fut retenue à dîner par sa cousine, et ne put reprendre le chemin de Villepreux que vers la chute du jour. Elle remarqua avec une certaine inquiétude, en montant en voiture, que Wolf, le cocher, avait la voix haute et le teint fort animé. Cette inquiétude augmenta lorsqu’elle le vit descendre rapidement la rue mal pavée de la ville, frisant les bornes avec cette audace et ce rare bonheur qui accompagnent souvent les gens ivres. Le fait est que Wolf avait rencontré des amis : expression consacrée chez les ivrognes pour expliquer et justifier leurs fréquentes mésaventures. Ces braves gens-là ont tant d’amis qu’ils n’en savent pas le compte, et qu’on ne saurait aller nulle part avec eux qu’ils n’en rencontrent quelques-uns.

Au bout de deux cents pas, Wolf, et par suite la calèche et la marquise, avaient déjà échappé par miracle à tant de désastres, qu’il était à craindre que la Providence ne vînt à se lasser. En vain Joséphine lui commandait et le conjurait d’aller plus doucement ; il n’en tenait compte, et semblait donner des ailes au tranquille cheval qu’il conduisait. Heureusement peut-être le ciel lui inspira l’idée de remettre une mèche à son fouet, et de s’arrêter, à cet effet, devant la porte d’une petite maison située à la sortie du faubourg et décorée de cette inscription : Le père Labrique, maréchal-ferrant, loge à pied et à cheval, vend son, foin, avoine, etc.

La nuit tombait toujours, et la peur de Joséphine allait en augmentant. Dès qu’elle vit l’Automédon à bas de son siége, occupé à discourir avec les gens de la maison qui lui apportaient en même temps une mèche de fouet et un petit verre d’eau-de-vie, elle résolut de descendre de la voiture et de retourner à la ville demander à sa cousine un homme pour la conduire, ou l’hospitalité jusqu’au lendemain. Il n’y avait pas à espérer que Wolf, qui avait, comme de juste, la prétention d’être absolument à jeun, consentit à écouter ses plaintes. Elle appela donc quelqu’un pour lui ouvrir la portière. — Monsieur, cria-t-elle à tout hasard à un homme qu’elle vit arrêté au milieu du chemin, ayez l’obligeance de m’aider à sortir de ma voiture. Avant qu’elle eût achevé sa phrase, la portière était ouverte, et un cavalier respectueux et empressé lui offrait la main. C’était le Corinthien.

— Vous ici ? s’écria la marquise avec plus de joie que de prudence.

— Je vous attendais au passage, répondit Amaury en baissant la voix.

La marquise, troublée, s’arrêta, un pied hors de la voiture, une main dans celle d’Amaury.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit-elle d’une voix tremblante. Comment et pourquoi m’attendiez-vous ?

— J’étais venu ici dans la journée pour faire quelques emplettes qui concernent mon état. Je me suis trouvé à dîner dans ce cabaret en même temps que M. Wolf, votre cocher. Je l’ai vu si bien boire que je me suis inquiété de la manière dont il conduirait votre voiture, et j’attendais ici pour voir s’il irait droit, et si vous ne seriez pas en danger de verser.

— Il est dans un état d’ivresse intolérable, répondit la marquise ; et si vous aviez la bonté de me reconduire à la ville…

— Et pourquoi pas au château ? répondit le Corinthien. Je n’ai jamais conduit une calèche ; mais j’ai su conduire une carriole dans l’occasion, et il ne me semble pas que cela soit bien différent.

— Vous n’auriez pas de répugnance à monter sur le siége ?

— J’en aurais eu beaucoup dans une autre occasion, répondit le Corinthien en souriant ; mais je ne m’en sens aucune dans ce moment-ci.

Joséphine comprit, et se sentit partagée entre l’épouvante de ce qui se passait en elle et l’irrésistible désir d’accepter l’offre d’Amaury ; et ce n’était pas la peur seule qui l’y poussait.

— Mais comment faire ? dit-elle. Il n’y a qu’une place possible sur le siège, et jamais Wolf ne voudra monter derrière la voiture. Il est plein d’amour-propre, et ne se croit pas gris le moins du monde ; il va faire un esclandre. Cet homme me fait une peur affreuse. J’aimerais mieux m’en retourner à pied au château que de me laisser conduire par lui.

— J’aimerais mieux traîner la voiture que de vous laisser faire cinq lieues à pied, répondit le Corinthien.

— Eh bien ! nous le laisserons ici, dit Joséphine, dont les joues étaient brûlantes. Sauvons-nous !

— Sauvons-nous ! dit le Corinthien. Le voilà qui entre dans le cabaret ; nous serons loin avant qu’il ait songé à en sortir.

Il referma précipitamment la portière, s’élança sur le siége, s’empara du fouet et des rênes, et partit comme un trait, sans donner à la marquise le temps de la réflexion.

Où avait-il pris tant d’audace ? Eh ! que sais-je ! Lecteur, il vous est plus aisé de le comprendre qu’a moi de vous l’expliquer. Il y a des natures timides comme Pierre Huguenin, réservées comme Yseult. Il y a aussi des natures spontanées comme la marquise, impétueuses comme le Corinthien. Ensuite il y a la jeunesse, la beauté qui cherche et attire la beauté, le désir qui nivelle les rangs et se rit de l’usage ; il y a aussi l’occasion qui enhardit, et la nuit qui protège.

Le Corinthien descendit la côte certainement avec plus de témérité que Wolf ne l’eût descendue ; et pourtant Joséphine n’avait pas peur ; et pourtant ce pauvre Wolf n’était pas le plus ivre des trois.

Quand on fut au bas de la côte, il fallut la remonter, et là il était impossible au cheval d’aller au trot. D’ailleurs n’avait-on pas assez d’avance pour laisser respirer cette pauvre bête ? Mais la marquise n’était pas encore tranquille. Cet homme ivre pouvait courir après la voiture, réclamer son fouet et son siége dont il était aussi jaloux qu’un roi peut l’être de son trône et de son sceptre, enfin le disputer de vive force à l’usurpateur. La marquise frémissait à l’idée d’une pareille scène, et, dans son inquiétude, il était assez naturel qu’elle s’agitât dans la voiture, qu’elle changeât de place, qu’elle s’assît même sur la banquette de devant pour regarder si quelqu’un n’accourait pas par derrière. Il était naturel aussi que le Corinthien se retournât de temps en temps, et appuyât son coude sur le dossier de devant de la calèche, pour rassurer la marquise et pour répondre à ses fréquentes interrogations. Enfin cette rencontre inattendue, cette brusque détermination et cette fuite précipitée étaient bien assez étranges pour qu’on se récriât un peu, et pour qu’on échangeât quelques éclaircissements.

Joséphine, qui n’avait jamais pu se défaire de cette naïveté bourgeoise qu’on appelle inconvenance dans le grand monde, laissa échapper une réflexion qui faisait faire, d’un saut, bien du chemin à la conversation.

— Mais, mon Dieu ! s’écria-t-elle, que va-t-on dire de moi dans la ville quand ce domestique aura crié dans tout le cabaret et dans tout le faubourg que je me suis enfuie sans lui ? Et que va-t-on penser au château quand on va me voir arriver seule avec vous ?

Pierre Huguenin, en pareille circonstance, eût répondu, avec un peu d’amertume, qu’on ne songerait pas seulement à s’en étonner. Moins fier et en même temps moins modeste, Amaury ne pensa qu’à éloigner les inquiétudes de la marquise.

— Je vous conduirai jusqu’à la porte du château, répondit-il, et là je me sauverai sans qu’on me voie. Vous monterez sur le siége, vous prendrez les rênes, et vous direz aux domestiques qui viendront ouvrir que Wolf s’est oublié au cabaret, que vous aviez de bonnes raisons pour ne pas vous fier à lui, et que vous avez conduit la voiture vous-même.

— Personne ne le croira. On me sait si peureuse !

— La peur peut donner du courage. Entre deux dangers on choisit le moindre. Voyez, madame, je vous dis des proverbes comme Sancho, pour vous faire rire ; mais vous ne riez pas, vous avez toujours peur.

— Vous ne comprenez pas cela, vous, monsieur Amaury ! Les femmes sont si malheureuses, si esclaves, si aisément sacrifiées dans le monde où je vis !

— Malheureuses, esclaves, vous ? Je croyais que vous étiez toutes des reines ?

— Et qui vous le faisait croire ?

— Vous êtes toutes si belles, si bien parées ! vous avez l’air toujours si animé, si heureux !

— Vraiment, vous me trouvez cet air-là ?

— Je vous ai toujours vu le sourire sur les lèvres, et votre teint est toujours si pur, vos manières si gracieuses… Je vous dis cela, madame la marquise, sans savoir si je m’exprime convenablement, et m’attendant toujours à vous faire rire, comme Sancho parlant à la duchesse.

— Ne me parlez pas ainsi, Amaury ; c’est vous qui avez l’air de vous moquer de moi. Vous n’êtes pas Sancho, et je ne suis ni une duchesse ni une vraie marquise ; je suis la fille d’un ouvrier, et je n’ai pas la prétention d’être autre chose.

— Et cependant…… Mais vous me défendez d’être Sancho, je ne dois pas dire tout ce qui me passe par la tête.

— Oh ! je sais bien ce que vous vouliez dire ; j’ai épousé un noble, n’est-ce pas ? On me l’a assez reproché, et dans ma classe et dans la sienne. Et je l’ai assez cruellement expié pour que Dieu me le pardonne !

Amaury, qui s’était fait violence pour causer gaiement, se sentit trop ému pour continuer sur ce ton, mais pas assez hardi pour parler sérieusement. Ils tombèrent tous deux dans un profond silence, et ils ne se comprirent que mieux. Qu’avaient-ils à s’apprendre l’un à l’autre ? Ils ne s’étaient encore rien dit, et ils savaient pourtant bien qu’ils s’aimaient. Amaury sentait qu’il n’y avait plus entre eux qu’un mot à échanger ; mais là le courage manquait de part et d’autre.

— Mon Dieu ! monsieur Amaury, dit la marquise qui s’était remise au fond de la voiture, il me semble que nous avons passé le chemin de traverse. Nous devions prendre à gauche. Connaissez-vous le chemin ? Et elle se remit sur le devant de la voiture.

— Je l’ai fait ce matin pour la première fois, répondit le Corinthien ; mais il me semble que le cheval nous conduira de lui-même, à moins qu’il ne soit dans le même cas que moi.

— Précisément c’est un cheval qui arrive de Paris ; il ne saurait nous tirer d’affaire.

— Je crois qu’il faut aller encore tout droit.

— Non, non, il faut quitter la grande route et entrer dans la lande. Nous avons perdu le chemin ; mais nous le retrouverons par là.

Rien n’était plus difficile que de se diriger dans cette lande sur des voies de charrettes tracées dans tous les sens, toutes semblables et n’offrant pour indication au voyageur que quelques accidents dont les gens du pays avaient seuls l’habitude. Quoique Joséphine eût parcouru souvent ces vagues sentiers, elle ne pouvait être assez sûre de son fait pour ne pas prendre certain buisson ou certain poteau pour celui qu’elle croyait reconnaître. En outre, la nuit était tout à fait close ; des nuages légers voilaient la faible clarté des étoiles, et insensiblement la brume blanche qui dormait sur les flaques d’eau se répandit sur tous les objets, et ne permit bientôt plus d’en discerner aucun.

Cette marche incertaine dans le brouillard n’était pas sans dangers. La Sologne, cette vaste lande qui s’étend au travers des plus fertiles et des plus riantes contrées de la France centrale, est un désert capricieusement traversé de zones desséchées où fleurissent de magnifiques bruyères, et de zones humides où languissent, parmi les joncs, des eaux sans mouvement et sans couleur. Une végétation grisâtre couvre ces lacs vaseux, plus dangereux que des torrents et des précipices. Nos voyageurs avaient erré longtemps dans ce labyrinthe sans trouver une issue. Le cheval, trompé par des apparences de chemin tracé, s’engageait dans des impasses, au bout desquelles, arrêté par les fondrières, il lui fallait revenir sur ses pas. De temps en temps une roue s’enfonçait dans un sable délayé qu’il était impossible de prévoir et d’éviter ; la voiture penchait alors d’une manière menaçante, et la marquise effrayée pressait de toute sa force le bras du Corinthien en jetant des cris bientôt suivis de rires qui servaient à cacher la honte. Amaury eût cherché ces accidents s’il eût pu les apercevoir ; mais ils devinrent si fréquents et le danger si réel, qu’il fallut renoncer à aller plus loin. La marquise l’exigeait, car elle commençait à d’épouvanter tout de bon, et son conducteur n’osait plus répondre de ne pas verser dans quelque marécage. Le cheval, harassé de marcher depuis deux heures, tantôt dans les genêts épineux, tantôt dans la glaise jusqu’aux genoux, s’arrêta de lui-même et se mit à brouter.

La marquise disait en riant qu’elle avait faim, ne sachant, je crois, trop que dire.

— J’ai dans mon sac un pain de seigle, dit Amaury ; que ne puis-je le métamorphoser en pur froment pour vous l’offrir !

— Du pain de seigle ! s’écria Joséphine, oh ! quel bonheur ! c’est tout ce que j’aime, et j’en suis privée depuis si longtemps ! Donnez-m’en, cela me rappellera le beau temps de ma vie où je n’étais pas marquise.

Amaury ouvrit son sac et en tira le pain de seigle. Joséphine le cassa, et lui en donnant la moitié : — J’espère que vous allez manger avec moi, lui dit-elle.

— Je ne m’attendais pas à souper jamais avec vous, madame la marquise, répondit Amaury en recevant avec joie ce pain qu’elle venait de toucher.

— Ne n’appelez donc plus marquise, dit-elle avec une charmante mélancolie. Nous voici dans le désert : ne saurais-je oublier mon esclavage seulement pendant une heure ? Ah ! si vous saviez tout ce que cette bruyère me rappelle ! mon enfance, mes premiers jeux, ma chère liberté perdue, sacrifiée à seize ans, et pour toujours ! J’étais une vraie paysanne dans ce temps-là : je courais pieds nus après les papillons, après les oiseaux. J’étais plus simple que les petites gardeuses de troupeaux dont je faisais ma société ; car elles savaient filer et tricoter, et moi je ne savais rien ; et quand je me mêlais de surveiller les brebis, je m’oubliais si bien que toujours j’en perdais quelqu’une. Croiriez-vous qu’à douze ans je ne savais pas lire ?

— Je crois bien que je ne le savais pas à quinze, répondit Amaury.

— Mais combien de choses vous avez apprises en peu de temps, vous ! Mon oncle dit que vous êtes plus instruit que son fils. À coup sûr vous l’êtes plus que moi. Je vois bien, d’après les bouts de conversation que nous avons eus ensemble à la danse, que vous avez énormément lu.

— Trop peu pour être instruit, assez pour être malheureux.

— Malheureux, vous aussi ? Et pourquoi donc ?

— N’étiez-vous pas plus heureuse lorsque vous étiez une petite bergère en sabots ?

— Mais vous n’avez pas perdu votre liberté, vous ?

— Peut-être que si, mon Dieu ! mais quand je la retrouverais, à quoi me servirait-elle ?

— Comment ! le monde est à vous, l’avenir vous rit, mon cher Corinthien ; vous avez du génie, vous serez artiste ; vous serez riche peut-être, et à coup sûr célèbre.

— Quand tous ces rêves se réaliseraient, en serais-je plus heureux ?

— Ah ! je le vois, vous avez des idées sociales, comme votre ami Pierre. Mon oncle nous disait hier soir que Pierre avait l’esprit tout rempli de rêves philosophiques. Je ne sais ce que c’est, moi ; vous voyez, Amaury, que je n’ai pas tant d’instruction que vous.

— Des idées sociales, moi ! des rêves philosophiques ! Non vraiment ! je ne songe plus à tout cela. Mon cœur me tourmente plus que ma tête.

Il y eut un moment de silence. Ce repas fraternel avait rapproché bien des distances entre eux. En rompant le pain noir de l’ouvrier, la marquise avait communié avec lui, et jamais philtre formé avec les plus savantes préparations n’avait produit un effet plus magique sur deux amants timides. — Je suis sûr que vous avez froid, dit Amaury en sentant frissonner la marquise dont l’épaule effleurait la sienne. — J’ai seulement un peu froid aux pieds, répondit-elle. — Je le crois bien, vous avez des souliers de satin. — Comment savez-vous cela ? — Est-ce que vous n’avez pas mis votre pied hors de la voiture pour descendre quand je vous ai ouvert la portière ? — Que faites-vous donc ? — J’ôte ma veste pour envelopper vos pieds. Je n’ai pas autre chose. — Mais vous allez vous enrhumer. Je ne souffrirai jamais cela. Avec ce brouillard ! Non, non, je ne veux pas !

— Ne me refusez pas cette grâce-là, c’est la seule probablement que je vous demanderai dans toute ma vie, madame la marquise.

— Ah ! si vous m’appelez encore ainsi, je n’écoute rien.

— Et comment puis-je vous appeler ?

Joséphine ne répondit pas. Le Corinthien avait ôté sa veste, et, pour lui envelopper les pieds, il était descendu du siége, et il était venu à la portière. — Si vous vous mettiez au fond, lui dit-il, vous seriez au moins abritée par la capote de la calèche ; vous n’auriez pas ce brouillard sur la tête.

— Et vous, dit Joséphine, vous allez rester comme cela, les épaules exposées au froid, et les pieds dans l’herbe mouillée ?

— Je vais remonter sur le siége.

— Je ne pourrai plus causer avec vous, vous serez trop loin.

— Eh bien, je m’asseoirai sur ce marchepied.

— Non, asseyez-vous dans la voiture.

— Et si le cheval nous emmène dans les viviers ?

— Accrochez les rênes sur le siége, vous les aurez bientôt dans la main en cas de besoin.

— Au fait, il est occupé ! dit Amaury en voyant que l’excellente bête broutait sans songer à mal.

— Il broute la fougère comme je mange le pain de seigle, dit Joséphine en riant ; certainement, à lui aussi, cette lande rappelle la jeunesse et la liberté.

Amaury s’assit dans la calèche vis-à-vis la marquise. C’était le dernier acte de respect qui lui restait à faire. Mais la nuit était si fraîche, et il s’était dépouillé pour lui couvrir les pieds ! Elle le fit asseoir auprès d’elle, pour qu’il eût au moins un peu d’abri contre le brouillard. Quelque chose lui disait bien au fond du cœur, que c’était frapper le dernier coup sur un homme déjà vaincu. Il s’était défendu courageusement pendant deux heures, et certes elle n’avait pas l’idée de le provoquer. Elle comptait que la timidité d’un homme de vingt ans la préserverait jusqu’au bout, et qu’un amour pur et fraternel suffirait à leur mutuelle joie. Mais il y avait de l’effroi dans son âme à cause du monde où elle vivait, et dans l’âme du Corinthien il y avait du remords à cause de la Savinienne. Or l’amour pur a besoin du calme parfait de la conscience, et ni l’un ni l’autre n’était calme. Un frémissement étrange s’était emparé d’elle comme de lui. Ils essayèrent encore de l’attribuer au froid. Ils tâchaient de rire et de causer ; ils ne trouvaient plus rien à se dire, et le Corinthien était d’une tristesse qui tournait à l’amertume. Ce silence devenait plus gênant et plus effrayant à mesure qu’il se prolongeait, et Joséphine sentait bien qu’il fallait fuir ou succomber. — Croyez-vous, lui dit-elle avec effroi, que nous ne pourrions pas reprendre notre route ?

— Et où est-elle, notre route ? dit le Corinthien avec une rage secrète.

La marquise vit qu’il souffrait : elle fut vaincue.

— Au fait, dit-elle, nous ne ferions que nous égarer encore davantage. Il vaut mieux patienter ici jusqu’au jour. Les nuits sont si courtes dans cette saison !

Elle fit sonner sa montre. Il était minuit. Et elle ajouta pour lui arracher une réponse :

— Il fera jour dans deux heures, n’est-ce pas ?

— Le jour viendra bientôt, soyez tranquille, répondit Amaury d’une voix désespérée.

Ce son de voix fit tressaillir Joséphine. Un nouveau silence succéda à ce muet emportement d’Amaury. Le cheval hennissait en signe d’ennui et de détresse. Les grenouilles coassaient dans le marécage.

Tout à coup Amaury vit que Joséphine pleurait. Il se jeta à ses pieds ; et deux autres heures s’écoulèrent dans une ivresse si complète, qu’ils oubliaient tout, et le monde, et les anciennes amours, et l’avenir, et la peur, et le jour qui se levait, et le cheval qui s’était remis en route.

Un cri de terreur échappa à la marquise, lorsqu’elle vit, à la clarté de l’aube, la tête d’un homme s’avancer à la portière. Cette frayeur était bien naturelle, mais elle arracha le Corinthien comme d’un rêve. Et lorsqu’il y pensa depuis, il s’imagina que la marquise aurait eu moitié moins d’effroi et de honte si elle eût été surprise dans les bras d’un gentilhomme.

Quant à lui, il eut aussi un sentiment de confusion devant le témoin de son bonheur. C’était Pierre Huguenin.

— Rassurez-vous, madame la marquise, dit celui-ci en voyant la pâleur effrayante et l’air égaré de Joséphine. Je suis seul, et vous n’avez rien à craindre. Mais il faut vite retourner au château. On vous a attendue fort avant dans la nuit. Votre cousine a été si inquiète de vous, qu’elle a envoyé à la ville. On vous cherche peut-être aussi d’un autre côté.

— Écoute, Pierre, dit le Corinthien. Voici ce que tu diras. J’ai passé la nuit à la ville, tu ne m’as pas vu ; tu as trouvé madame la marquise seule, égarée, emportée par son cheval, vers minuit…

— Ce serait impossible, on vient de me voir au château il n’y a qu’une demi-heure.

— Mais où sommes-nous donc ?

— À un quart de lieue tout au plus du château. Que dirai-je ?

— Que Wolf s’est enivré hier soir, c’est la vérité ; qu’il a failli verser dix fois en dix minutes ; qu’il est descendu dans un cabaret à la sortie de la ville…

— C’est bien, dit Pierre ; alors le cheval s’est emporté et a couru la lande toute la nuit. Maintenant sauve-toi, Amaury ; cache-toi dans les genêts, et ne rentre que vers midi. Tu as couché à la ville.

Le Corinthien se hâta de descendre et de s’enfoncer dans les buissons. La marquise n’eut pas la force de dire une parole. À demi évanouie au fond de la voiture, elle était dans un état nerveux qui rendit très-vraisemblable l’histoire que Pierre se chargea de raconter.

Il prit le cheval par la bride, et l’aida à sortir des marécages, marchant devant lui, et s’assurant avec le pied de la solidité du terrain qu’il lui faisait traverser. Lorsqu’ils arrivèrent au château, la première personne qu’ils virent accourir fut Yseult, qui ne s’était pas couchée, et qui, de sa fenêtre, explorait tous les chemins depuis le jour.

Pierre lui raconta qu’il avait trouvé la marquise seule dans la voiture, entraînée par le cheval, qui, après avoir couru toute la nuit, revenait au hasard ; que dans le premier moment elle avait eu la force de lui dire comment cet accident était arrivé ; et il fit à cet égard le conte arrangé avec le Corinthien. Puis il aida mademoiselle de Villepreux à transporter sa cousine dans son appartement, tandis que les domestiques examinaient les harnais du cheval, que Pierre avait eu soin de déranger et de rompre en plusieurs endroits pour faire croire à une révolte sérieuse de sa part. Ce pauvre animal fut le seul calomnié de l’aventure. Personne ne soupçonna la vérité. Wolf, qui n’avait rien vu, et qui ne se rappelait pas seulement comment les choses s’étaient passées, ne put se disculper. On l’eût chassé si la marquise, après avoir eu une attaque de nerfs, n’eût demandé vivement sa grâce. Pierre fut remercié dans les plus beaux termes par le comte de Villepreux. Mais rien ne valait pour lui un mot d’Yseult ; et comme il l’attendait toujours, il allait retourner tristement à l’atelier, lorsqu’elle s’approcha de lui, lui tendit la main, et la lui serra, devant tout le monde, avec une franchise d’amitié dont ses traits confirmaient la rayonnante effusion. C’était un autre bonheur que celui du Corinthien ; mais il n’était peut-être pas moindre.