Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXV

CHAPITRE XXV.

Au moment où Pierre reprenait le chemin de son atelier, le vieux valet de chambre du comte le rappela pour le prier de réparer la table sur laquelle son maître venait de déjeuner. C’était un joli petit meuble en marqueterie, avec une tablette pour manger, une coulisse pour écrire, et un tiroir au-dessous. Pierre revint se mettre philosophiquement à l’ouvrage, et, le valet de chambre l’aidant, ils renversèrent la table pour examiner la cassure. Ils vidèrent le tiroir ; le valet recueillit dans une corbeille un paquet de journaux et de vieux papiers, et Pierre prit la table sur son épaule pour l’emporter à l’atelier.

Quand il eut fini de la raccommoder, il secoua le tiroir pour le nettoyer avant de le remettre ; et alors il aperçut une carte engagée dans une fente et sortant à demi. Il l’en tira tout à fait, et, au moment de la jeter comme une chose inutile, il fut frappé de sa forme bizarre. Ce n’était qu’une moitié de carte, mais elle était taillée en biseau à plusieurs reprises, d’une manière qui paraissait systématique. Pierre, qui savait le comte fort versé dans la géométrie, chercha s’il n’y avait pas la quelque problème de cette science ; mais il ne put y rien trouver de semblable et mit la carte dans sa poche, pensant que peut-être Yseult, dans un moment de rêverie, l’avait découpée au hasard. — Qui peut savoir, se demandait-il, quelles pensées l’ont agitée secrètement lorsqu’elle s’est abandonnée à cette préoccupation ? et comme, après tout, rien ne se fait au hasard, la forme de cette découpure renferme peut-être d’une manière symbolique tous les secrets de son âme.

Achille Lefort lui avait annoncé la veille qu’il passerait quelques jours à Villepreux, ayant d’anciens comptes à régler avec l’économe, relativement à la cave du château. Pierre et lui s’étaient donné rendez-vous dans le parc pour le soir. Il faisait encore jour lorsque Pierre se rendit à l’endroit convenu, et, en l’attendant, se mit à considérer sa carte avec attention. C’est alors que des idées confuses lui revinrent à la mémoire. Il avait suivi avec intérêt, dans les journaux de l’année précédente, la procédure des sergents de la Rochelle. Il avait lu les réquisitoires fanatiques ou emphatiquement éloquents du procureur général Bellart et de l’avocat général Marchangy. La révélation des nombreux détails relatifs aux secrets de la Charbonnerie l’avait frappé. Voyant venir à lui Achille Lefort, il eut l’inspiration soudaine de lui présenter cette carte, en lui disant avec assurance : — Connaissez-vous cela.

— Quoi ! que vois-je ! s’écria le commis-voyageur ; nous étions cousins, et vous me l’aviez caché ! Eh bien ! vous vous êtes admirablement moqué de moi ! Mais qui eût pu deviner cela ? Vous me tâtiez donc ! Vous étiez donc chargé de me surveiller, de me sonder ? Avait-on des doutes sur mon compte ? Vraiment, je crois faire un rêve ! Parlez donc, répondez-moi !

— Si nous ne sommes pas cousins, nous sommes en chemin de le devenir, répondit Pierre, qui en voyant la stupéfaction naïve d’Achille, avait bien de la peine à s’empêcher de rire. C’est le comte de Villepreux qui m’a confié ce signe, afin que je puisse m’entendre plus vite avec vous.

— Mais si vous n’êtes pas initié, reprit Achille de plus en plus étonné, ceci est contraire à toutes les règles.

— Apparemment, poursuivit Pierre, qu’il a le droit d’agir ainsi.

— Mais point du tout ! s’écria l’autre. Il a beau être affilié à la Vente Suprême, il ne lui est pas permis de confier ainsi nos signes et nos secrets. Je vois bien que le vieux poltron jette le manche après la cognée, ou que la peur lui trouble la cervelle au point de ne plus savoir ce qu’il fait ! Je devais m’attendre à quelque chose comme cela, après tout ce qu’il m’a dit hier. La nouvelle du Trocadéro l’a démonté tout à fait ; il croit que tout est perdu. Il avait déjà assez de souci au commencement de la guerre. Il n’est venu se réfugier dans son vieux donjon que pour se tenir à l’écart des événements, et maintenant il voudrait se cacher avec ses chats-huants dans les fentes de ses murs armoriés ! Voilà les hommes ! quand ils ont eu un moment de courage, ils ont un redoublement de lâcheté tout aussitôt. Ma foi, je ne comprends pas la folie d’un comité directeur qui espère tirer quelque chose de ces vieux nobles ! Comme s’ils pouvaient oublier la Terreur, et comme s’ils pouvaient faire autre chose que de gâter nos plans et déjouer nos manœuvres ! Pardon, maître Pierre, je ne dis pas cela par méfiance de vous. Je vous sais aussi loyal, aussi discret que le meilleur d’entre nous. Mais enfin il n’est permis à aucun de nous de se jouer de ses promesses et de nos secrets.

— Rassurez-vous et apaisez-vous, monsieur Lefort, répondit Pierre. Personne ne m’a donné cette carte. Je l’ai trouvée au fond d’un tiroir ; et si quelqu’un m’a révélé les secrets de l’association, c’est vous, qui venez de m’en dire beaucoup plus long que je n’en demandais.

— Ah çà, vous vous jouez donc de moi ? dit Achille avec des yeux brillants de dépit et un ton qui semblait vouloir le prendre un peu plus haut que de coutume.

— Tout doux, mon maître, répondit Pierre. Reprenez cette carte : elle ne peut me servir à rien, et vos secrets ne me paraissent pas très-compromis par la découverte de cette babiole. Amusez-vous de ces choses ; je n’ai pas le droit de m’en moquer, moi qui suis lié par des puérilités du même genre à une société plus secrète, plus vaste, plus solide et plus croyante que la vôtre.

— Vous semblez me donner des leçons, maître Pierre, reprit Achille tout à fait fâché. Quelque estime que j’aie pour vous, je ne vous reconnais pas ce droit. Si vous étiez ignorant et grossier comme la plupart de vos pareils, je pourrais me placer, par le silence de la pitié, au-dessus de vos mauvaises plaisanteries. Mais du moment que je vous regarde comme mon égal par l’éducation et le raisonnement, je vous déclare que je ne serai pas plus patient avec vous que je ne le serais avec un de mes camarades.

— Monsieur Lefort, répondit Pierre avec le plus grand calme, je vous remercie des expressions flatteuses dont vous accompagnez vos menaces ; mais j’y vois percer l’orgueil de l’homme qui met son gant avant de donner un soufflet. Allons, je serai plus fier que vous, je vous tendrai la main en vous déclarant que je regrette de vous avoir blessé.

— Pierre, dit Achille en pressant affectueusement la main de l’ouvrier, je sens que je vous aime ; mais faites, je vous en prie, que cette amitié ne soit jamais brisée par l’orgueil de l’un de nous.

— Je vous adresse la même prière, dit Pierre en souriant.

— Mon rôle est plus difficile que le vôtre, reprit Achille. Vous êtes le peuple, c’est-à-dire l’aristocrate, le souverain, que nous autres conspirateurs du tiers-état nous venons implorer pour la cause de la justice et de la vérité. Vous nous traitez en subalternes ; vous nous questionnez avec hauteur, avec méfiance ; vous nous demandez si nous sommes des fous on des intrigants ; vous nous faites subir mille affronts, convenez de cela ! Et quand nous ne poussons pas l’esprit de propagande jusqu’à l’humilité chrétienne, quand notre sang tressaille dans nos veines, et que nous prétendons être traités par vous comme vos égaux, vous nous dites que nous n’étions pas sincères, que nous portons au dedans de nous la haine et l’orgueil ; en un mot, que nous sommes des imposteurs et des lâches qui descendons à vous implorer pour vous exploiter. Le gouvernement a adopté ce système de calomnies pour nous déconsidérer auprès de vous, pour détacher le peuple de ses vrais, de ses seuls amis ; et vous vous jetez ainsi dans le piége absolutiste. Ce n’est ni généreux ni sage.

— Vous dites là d’excellentes vérités au point de vue où vous êtes, reprit Pierre. Mais il y a beaucoup à répondre pour nous justifier. Même en ce qui vous concerne, vous autres hommes sincères, je pourrais vous objecter que vous n’avez pas reçu du ciel la mission de nous agiter et de nous soulever, vous qui n’avez jamais réfléchi sérieusement à notre condition, et qui, tout en la plaignant, ne savez nullement le moyen de la changer. Je pourrais vous dire encore que vous contractez, dans le métier que vous faites (car c’est un métier, passez-moi l’expression), des habitudes tout aussi jésuitiques, dans leur genre, que celles que vous attribuez à un gouvernement corrupteur. Vous nous faites légèrement des promesses que vous savez bien ne pouvoir pas tenir ; puis vous nous observez, vous pénétrez en nous, vous vous instruisez de nos faiblesses, de nos erreurs, de nos vices ; et quand vous avez supporté quelque temps ce rude contact avec le peuple, comme l’esprit de charité et d’enseignement n’est pas réellement en vous, comme vous êtes tourmentés d’idées purement politiques et nullement morales, vous vous dégoûtez et vous retirez de nous en disant : « J’ai vu le peuple, il est féroce, il est abruti, il en a pour des siècles avant d’être propre à se gouverner lui-même. Prenons garde au peuple, mes amis, n’allons pas trop vite. Le peuple est derrière nous, prêt à nous déborder. Malheur à nous si nous lâchons la bête enragée… »

— Nous ne disons pas cela ! s’écria Achille.

— Vous le dites ; vous ne pouvez pas vous empêcher de l’écrire et de le publier ; vos journaux sont pleins des protestations de vos avocats et de vos orateurs qui nous renient et nous méprisent. Croyez-vous donc que nous ne les lisions pas, vos journaux ? « Le peuple, dites-vous, ce n’est pas cette vile populace qui hurle dans les attroupements, qui demande le sang et le pillage, qui mendie, un bâton à la main, prête à arracher la vie à quiconque ne livre pas sa bourse. Le peuple, c’est la partie saine de la population, qui gagne honnêtement sa vie, qui respecte les droits acquis, cherchant à mériter les mêmes droits, non par la violence et l’anarchie, mais par la persévérance au travail ; l’aptitude à s’instruire et le respect aux lois du pays. » Voilà comme vous définissez le peuple, et comme vous endossez sa livrée des dimanches pour vous présenter devant les tribunaux, devant les Chambres, et devant tous ceux qui ont le moyen de s’abonner à vos feuilles. Mais l’habit grossier que porte le travailleur dans la semaine, mais ses plaies horribles, ses maladies honteuses et sa vermine ; mais ses indignations profondes quand la misère le réduit aux abois ; mais ses trop justes menaces quand il se voit oublié et foulé ; mais ses délires affreux lorsque le regret de la veille et l’effroi du lendemain le forcent à boire, comme a dit un de vos poëtes, l’oubli des douleurs[1] ; mais tout ce qu’il y a de rage, de désordre et d’oubli de soi-même dans le fait de la misère, vous vous en lavez les mains ; vous ne connaissez pas cela ; vous rougiriez de le justifier ; vous dites : « Ceux-là sont nos ennemis aussi ; ils sont l’épouvante et l’opprobre de la société. » Et pourtant, ceux-là aussi, c’est le peuple ! Effacez ses souillures, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C’est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories ; il n’y a pas deux peuples, il n’y en a qu’un. Celui qui travaille dans vos maisons, souriant, tranquille et bien vêtu, est le même qui rugit à vos portes, irrité, sombre et couvert de haillons. La seule différence, c’est que vous avez donné de l’ouvrage et du pain aux uns, et que vous n’avez rien trouvé à faire pour les autres. Pourquoi, par exemple, vous, monsieur Lefort, me mettez-vous sans cesse, dans vos éloges, en dehors de la famille ? Vous croyez m’honorer ? nullement, je ne veux point de cela. Le dernier des mendiants est mon pareil, à moi. Je ne rougis point de lui, comme beaucoup d’entre nous à qui vous avez soufflé, avec vos habitudes de bien-être, votre ingratitude et votre vanité. Non, non ! ce misérable n’est pas d’une caste inférieure à la mienne ; il est mon frère, et son abjection me fait rougir de l’aisance où je vis. Sachez bien cela, monsieur Lefort : tant qu’il y aura des êtres humains couverts de la lèpre de la misère, je dirai que vous n’avez rien fait de bon avec vos conspirations, vos chartes bourgeoises et vos changements de cocarde.

— Mon cher Huguenin, dit Achille avec émotion, vous avez de grands sentiments ; mais vous êtes trop pressé de nous accuser. Croyez-vous qu’il soit si facile d’être médecin de l’humanité morale, et de trouver sans hésiter et sans faillir le remède à tant de maux ?

— Est-ce donc chercher le remède que de détourner les yeux avec horreur et de se boucher le nez, en disant qu’il n’y a que corruption et infection dans l’infirmerie ? Que penseriez-vous d’un carabin qui ne pourrait voir sans s’évanouir de dégoût un membre gangrené ? serait-ce là du dévouement ? serait-ce seulement l’amour de la science ? serait-ce l’indice d’une vocation réelle ? Eh bien ! osez donc descendre dans les léproseries de l’humanité morale, comme vous dites ; osez donc sonder de vos mains l’abîme de nos maux, et ne perdez pas le temps à dire que cela est horrible à voir ; songez à y porter remède : car je n’ai jamais vu un médecin, si paresseux et si borné qu’il pût être d’ailleurs, abandonner un malade sous le prétexte qu’il était trop dégoûtant pour être guéri.

Maintenant, si je passe des républicains sincères, mais légers, à ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, où trouverai-je des paroles pour les flétrir ! J’en ai connu quelques-uns, voyez-vous, quoique je n’aie guère fréquenté d’autre société que celle de l’atelier. Ce médecin avec qui vous m’avez fait souper chez le Vaudois, n’est-ce pas là un homme qui, en cas de révolution, a un personnage puissant, un prince du sang royal peut-être, dans sa poche, pour remplacer au plus vite celui qu’on aura culbuté ? Et sans aller bien loin, votre député conspirateur, votre affilié à la Vente Suprême, votre vieux comte de Villepreux, avec qui vous faites, j’en suis sûr, plus de politique que de commerce, ne venez-vous pas de m’en faire un portrait fidèle ?

— J’ai peut-être été trop loin ; je l’accusais, dans mon emportement, d’une faute qu’il n’a pas commise…

— N’essayez pas de le réhabiliter dans mon estime. J’ai causé avec lui pendant une heure aujourd’hui. J’ai vu le fond de sa conscience. Il y a pied partout, je vous assure, pour quiconque aime à suivre sans fatigue et sans danger le courant de la fortune.

Ici Pierre raconta son entrevue avec le comte, sans dire toutefois quelle circonstance romanesque avait provoqué ce rapprochement. Son récit fit beaucoup réfléchir le bon Achille. Il se demandait ce qu’il eût pu répondre à la question que l’artisan avait adressée au vieux riche, et cependant il ne pouvait rien objecter contre le droit qu’avait l’artisan de poser ainsi le problème de la propriété.

— Il est certain, dit-il, que c’est une question bien grave, et qui demandera aux hommes du temps et du génie.

— Et du cœur, reprit Pierre ; car avec l’intelligence seule vous ne trouverez jamais rien.

— Et sans elle, pourtant, à quoi sert le dévouement ? Ne faut-il pas que les hommes supérieurs à la masse par la science et la méditation viennent au secours du peuple pour l’éclairer sur ses véritables intérêts ?

— Ne vous servez pas de ce mot-là, monsieur Achille. Nos véritables intérêts, grand Dieu ! nous savons bien ce que cela veut dire dans les idées de vos futurs législateurs !

— Mais enfin, Pierre, vous ne vous méfiez pas de moi ?

— Non, certes, mais je ne crois pas en vous, car vous n’en savez pas plus long que moi qui ne sais rien.

— Ayons donc recours et confiance aux hommes supérieurs.

— Où sont-ils ? qu’ont-ils fait ? qu’ont-ils enseigné ? Quoi ! vous les avez entendus, vous agissez sous leurs ordres, vous travaillez à leur profit, et vous ne savez rien, et vous n’avez rien à me dire de leur part ? Ils ont un secret, et ils ne le confient pas à leurs adeptes ? et ils ne le laissent pas seulement entrevoir au peuple ? Ce sont donc les brahmes de l’Inde ?

— Vous avez une logique cruelle et décourageante, maître Pierre. Que faut-il donc faire, si personne ne sait ce qu’il fait et ce qu’il dit ? Faut-il se croiser les bras et attendre que le peuple se délivre lui-même ! Croyez-vous qu’il y parvienne sans conseils, sans guides, sans règle ?

— Il y parviendra pourtant, et il aura tout cela. Sa règle, il la fera lui-même ; ses guides, il les tirera de son propre sein ; ses conseils, il les puisera dans l’esprit de Dieu qui descendra sur lui. Il faut bien un peu compter sur la Providence.

— Ainsi vous repousseriez toute espèce de lumière venant des chefs du libéralisme ? Parce qu’un homme aura de la célébrité, des talents et de l’influence sur les classes moyennes, le peuple se méfiera de lui ?

— Le jour où un tel homme viendra nous dire : On vante mon mérite, on admire mon savoir, on plie sous ma puissance ; mais écoutez bien, mes enfants : ma science, ma force ou mon génie ne me constituent aucun droit qui vous soit nuisible. Je reconnais donc que le plus simple d’entre vous a droit, tout aussi bien que moi et les miens, au bien-être, à la liberté, à l’instruction ; que le plus faible parmi vous a droit de réprimer ma force si j’en abuse, et le plus obscur de repousser mon avis s’il est immoral ; enfin que je dois faire preuve de vertu et de charité pour être, à mes propres yeux comme aux vôtres, grand savant, grand souverain, ou grand poëte ;… oh ! que ceux qu’on appelle grands hommes viennent nous dire cela ! nous nous jetterons dans leur sein, comme dans le sein de Dieu ; car Dieu ne crée pas par la science et par la force seulement ; il crée aussi par l’amour. Mais tant que, méprisant la grossièreté de notre entendement, ils nous parqueront comme des bêtes dans un clos où il n’y a pas même de l’herbe à brouter, où nous ne pouvons tenir tous sans nous écraser et nous étouffer les uns les autres, et dont pourtant nous ne pouvons pas sortir, parce qu’on a mis partout des soldats pour garantir de nos mains les beaux fruits de la terre, nous leur dirons : Taisez-vous, et laissez-nous sortir de là comme nous pourrons. Vos conseils sont des trahisons, et vos triomphes sont des outrages. Ne marchez pas sur nos chaînes d’un air superbe ; ne vous promenez pas dans nos rangs consternés avec des paroles de fausse pitié à la bouche. Nous ne voulons rien faire pour vous, pas même vous saluer ; car vous qui nous saluez bien bas quand vous avez peur ou besoin de nous, vous savez bien que vous n’avez pas dans le cœur la moindre envie de remettre dans nos mains vos trésors, votre puissance et votre gloire. Voilà ce que nous dirons à vos hommes d’intelligence !

— Mais tout ce que vous mettez dans la bouche de l’homme qui demande au peuple sa force et son illustration, je le sens dans mon cœur. Si j’ai de tels sentiments, moi serviteur obscur de la cause, pourquoi ne voulez-vous pas que de nobles intelligences les aient au plus haut degré ?

— Parce que, jusqu’à présent, cela ne s’est pas montré, parce que j’ai lu tout ce que j’ai pu lire, et que je n’ai pas seulement aperçu ce que je cherchais ; parce que j’ai trouvé orgueilleuses, cruelles et antihumaines toutes les solutions données par vos grands esprits passés et présents.

— C’est qu’aussi vous êtes trop dans l’idéal ; vous en demandez plus aux hommes qu’ils ne peuvent faire. Vous voudriez des chefs et des conseils qui résumassent en eux l’audace de Napoléon et l’humilité de Jésus-Christ. C’est un peu trop exiger de la nature humaine en un jour ; et d’ailleurs, si un tel homme venait, il ne serait pas compris. Vous raisonnez, vous, et le peuple ne raisonne pas.

— Le peuple raisonne mieux que vous ne pensez ; et la preuve, c’est que vous ne pouvez pas réussir à l’agiter. Il sent que son heure n’est pas venue. Il aime mieux supporter ses maux quelques jours de plus, que de soulever son flanc meurtri pour se meurtrir de l’autre côté en changeant de posture. Il attend que la voûte s’élève et qu’il puisse se tenir debout. Et savez-vous de quoi est faite cette voûte ? De bourgeois d’abord, et de nobles par-dessus. Bourgeois, secouez vos nobles s’ils pèsent trop sur vous ; c’est votre affaire. Nous vous aiderons, s’il nous est prouvé quelque jour que cela nous soulage. Mais si vous posez autant qu’eux, gare à vous ! nous vous secouerons à notre tour.

— Mais que ferez-vous donc jusque-là ?

— Ce que vous nous conseillez. Nous travaillerons de toutes nos forces pour ne pas mourir de faim, et nous trouverons encore moyen de nous secourir les uns les autres. Nous conserverons entre ouvriers notre Compagnonnage, malgré ses abus et ses excès, parce que son principe est plus beau que celui de votre Charbonnerie. Il tend à rétablir l’égalité parmi nous, tandis que le vôtre tend à maintenir l’inégalité sur la terre.

  1. M. de Senancour, Obermann.