Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XIV

Michel Lévy frères (Ip. 151-156).

CHAPITRE XIV.

Pierre n’eut pas le loisir de réfléchir longtemps à cette bizarre rencontre. Il avait beaucoup à faire ; car, malgré son découragement intérieur, il ne laissait pas de servir ses malheureux compagnons de tout son pouvoir. Il sentait si bien la sainteté de ce devoir-là qu’il ne voulut plus prendre en considération les inquiétudes et les impatiences de son père, et qu’il surmonta ses chagrins personnels avec héroïsme. Il courut toute la journée, avec le Dignitaire et les principaux membres de la société, de la prison à l’hôpital, de la demeure des autorités à celle des avocats. Il réussit à faire relâcher quelques-uns de ses compagnons qui avaient été arrêtés sans motifs suffisants. Son activité, son air de franchise et son éloquence naturelle firent une telle impression sur les magistrats qu’ils n’osèrent entraver son zèle. Le lendemain il eut de plus tristes devoirs à remplir : ce fut de rendre les derniers honneurs à un de ses compagnons, mort dans la bataille. Cette cérémonie, à laquelle assistèrent tous les Gavots de Blois et que présida le Dignitaire, s’accomplit selon les rites du Devoir de liberté. Lorsque le cercueil fut descendu dans la fosse, Pierre s’agenouilla, et prononça une courte et belle prière à l’Être-Suprême, conforme au texte des livres sacrés ; puis il se releva, et, avançant un pied au bord de la fosse ouverte, il tendit la main à un des compagnons, qui prit la même attitude, saisit sa main et pencha son visage vers le sien pour échanger les mystérieuses paroles qui ne se prononcent pas tout haut ; après quoi ils s’embrassèrent, et tous les autres compagnons accomplirent lentement la même formule, s’éloignant deux à deux de la tombe après y avoir jeté chacun trois pelletées de terre.

Comme les Gavots quittaient le cimetière, un autre convoi arrivait, et les phalanges ennemies se rencontrèrent dans un morne silence sur la terre du repos, dans l’asile de l’éternelle paix. C’étaient les charpentiers Dévorants qui venaient aussi ensevelir leurs morts. Il y avait sans doute d’amères pensées et un repentir vainement combattu dans leurs âmes ; car leurs regards évitèrent ceux des Gavots, et les gendarmes qui les surveillaient à distance n’eurent pas besoin de maintenir l’ordre entre les deux camps. La circonstance était trop lugubre pour qu’on songeât de part et d’autre à exercer des représailles. Les Gavots entendirent, en se retirant, les hurlements étranges des charpentiers Dévorants, sorte de lamentation sauvage dont ils accompagnent leurs solennités, et dont les intonations réglées sur un rhythme ont un sens caché.

Le soir de ce triste jour, Pierre alla visiter le Corinthien, et sa joie fut vive en le voyant à moitié rétabli. Grâce aux bons traitements et aux doctes ordonnances de la Jambe-de-bois, Amaury pouvait espérer de partir bientôt, et Pierre lui fit la démonstration des travaux à entreprendre au château de Villepreux. Puis il le quitta, en lui promettant de parler sérieusement de lui à la Savinienne aussitôt qu’il trouverait l’occasion favorable.

Il la trouva le soir même. Resté seul avec elle et ses enfants endormis qu’il l’aidait à soigner, il entra en matière naturellement ; car elle ne manquait pas de l’interroger chaque soir avec sollicitude sur la situation du Corinthien. Il lui parla de son ami avec la délicatesse qu’il savait mettre dans toutes choses. La Savinienne, l’ayant écouté attentivement, lui répondit :

— Je puis vous parler avec sincérité et me confier à vous comme à un homme au-dessus des autres, mon cher fils Villepreux. Il est bien vrai que j’ai eu pour le Corinthien une amitié plus forte que je ne le devais et que je ne le voulais. Je n’ai rien à lui reprocher, et je n’ai rien de volontaire à me reprocher non plus dans ma conscience. Mais, depuis la mort de Savinien, je suis plus effrayée de cette amitié que je ne l’étais durant sa vie. Il me semble que c’est une grande faute de penser à un autre qu’à lui quand la terre qui le couvre est encore fraîche. Les larmes de mes enfants m’accusent, et je ne cesse de demander pardon à Dieu de ma folie. Mais, puisque nous sommes ici pour nous expliquer, et que votre prochain départ me force à parler de ces choses-là plus tôt que je n’aurais voulu, je vais tout vous dire. Il m’est venu quelquefois, pendant la vie de Savinien, des idées bien coupables. Certainement j’aurais donné ma vie, à moi, pour qu’il ne quittât pas ce monde ; mais enfin, comme il était plus âgé que moi et que depuis deux ans les médecins me disaient qu’il avait une maladie bien sérieuse, il me venait malgré moi à l’esprit que, si je perdais mon cher mari, mon devoir serait de me remarier, et alors je me disais, tout en tremblant : Je sais bien qui je choisirais. Des idées semblables venaient à Savinien lorsqu’il se sentait plus malade que de coutume ; et quand il fut tout à fait retenu au lit, elles lui vinrent si souvent qu’il finit par m’en parler.

— Femme, me dit-il quelques jours avant sa mort, je ne suis pas bien, et je crains un peu que tu ne deviennes veuve plus tôt que je ne comptais. Cela me tourmente pour toi et pour nos pauvres enfants ; tu es encore trop jeune pour rester exposée à toutes les amitiés que les compagnons vont prendre pour toi. Comme je te sais honnête femme, tu souffriras de n’avoir pas un porte-respect, et tu quitteras peut-être ton auberge. Ce sera la ruine de nos enfants ; car tu n’es pas bien forte, et ce qu’une femme peut gagner est si peu de chose que tu n’auras pas de quoi faire donner de l’éducation à ces petits. Tu sais cependant que toute mon idée était de leur faire bien apprendre à lire, à écrire et à compter ; sans cela on n’est bon à rien, et je vous vois d’ici, tous les trois, tomber dans la misère. Si j’avais pu m’acquitter avec Romanet le Bon-Soutien, je serais un peu plus tranquille ; mais je n’ai pas pu lui rendre seulement le tiers de ce qu’il m’a prêté, et cela me fâche grandement de mourir banqueroutier, surtout envers un ami. Il n’y a qu’un moyen de réparer tout cela ; c’est que tu deviennes la femme du Bon-Soutien si je m’en vas. Il a pour toi un honnête attachement ; il te considère comme la meilleure des femmes, et il a raison ; il aime nos enfants comme s’ils étaient ses neveux : il les aimera comme s’ils étaient ses enfants quand il sera ton mari. C’est l’homme à qui je me fie le plus sur la terre. Notre fonds est sa propriété, puisque c’est lui qui l’a payé en grande partie ; il rentrera ainsi dans son argent et fera marcher notre commerce. Il donnera de l’éducation aux enfants ; car il est instruit lui-même, et sait ce que cela vaut. Enfin il te rendra heureuse et t’aimera comme je t’aime. C’est pourquoi je veux que vous me promettiez tous deux de vous marier ensemble si je suis forcé de vous quitter.

Je fis, comme vous pouvez croire, tout mon possible pour lui ôter cette idée ; mais plus il se sentait périr, plus il songeait à fixer mon sort. Enfin le jour où il reçut les derniers sacrements, il fit venir le Bon-Soutien ; et, sur son lit de mort, il mit nos mains ensemble. Romanet promit tout, en pleurant ; moi, je pleurais trop pour promettre. Mon Savinien rendit l’âme, me laissant désolée de le perdre et bien triste d’être engagée à un homme que je respecte et que j’aime, mais que je ne voudrais pas prendre pour mari. Cependant je sens que je le dois, que je ne peux rester veuve, que le sort de mes enfants et la dernière volonté de mon mari me commandent de prendre cet homme sage et généreux, qui a mis tout son avoir dans nos mains, et à qui je ne pourrais rendre son bien sans ruiner ma famille. Voilà ma position, maître Pierre ; voilà ce qu’il faut dire au Corinthien, afin qu’il ne pense plus à moi, comme moi je vais prier le bon Dieu de ne plus me laisser penser à lui.

— Tout ce que vous m’avez dit est d’une femme vertueuse et d’une bonne mère, répondit Pierre. Je vous approuve de combattre dans ce moment le souvenir du Corinthien, et je vais lui conseiller de ne pas se livrer à de trop vives espérances. Cependant, ma bonne Mère, permettez-moi, et promettez à mon ami, de ne pas croire absolument que tout soit perdu. J’ai assez connu notre Savinien pour être bien sûr que s’il eût pu lire au fond de votre cœur c’est au Corinthien qu’il vous eût fiancée. Il se serait fié à l’avenir de ce jeune homme, si courageux, si bon, si habile dans son art, et aussi dévoué à sa mémoire, à sa veuve et à ses enfants que le Bon-Soutien lui-même. Je connais aussi le Bon-Soutien ; je sais qu’il a des sentiments trop élevés pour accepter le sacrifice de votre vie et de vos sentiments. Il entendra raison là-dessus. Il souffrira sans doute ; mais c’est un homme, et un homme d’un grand cœur. Il restera votre ami et celui d’Amaury. Quant à la dette, je vous prie de n’y pas penser davantage, ma Mère. Il faudra que vous rendiez à Romanet tout ce qu’il a prêté. Si, à l’époque où votre deuil doit finir, le Corinthien, malgré son talent et son courage, n’avait pu compléter cette somme, ce serait à moi de la trouver ; et ce sera votre fils qui me remboursera quand il sera en âge d’homme et au courant de ses affaires. Ne me répondez pas là-dessus. Nous avons bien des soins dans la tête, et il ne faut pas perdre de temps en paroles inutiles. Je ne dirai au Corinthien que ce qu’il doit savoir, et je me fie à l’honneur du Dignitaire pour ne pas vous adresser, pendant tout le temps que durera votre deuil, un seul mot qui vous force à un engagement ou à une rupture. Pleurez votre bon Savinien sans remords et sans amertume, ma brave Savinienne. Ne le pleurez pas jusqu’à vous rendre malade : vous vous devez à vos enfants, et l’avenir vous récompensera du courage que vous allez avoir.

Ayant ainsi parlé, Pierre embrassa la Savinienne comme un frère embrasse sa sœur ; puis il s’approcha du berceau des enfants pour leur donner aussi un baiser :

— Donnez-leur votre bénédiction, maître Pierre, dit la Savinienne en se mettant à genoux auprès du berceau dont elle soulevait la courtine ; la bénédiction d’un ange comme vous leur portera bonheur.