Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XV

Michel Lévy frères (Ip. 157-180).

CHAPITRE XV.

Le récit de ce qui s’était passé entre la Savinienne et Pierre donna du courage au Corinthien, et hâta sa guérison. Il fixa au jour suivant son départ pour Villepreux, résolu de mériter son bonheur par une année au moins de courage et de résignation. Pierre, sans cesser de s’occuper activement de ses chers prisonniers, dut songer à se procurer un second compagnon pour escorter le Corinthien dans sa route et l’aider à son ouvrage. Il n’était pas absolument nécessaire que ce second associé aux travaux du château de Villepreux fût un artiste distingué ; le talent d’Amaury pouvait compter pour deux. Il ne fallait qu’un ouvrier adroit et diligent pour scier, tailler et débillarder. Le Dignitaire lui présenta un brave enfant du Berry, qui n’était pas beau, quoiqu’on l’appelât, par antithèse sans doute, la Clef-des-cœurs. C’était un bon garçon et un rude abatteur d’ouvrage, au dire de tous les compagnons. Cet utile Berrichon, trouvé, embauché et mis au courant du travail qu’on lui confiait, fit son paquet, ce qui ne fut pas long, car il n’avait pas beaucoup de hardes ; et le rouleur ayant levé son acquit, c’est-à-dire ayant constaté, chez le maître qu’il quittait et chez la Mère, qu’il ne devait rien et qu’il ne lui était rien dû, il se tint prêt à partir. Pierre fit encore, dans cette journée, pour ses compagnons plusieurs démarches qui ne furent pas sans succès ; et, l’horizon commençant à s’éclaircir de ce côté-là, il se mit en route pour le Berceau de la Sagesse, accompagné de son Berrichon, et le cœur un peu moins accablé qu’il ne l’avait eu les jours précédents. Chemin faisant, il prévint la Clef-des-cœurs de l’aversion que son père avait pour le compagnonnage, et tâcha de lui faire comprendre la conduite qu’il devait tenir avec maître Huguenin. La Clef-des-cœurs était, certes, un ouvrier très-adroit, mais un diplomate très-gauche. À cette ingénuité parfaite il unissait la singulière prétention d’être fort rusé, et de savoir conduire finement une affaire délicate. Pierre, qui ne le connaissait pas, se méfia un peu de ses promesses. Mais le Berrichon y revint avec tant d’assurance, que Pierre se disait en lui-même tout en le regardant : On a vu quelquefois beaucoup de sens et de finesse se loger, comme par mégarde, dans ces grosses têtes, dont les yeux ternes et béants ne ressemblent pas mal aux fenêtres peintes que l’on simule sur les murs des maisons mal percées.

La nuit était close lorsqu’ils arrivèrent à la porte du Vaudois. Elle était fermée avec soin, et il fallut se nommer pour entrer. — Que signifie ce redoublement de précaution ? dit Pierre à voix basse en embrassant son hôte. La police serait-elle sur les traces du Corinthien ? — Non, grâce à Dieu, répondit la Sagesse ; mais il a quitté sa soupente pour se rendre à l’invitation de notre voyageur, et il fallait bien se tenir sur ses gardes ; car c’est ici la maison du bon Dieu : tout le monde peut y entrer. — Quel voyageur ? demanda Pierre étonné. — Celui que vous savez bien, répondit le Vaudois, puisque vous venez au rendez-vous ; il est là qui vous attend avec des gens de votre connaissance.

Pierre ne comprenait rien à ces paroles. Il entra dans la salle, et vit avec quelque surprise l’étranger mystérieux qui l’avait abordé trois jours auparavant au bord de la Loire, attablé avec le Dignitaire, un des quatre anciens maîtres serruriers du Devoir de liberté, et un jeune avocat de Blois que Pierre Huguenin avait fréquenté à son premier séjour en cette ville. Ce dernier vint à lui, et, lui prenant la main d’un air affectueux, le fit approcher de la table : — J’ai bien des reproches à vous faire, maître Huguenin, lui dit-il, pour n’être pas venu me voir depuis huit jours que vous êtes dans ce pays-ci, et pour ne m’avoir pas confié la défense de vos compagnons inculpés dans cette dernière affaire. Vous avez oublié apparemment que nous étions amis, il y a deux ans.

Cet accueil empressé et ce mot d’amis étonna un peu l’oreille de Pierre Huguenin. Il se souvenait bien d’avoir travaillé pour le jeune avocat, et de l’avoir trouvé affable et bienveillant ; mais il ne se souvenait pas d’avoir été traité par lui sur ce pied d’égalité. Il ne répondit donc pas à ses avances avec tout l’abandon qu’elles semblaient provoquer. Malgré lui, il tournait ses regards avec froideur vers l’étranger, qui s’était levé à son approche, en lui tendant une main qu’il avait hésité à serrer. — J’espère que vous ne vous méfiez plus de moi, lui dit ce dernier en souriant. Vous avez dû prendre sur mon compte des informations satisfaisantes, et vous me trouvez dans une société qui doit vous rassurer complétement. Asseyez-vous donc avec nous, et partagez ces rafraîchissements. J’espère, en ma qualité de commis-voyageur, en procurer à notre cher hôte qui lui feront faire plus de profits que par le passé.

Le Vaudois répondit à cette promesse par un sourire malin en clignant de l’œil ; et le Berrichon, qui avait l’habitude sympathique de sourire toutes les fois qu’il voyait sourire, se mit a copier, du mieux qu’il put, le sourire et le clignotement du Vaudois. Il fit cette grimace bénévole au moment où l’étranger interrogeait du regard cette figure inconnue, et peu belle, il faut l’avouer, quoique douce et pleine de candeur. Le prétendu commis voyageur crut donc, à cet air d’intelligence, que le Berrichon était préparé aux ouvertures qu’on voudrait lui faire, et lui tendit la main avec la même popularité qu’il avait témoignée à Pierre Huguenin. Le Berrichon serra de toute sa force, et sans la moindre méfiance, cette main protectrice, en s’écriant d’un ton pénétré : À la bonne heure, voilà des bourgeois qui ne sont pas fiers !

— Je vous remercie, mon brave, dit l’étranger, d’avoir bien voulu venir souper avec nous. Cette franche cordialité vous fait honneur.

— L’honneur est de mon côté, répondit le Berrichon radieux.

Et ils s’assit sans façon à côté de l’étranger, qui se mit en devoir de le servir.

Pierre voyait bien qu’il y avait là une méprise, et il ne le fit point un cas de conscience d’en profiter pour s’instruire sans se compromettre. Il avait encore la pensée que cet étranger pouvait bien être un espion, une sorte d’agent provocateur comme on croyait en voir partout, et comme il y en avait effectivement beaucoup à cette époque-là. C’était l’été de 1823. De nombreuses conspirations avortées et cruellement punies n’avaient pas encore découragé les sociétés secrètes. On travaillait peut-être en France avec moins de hardiesse que les années précédentes au renversement des Bourbons, mais on y travaillait avec un reste d’espoir à la frontière d’Espagne. Ferdinand VII était prisonnier dans les mains du parti libéral, et l’on se flattait encore d’une révolte dans l’armée française commandée par le duc d’Angoulème. Cependant les secrets du Carbonarisme étaient un peu éventés, et partout les agents du pouvoir étaient sur sa piste. Pierre était donc assez fondé à se méfier du recruteur qui s’efforçait de conquérir ses sympathies. Il voyait avec effroi le Corinthien, le Dignitaire et le maître serrurier se mettre en rapport avec lui. Il était résolu à préserver ces derniers du piége qui pouvait leur être tendu, et il dissimula d’abord ses craintes afin d’observer mieux l’inconnu auprès duquel le hasard venait de le ramener.

D’abord celui-ci ne se livra guère, attendant que Pierre Huguenin se livrât le premier.

— Voyons, dit-il, vous venez ici pour faire des affaires, n’est-il pas vrai ?

— Certainement, répondit Pierre, qui voulait le laisser s’engager

— Et votre compagnon aussi ? dit le prétendu commis voyageur en regardant le Berrichon qui souriait toujours.

— Oui, répondit Pierre ; c’est un homme très-propre à toutes sortes d’affaires.

Le Dignitaire et le maître serrurier se retournèrent et regarderont la Clef-des-cœurs avec surprise. Pierre eut quelque peine à garder son sérieux.

— À merveille ! s’écria le voyageur. Eh bien ! mes enfants, nous pourrons nous entendre, et sans beaucoup de façons. Sans doute vous vous êtes vus ? ajouta-t-il en regardant alternativement le Dignitaire et Pierre Huguenin.

— Certainement, répondit Pierre, nous nous voyons du matin au soir.

— Je comprends, reprit le voyageur ; j’aurai donc peu de préambule à vous faire.

— Permettez, dit le Dignitaire ; je n’ai point parlé de vous avec mon pays Villepreux.

— En ce cas, c’est notre ami l’avocat, reprit le voyageur.

— Ce n’est pas moi non plus, répondit l’avocat ; mais qu’importe, puisque l’ami Pierre est ici ?

— Au fait, dit le voyageur, cela prouve qu’il est sûr de nous ; et, quant à nous, nous sommes sûrs de lui.

Pierre tira l’avocat un peu à l’écart :

— Vous connaissez ce monsieur ? lui demanda-t-il à voix basse.

— Comme moi-même, répondit l’avocat.

Pierre adressa la même question au Dignitaire, qui lui fit à peu près la même réponse.

Enfin il interrogea aussi le maître serrurier, qui lui répondit :

— Pas plus que vous ; mais on m’a répondu de lui, et je suis tenté de me mettre dans la politique. Pourtant je veux d’abord savoir à quoi m’en tenir.

Pierre examina le Vaudois, et se convainquit bientôt qu’un lien, sinon mystérieux, du moins sympathique, existait entre lui et le commis voyageur. Il commença donc à changer d’opinion sur le compte de ce dernier, et à l’écouter avec autant d’intérêt qu’il avait fait d’abord avec répugnance.

Il se disposait à l’avertir de la nullité du rôle du Berrichon, lorsqu’on frappa à la porte, et deux personnes en costume de chasse, ayant le fusil sur l’épaule et la carnassière au côté, entrèrent avec leurs chiens et leur provision de gibier, qu’ils déposèrent sur la table en échangeant d’affectueuses poignées de main avec l’avocat et le commis voyageur.

— Allons, s’écria l’un des chasseurs dont la figure n’était pas inconnue à Pierre Huguenin, nous n’avons pas fait buisson-creux aujourd’hui… et je vois qu’on peut vous faire le même compliment, ajouta-t-il en baissant la voix et en s’adressant au commis voyageur, tout en regardant Pierre, le Corinthien, le maître serrurier et le Berrichon, qui s’étaient groupés à un bout de la table par discrétion.

— Père Vaudois, mettez-nous ce maître lièvre à la broche, dit un autre chasseur que Pierre reconnut pour un des jeunes médecins qui avaient soigné à l’hospice les compagnons blessés chez la Mère ; nos chiens l’ont forcé ; il sera tendre comme une alouette. Nous mourons de faim et de fatigue, et nous sommes bien heureux de n’être pas forcés d’aller jusqu’à Blois pour souper.

— C’est une excellente rencontre, s’écria le commis voyageur ; et vous allez nous aider à goûter les bons petits vins dont j’ai apporté ici les échantillons. C’est vous, messieurs, qui donnerez conseil au père Vaudois pour remonter sa cantine ; et comme vous avez quelquefois affaire avec elle dans vos parties de chasse, vous serez sûrs de ne pas la trouver à sec.

Les deux chasseurs se récrièrent sur l’heureux hasard qui les réunissait à leurs amis. Mais Pierre, qui les observait attentivement, ne fut point dupe de cette prétendue rencontre fortuite. Il surprit des regards échangés qui lui prouvèrent bien qu’il était, ainsi que le maître serrurier, l’objet d’un sérieux examen de la part de ces messieurs. Le plus âgé des deux était un capitaine licencié de l’ancienne armée, établi dans les environs. Pierre avait eu occasion de le voir autrefois à Blois, et même de lui donner quelques leçons de géométrie. À cette époque, le capitaine, effrayé des privations que lui imposait sa demi-solde, avait eu l’envie d’exercer une profession industrielle et de monter un atelier de menuiserie dans son village natal. Mais Pierre avait trouvé cette cervelle de militaire plus dure que le bronze d’un canon, et l’éducation n’avait pas été au delà des premières notions de la science.

Ce brave capitaine fit à son ancien précepteur un accueil plein de cordialité. Né dans le peuple, il n’avait point de peine à s’y remettre. Le médecin tâcha de se montrer aussi fraternel avec l’ouvrier ; mais il n’y réussit pas : il était aisé de voir que son rôle était forcé. L’avocat y mettait plus d’aisance et de savoir-faire ; mais Pierre se souvenait fort bien que cet agréable jeune homme n’avait pas, deux ans auparavant, l’habitude de lui serrer la main lorsqu’il allait lui présenter son compte de journées.

On se mit à table tous ensemble. Le Berrichon était allé aider complaisamment le Vaudois à faire tourner la broche. Pierre l’oublia d’autant plus vite qu’il prenait plus d’intérêt à la conversation ; elle fut bientôt dirigée vers la politique. — Quelles nouvelles, monsieur Lefort ? demanda le capitaine au commis voyageur — Des nouvelles d’Espagne, répondit celui-ci, et de bonnes ! Tout va bien pour le bon parti ; les Cortès réunies à Séville ont décidé le départ de Ferdinand pour Cadix. Le vieux sournois a fait mine de résister ; on a prononcé sa déchéance à l’unanimité, et une régence provisoire a été nommée : elle se compose de Valdès, Ciscar et Vigodet.

Cette nouvelle parut exciter des transports de joie chez les amis du voyageur ; mais les ouvriers y prirent peu de part. On eut soin de leur expliquer l’importance des succès du libéralisme en Espagne, et l’influence que la victoire de ce parti exercerait en France. À ce sujet, la politique du moment fut débattue sous toutes ses faces. Achille Lefort (c’était le nom du commis voyageur) démontra l’impossibilité de subir le gouvernement des Bourbons en Europe, et vanta le bienfait de l’esprit de propagande qui travaillait sur plusieurs foyers simultanément à la destruction des pouvoirs tyranniques. On s’anima, et lorsque l’on apporta le civet fumant, le commis voyageur exhiba de nombreux échantillons de vins, que Pierre trouva bien recherchés pour être avec vraisemblance destinés à la cave du Vaudois. Il se méfia de ces stimulants au patriotisme, et vit avec plaisir que le maître serrurier se tenait aussi sur ses gardes. Quoiqu’ils ne suspectassent plus la bonne foi du voyageur, ils ne se souciaient ni l’un ni l’autre de s’enrôler sous une bannière qui ne représenterait pas leurs véritables sentiments.

Le Berrichon, ayant accompli ses fonctions de marmiton, se disposa à remplir celles de convive, et vint se placer à la droite de M. Achille Lefort, qui, ainsi que l’avocat, se mit en frais pour lui plaire. Ils y réussirent aisément, car nulle âme au monde n’était plus bienveillante à table que celle du Berrichon. Pierre cherchait un prétexte pour l’éloigner, mais ce n’était pas facile ; car la bonne chère, jointe aux rasades qu’on lui versait abondamment de droite et de gauche, le mettait en joie, et ne le disposait guère à goûter l’avis de s’aller coucher. Il n’était guère aisé non plus de faire comprendre aux assistants que ce convive réjoui n’était pas un néophyte ardent ; car il était là sous la caution de Pierre, et celui-ci se rappelait que le commis voyageur lui avait dit en le quittant : Amenez qui vous voudrez, pourvu que vous en puissiez répondre comme de vous-même. De plus, le Berrichon abondait vaillamment dans le sens de ses généreux amphitryons. On voulait sonder ses opinions, et lui, désireux de plaire et très-rusé à sa manière, se gardait bien de laisser voir qu’il ne comprenait goutte aux questions qui lui étaient adressées. Il répondait à tout avec cette ambiguité qui distingue l’artisan berrichon ; et dès qu’il avait saisi un mot, il le répétait avec enthousiasme en buvant à la santé de toute la terre. Le vieux militaire parlait de Napoléon : — Ah ! oui, le petit caporal ! s’écria le Berrichon à tue-tête ; vive l’Empereur ! moi je suis pour l’Empereur ! — Il est mort, lui dit Pierre brusquement. — Ah oui ! c’est vrai ! Eh bien, vive son enfant ! vive Napoléon II ! Un instant après, l’avocat parlait de La Fayette : — Vive La Fayette ! s’écria le Berrichon, si toutefois il n’est pas mort aussi, celui-là. Enfin, le mot de république s’échappa des lèvres du commis voyageur : le Berrichon cria : Vive la république ! accompagnant chaque exclamation d’une nouvelle rasade.

Le commis voyageur, qui l’avait fort goûté d’abord, commençait à le trouver un peu simple, et ses regards interrogèrent Pierre Huguenin. Celui-ci ne répondit qu’en remplissant coup sur coup le verre du Berrichon, et en l’excitant à boire, si bien qu’au bout de cinq minutes la Clef-des-cœurs menaçait de s’endormir en travers de la table. Pierre le prit dans ses bras vigoureux, et, quoique ce ne fût pas un mince fardeau, il l’emporta dans la soupente et le déposa sur le lit du Corinthien. Puis il revint se mettre à table, et, délivré de toutes ses inquiétudes, il prit part à la conversation. Jusque-là, c’était une causerie générale, une sorte de dissertation où plusieurs opinions étaient débattues sous forme dubitative. On était animé pourtant, mais sans aigreur, et les convives paraissaient être d’accord sur un point principal qu’ils n’articulaient pas, mais qui semblait établir entre eux un lien sympathique. Ce ton vif et enjoué séduisait Pierre ; sa curiosité était excitée de plus en plus, et bientôt il cessa de voir qu’il était lui-même l’objet de la curiosité d’autrui. On n’y mettait pourtant pas infiniment d’adresse ; et le commis voyageur, celui qui paraissait être le président improvisé de cette réunion, avait si peu de réserve, que Pierre était surpris de voir un homme si jeune et si étourdi chargé d’une mission aussi dangereuse. Mais ce jeune homme s’exprimait avec une facilité qui lui plaisait et qui exerçait une sorte de fascination sur le Dignitaire et sur le Vaudois. Pierre se sentit entraîné à sortir de sa réserve habituelle et à faire des questions à son tour. — Vous prétendiez tout à l’heure, Monsieur, dit-il à l’étranger, qu’un parti puissant existe en France pour proclamer la république ?…

— J’en suis certain, répondit l’étranger en souriant ; j’ai assez parcouru la France pour avoir été, grâce à mon négoce, en relation avec des Français de toutes les classes. Je puis vous assurer que partout j’ai trouvé des sentiments républicains ; et si, par je ne sais quelle catastrophe imprévue, les Bourbons venaient à être renversés, je crois que le parti ultra-libéral l’emporterait sur tous les autres.

Le vieux militaire secoua la tête ; le médecin sourit. Chacun d’eux avait une pensée différente. — Mon opinion semble erronée à ces messieurs, reprit le voyageur avec politesse : eh bien ! qu’en pensez-vous, monsieur Huguenin ? Croyez-vous que dans le peuple il y ait un autre sentiment que le sentiment républicain ?

— Je me demande comment il peut y en avoir un autre, répondit Pierre. N’est-ce pas votre opinion, à vous autres qui représentez ici le peuple avec moi ? ajouta-t-il en interpellant le Dignitaire et les autres ouvriers.

Le Dignitaire mit la main sur son cœur, et son silence fut une réponse éloquente. Le Vaudois ôta son bonnet de coton, et, l’élevant au-dessus de sa tête : — Je ne voudrais le teindre dans le sang d’aucun Français, s’écria-t-il ; mais, pour le voir arborer sur la France, j’offrirais ma tête avec.

Le maître serrurier rêva quelques instants, puis il dit d’un air réservé : — La république ne nous a pas fait tout le bien qu’elle nous promettait : je ne puis prévoir celui qu’elle pourrait nous faire à présent ; mais pour du sang, ajouta-t-il avec une rage concentrée, j’en voudrais répandre. Je voudrais voir couler celui de nos ennemis jusqu’à la dernière goutte. — Bravo ! s’écria le commis voyageur, oh oui ! haine à l’étranger, guerre aux ennemis de la France ! Et vous, et vous, maître Huguenin, quel souhait formez-vous ?

— Je voudrais que tous les hommes vécussent ensemble comme des frères, répondit Pierre ; voilà tout ce que je voudrais. Avec cela, bien des maux seraient supportables ; sans cela, la liberté ne nous ferait aucun bien.

— Je vous le disais, reprit le commis voyageur en s’adressant à ses amis, c’est un philanthrope, un philosophe du siècle dernier…

— Non, monsieur, non, je ne crois pas, répondit Pierre vivement. Le plus libéral de tous ces philosophes était Jean-Jacques Rousseau, et il a dit qu’il n’y a pas de république possible sans esclaves.

— A-t-il pu dire une pareille chose ? s’écria l’avocat. Non, il ne l’a pas dite ; c’est impossible !

— Relisez le Contrat social, répondit Pierre, vous vous en convaincrez.

— Ainsi vous n’êtes pas républicain à la manière de Jean-Jacques ?

— Ni vous non plus, monsieur, je présume.

— Par conséquent vous ne l’êtes pas à la manière de Robespierre ?

— Non, monsieur.

— Eh bien ! vous l’êtes à la manière de La Fayette ! Bravo !

— Je ne sais pas quelle est la manière de La Fayette.

— Son système est celui des gens sages, des ennemis de l’anarchie, des vrais libéraux pour tout dire. Une révolution sans proscriptions, sans échafauds.

— Une révolution dont nous sommes loin par conséquent ! répondit Pierre. Et cependant l’on conspire !…

Ce mot fut suivi d’un silence général.

— Qui est-ce qui conspire ? demanda le commis voyageur avec une assurance enjouée. Personne ici, que je sache.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit Pierre ; moi, je conspire.

— Vous ! comment ? dans quel but ? avec qui ? contre qui ?

— Tout seul, dans le secret de mes pensées, en rêvant presque toujours, en pleurant quelquefois. Je conspire contre tout le mal qui existe, et dans le but, sinon dans l’espoir de tout changer. Voulez-vous être de mon parti ?

— J’en suis ! s’écria le commis voyageur avec un enthousiasme un peu affecté. Vous me paraissez notre maître à tous, et j’aime cette âme de tribun et de réformateur, ce courage de Brutus, ce sombre fanatisme, cette fermeté profonde digne de Saint-Just et de Danton. Je bois à la mémoire de ces héros méconnus, illustres martyrs de la liberté !

Le toast du commis voyageur n’eut qu’un seul écho. Le vieux maître serrurier tendit son verre, et l’approcha de celui de l’orateur. Mais il le retira aussitôt en disant : Je ne trinque pas avec mon verre plein contre un verre vide. Je me suis toujours méfié de cela.

— Vous ne trinquez pas à la mémoire de ceux-là ? dit le Vaudois irrésolu à Pierre Huguenin. — Non, répondit Pierre. Ce sont des hommes et des choses que je ne comprends pas bien encore, et que je me sens trop petit pour juger.

Les convives regardaient Pierre Huguenin avec quelque surprise ; le médecin voulut le forcer à s’expliquer davantage.

— Vous me paraissez, tout en vous retranchant dans d’honorables scrupules, avoir des idées bien arrêtées, lui dit-il. Pourquoi nous en faire un mystère ? Ne sommes-nous pas sûrs les uns des autres ici ? et, d’ailleurs, faisons-nous autre chose que de causer pour causer ? Il y a deux principes politiques soulevés et débattus en France à l’heure qu’il est : le gouvernement absolu et le gouvernement constitutionnel. Voilà ce qui intéresse aujourd’hui les vrais Français, sans qu’il soit nécessaire de se reporter vers un passé pénible à rappeler pour les uns, dangereux à invoquer pour les autres. Les choses ont changé de nom ; pourquoi ne pas se conformer aux formes du langage que la France a voulu adopter ? Ce que nos pères appelaient République indivisible, nous l’appelons Charte constitutionnelle. Acceptons cette dénomination, et rangeons-nous sous cette bannière, puisque c’est la seule déployée.

— Cette manière de voir simplifie beaucoup la question, répondit Pierre en souriant.

— Et maintenant qu’elle est ainsi posée, reprit le médecin, voulez-vous nous dire si vous êtes pour ou contre la Charte ?

— Je suis, dit Pierre, pour ce principe inscrit en tête de la Charte constitutionnelle : Tous les Français sont égaux devant la loi. Mais comme je ne vois pas que ce principe soit mis en pratique dans les institutions consacrées par la Charte, je ne puis me passionner pour un gouvernement constitutionnel, quel qu’il soit, tant que je verrai le texte de la loi divine écrit sur vos monuments et rayé de vos consciences. La république, dont vous invoquez le souvenir, ne l’entendait pas ainsi, je pense ; elle cherchait à pratiquer la justice, et tous les moyens lui semblaient bons. Dieu m’est témoin que je ne suis pas un homme de sang, et pourtant j’avoue que je comprends bien mieux cette rigueur sauvage qui disait aux puissances renversées : « Faites la paix avec nous, ou recevez la mort, » qu’un système vague qui nous promettrait l’égalité sans nous la donner.

— Je vous le disais ! s’écria le commis voyageur avec son ton de bienveillance hypocritement superbe ; il est montagnard, pur jacobin de la vieille roche. Eh bien ! c’est beau, cela ! c’est franc, c’est hardi. Que voulez-vous de plus ? Il faut prendre les gens comme ils sont.

— Sans doute, répondit le médecin ; mais ne pourrait-on, pour plus de franchise et de clarté, tâcher de s’entendre avec maître Pierre ? Un homme comme lui mérite bien qu’on prenne la peine de lui montrer les choses sous leur vrai jour.

— Je ne demande que cela, dit Pierre. Voyons, les portes sont-elles bien fermées ? Y a-t-il quelqu’un parmi vous devant qui je ne doive pas m’expliquer ? Quant à moi, je n’éprouve ni crainte ni embarras à vous dire ce que je pense. Vous conspirez ou vous ne conspirez pas, messieurs, peu m’importe ; mais vous exprimez-des vœux, des sentiments, et je ne vois pas pourquoi je ne me donnerais pas le même plaisir. Je ne suis pas venu ici pour être interrogé, je pense ; car vous n’avez rien à apprendre de moi, et vous savez probablement tout ce que j’ignore. Laissez-moi donc parler. Il est bien évident que personne ici ne croit à l’amour des Bourbons pour les institutions libérales. Il est bien certain que nous n’avons ni confiance ni sympathie pour ce gouvernement-là, et que nous en choisirions, si nous pouvions, un autre dès demain. Quel serait-il ? Ici, nous autres gens simples, nous resterons court en attendant votre réponse. Nous trouvons plusieurs noms sur vos programmes ; car nous lisons quelquefois les journaux, et nous voyons bien que les libéraux ne sont pas tout à fait d’accord entre eux. Je crois, par exemple, que, sans sortir d’ici, on trouverait des avis bien différents. Monsieur l’avocat serait pour La Fayette, si je ne me trompe, et monsieur le médecin pour un autre qu’il ne nomme pas. Monsieur le capitaine serait pour le roi de Rome, et le père Vaudois ne voudrait pas entendre parler de cela peut-être ; ni moi non plus : qui sait ? Enfin vous avez tous quelqu’un en vue, et je ne gagnerais rien à savoir ce que veut chacun de vous ; aussi n’est » ce pas là ce que je demande…

— Que demandez-vous donc ? dit le médecin un peu sèchement.

— Je ne demande pas qui l’on mettrait à la place du roi ; je demande ce qu’on mettrait à la place de la Charte.

— Ah ! ah ! la Charte ne vous satisfait pas ! dit l’avocat en riant.

— Il serait possible, répondit Pierre avec un peu de malice. Et si une partie de la nation était dans le même cas que moi, que lui répondriez-vous pour la satisfaire ?

— Parbleu ! cela n’est pas bien embarrassant ! dit le commis voyageur gaiement. On dirait à ceux qui trouvent la Charte mal faite : Faites-la meilleure.

— Et si nous disions que nous la trouvons tout à fait mauvaise, et que nous en voulons une toute neuve ? dit le maître serrurier qui avait écouté toute cette discussion avec l’austérité rancunière d’un vieux jacobin.

— Dans ce cas-là, on vous dirait, répondit Achille Lefort : Faites-en vite une autre, et en avant la Marseillaise !

— Est-ce votre avis à tous ? s’écria le vieillard d’une voix de tonnerre en se levant et en promenant un regard sombre sur les auditeurs stupéfaits : en ce cas je suis des vôtres, et j’ouvre ma veine pour signer le pacte avec mon sang ; autrement, je brise le verre où j’ai bu à vos santés.

Et en parlant ainsi, il étendait son bras droit retroussé jusqu’au coude et tatoué de figures cabalistiques, tandis que de la main gauche il frappait avec son verre sur la table ébranlée. Sa figure triste et sévère, son épais sourcil blanc frémissant sur un œil enflammé, tout son aspect à la fois brutal et imposant fit une impression désagréable sur l’avocat et le médecin. D’abord la sortie de ce vieux sans-culotte les avait fait sourire dédaigneusement ; mais ce sourire expira sur leurs lèvres lorsqu’ils virent combien son action était sérieuse et son apostrophe passionnée. Le Vaudois, électrise par son exemple, s’était levé aussi ; et le Corinthien, qui avait écouté toutes ces choses sans dire un mot, absorbé dans une attention mélancolique et profonde, étendit sa main sur celle du maître serrurier, et l’y tint fixe et contractée, avec la pâleur sur les lèvres et le cœur serré d’indignation. Trop modeste ou trop fier pour parler, il avait senti une mortelle antipathie se développer et croître en lui de minute en minute contre ces conspirateurs aux mains blanches ; et chacune de leurs paroles flatteuses, chacun de leurs sourires moqueurs, avait fait dans son âme orgueilleuse une plaie brûlante.

Pierre regarda les trois prolétaires debout en face de ces révolutionnaires au petit pied, et formant un peu le groupe du serment des trois Suisses au Ruthly. Il sourit de voir leur puissante attitude et leur expression profonde déconcerter tout à coup ces hommes si malicieusement polis. Il sentit en même temps un vif élan de tendresse pour ceux-là qui étaient ses frères ; et, quoiqu’il n’eût ni les passions politiques des deux vieillards ni l’ambition secrète du jeune homme, il jura dans son cœur foi et alliance à eux et à toute leur race ; car de ce côté était le droit divin.

Cependant le commis voyageur fut bientôt revenu de sa surprise. En homme habitué à braver toutes sortes de résistances et à supporter toutes sortes d’oppositions, il se mit à railler doucement le vieux patriote.

— Eh bien ! à qui donc en a ce vieux brave ? s’écria-t-il gaiement. Ne dirait-on pas qu’il nous prend pour des racoleurs politiques, et qu’il assiste à notre souper comme à un complot ? Si l’on vous entendait du dehors, mon maître, on nous passerait la corde au cou. Vraiment, ce n’est pas bien de ne pas savoir causer tranquillement des affaires publiques. Chacun n’est-il pas libre au cabaret de chanter sa chanson et de fêter son saint ? Si le vôtre est saint Couthon ou saint Robespierre, qui vous empêche de le célébrer ? Je ne vois pas pourquoi vous vous fâchez contre nous, à moins que vous ne nous preniez pour des gendarmes. Dieu merci, nous sommes dans une maison sûre, et nous nous connaissons tous ; autrement vous nous feriez peur, comme Croquemitaine aux petits enfants. Allons, mon maître, videz votre verre au lieu de le fêler. Je vous ferai raison en l’honneur de qui vous voudrez ; car, moi, je respecte toutes les opinions, et je salue toutes les gloires de la France. La France, mes amis ! quand on aime la France, on ne comprend pas que ses vrais enfants puissent se quereller entre eux pour des noms propres. Mais c’est assez de politique pour ce soir, puisque cela trouble le bon accord de notre réunion. Père Vaudois, parlons de nos affaires. Je vous enverrai donc deux barriques de ce vin blanc ?… Tout à l’heure, capitaine, nous causerons de votre quartant de bourgogne ; et quant à vous autres, messieurs, si vous voulez bien rédiger vos notes de commande, je les inscrirai sur mon livre dans l’instant.

Le médecin et l’avocat se mirent à parler sérieusement de leur cave, et tout autre sujet de conversation fut écarté, comme si le but principal du souper eût été une séance de dégustation. Puis ils parleront de chasse, de port d’armes, de chiens et de perdreaux, et bientôt toute trace d’une tentative ou d’un projet sérieux fut effacée de la réunion.

Le Dignitaire prit Pierre à part.

— La société dans laquelle vous êtes venu ici, lui dit-il en faisant allusion au Berrichon, me prouve que vous ne vous attendiez pas à y trouver certaines personnes. On paraissait cependant compter sur vous. D’où vient cette méprise ?

— Je me le suis demandé comme vous d’abord, répondit Pierre, et puis je me suis souvenu qu’on m’avait donné un rendez-vous qui m’était sorti de la mémoire. Je ne suis venu ici que pour faire partir le Corinthien avec le Berrichon, comme cela est convenu entre nous.

— Ne vous avait-on pas remis une note ? dit le Dignitaire

— En effet, dit Pierre ; mais tant d’autres soins m’ont absorbé que je n’ai même pas songé à l’ouvrir. Je dois l’avoir encore sur moi.

Il chercha dans ses poches, et y trouva effectivement la note mystérieuse de l’étranger. Il la déplia, l’approcha de la clarté qu’envoyait le foyer, et y lut les noms du Dignitaire et de l’avocat, ainsi que ceux de plusieurs autres personnes recommandables et bien connues de lui dans la ville de Blois.

— Ce sont là, lui dit Romanet, les gens qui devaient vous répondre de la loyauté de ce négociant ; mais puisque vous ne les avez pas consultés et que nous voici, nous serons, si vous voulez, ses répondants auprès de vous, de même que nous avons été les vôtres auprès de lui. Quant au rendez-vous, consultez encore votre note, il doit être désigné pour ce soir et pour le lieu où nous sommes.

— Il l’est effectivement, répondit Pierre après avoir de nouveau regardé le papier. Mais pourquoi ce singulier prétexte : Pour la qualité des vins, consulter messieurs tels et tels, etc… ? Pour les goûter, aller à l’auberge de, etc… ? Il est vrai que ma négligence à lire cette note prouve que ces sortes de choses sont bien faciles à perdre.

— Et comme le moindre prétexte peut donner prise à la persécution, vous feriez bien de la brûler, dit le Dignitaire.

Pierre remit la note au Dignitaire, qui s’empressa de la jeter au feu. — Est-ce que, par hasard, vous seriez plus avancé que moi avec ces gens-là ? dit Pierre en désignant à la dérobée les personnes restées à table.

L’espèce d’embarras avec lequel le Bon-Soutien répondit qu’il n’avait jamais eu que des affaires de commerce avec ce voyageur, joint au silence qu’il avait gardé pendant toute la discussion du souper, prouvèrent à Pierre qu’il était engagé plus qu’il ne pouvait l’avouer. Le prétexte dont il se servait pour motiver sa liaison avec cet agent de sociétés secrètes était trop invraisemblable pour laisser le moindre doute à cet égard. Pierre comprit qu’il ne devait pas interroger un homme lié par des serments ; et, feignant de se payer de ses défaites, il le quitta pour aider le Corinthien à réveiller le Berrichon, car on entendait déjà rouler au loin la patache qui devait les transporter à Villepreux. Avec beaucoup de peine, ils réussirent à mettre le compagnon sur pied ; et, après des adieux fraternels, l’Ami-du-trait et le Corinthien se séparèrent, l’un prenant avec le Berrichon la route de Villepreux, l’autre reprenant celle de Blois avec le Dignitaire et le vieux maître serrurier.

— Je crois, dit ce dernier en sortant du cabaret, qu’on a été plus loin qu’on ne voulait avec nous, ou qu’on nous a crus plus simples que nous ne sommes. N’importe, certaines choses, à moitié devinées, sont aussi sacrées que si elles étaient confiées tout à fait ; n’est-ce pas votre avis, pays Villepreux ?

— C’est une loi pour ma conscience, répondit Pierre Huguenin. Le Dignitaire garda un profond silence. Il était lié depuis longtemps, et peut-être faisait-il en cet instant des réflexions qui ne lui étaient pas encore venues. Ses deux compagnons eurent la délicatesse de lui parler d’autre chose.

Tandis qu’ils cheminaient vers la ville, le Vaudois, absorbé dans ses pensées, rangeait ses plats et ses bouteilles d’un air mélancolique. M. Achille Lefort, prétendu commis voyageur, en réalité membre du comité de recrutement de la Charbonnerie, le capitaine napoléoniste, l’avocat lafayettiste et le médecin orléaniste, groupés sous le manteau de la cheminée, s’entretenaient à demi-voix.

Le médecin. — Eh bien ! mon pauvre Achille, voilà encore une de tes bêtises. Ah ! tu veux faire du sans-culottisme ! Vois comme cela te réussit !

Achille Lefort. — C’est ta faute, à toi. Si j’avais été seul, j’aurais tourné ces gens-là comme j’aurais voulu. J’ai cru leur donner de la confiance en leur montrant des personnes recommandables ; j’aurais dû me rappeler que ces personnes-là ne sont bonnes à rien. Est-ce que vous savez parler au peuple, vous autres ?

L’avocat, au médecin. — Il est joli, son peuple ! On dirait que nous ne le connaissons pas, le peuple, nous qui sommes en relations continuelles avec lui !

Achille Lefort. — Vous ne le voyez que malade de corps ou d’esprit. Un avocat, un médecin ! mais vous n’avez affaire qu’à des plaies dans l’ordre moral et physique ! Vous ne connaissez pas le peuple en bonne santé. Est-ce que ce menuisier n’est pas un homme intelligent et instruit ?

Le médecin. — Beaucoup trop ergoteur et beaucoup trop lettré pour un ouvrier. Avec ces cervelles bourrées de lectures mal ordonnées et de théories mal digérées on ne fera jamais rien qui vaille. S’il fallait gouverner une nation composée de pareils hommes, Napoléon lui-même reviendrait en vain sur la terre.

Le Capitaine. — De son temps il n’y en avait pas. Il les menait à la guerre, et là on n’avait pas le temps d’ergoter.

L’avocat. — De son temps il y en avait ; car il y en a toujours eu. Ils ergotaient dans la guerre comme dans la paix. Seulement, le grand homme, qui n’était pas partisan de discussions philosophiques, les priait de vouloir bien se taire. Il les appelait des idéologues.

Le capitaine. — Et il vous eût appelés ainsi vous-mêmes. Vraiment, vous me paraissez bien singuliers avec vos théories, vos constitutions et vos distinctions de gouvernements constitutionnel et absolu ! Qu’est-ce que tout cela nous fait ? Il faut chasser l’ennemi, faire la guerre aux étrangers et à leurs Bourbons, aux royalistes et à leur prêtraille. On verra ensuite. Qu’avez-vous besoin de discuter avec ces braves ouvriers ? Il fallait leur parler de prendre chacun un fusil de munition et vingt-cinq cartouches. Voilà le seul langage que le peuple français comprenne.

Achille Lefort. — Vous voyez bien que non, et qu’il veut savoir aujourd’hui où il va. Moi, je connais la matière, et j’en ai enrôlé plus d’un qui ne se doute guère plus que moi du principe pour lequel nous aurons travaillé dans vingt ans. Mais qu’importe ? Agiter, soulever, associer, armer, avec cela on va à tout.

Le médecin. — Même à la république. Belle conclusion, et digne de l’exorde !

Achille. — Eh bien ! pourquoi pas la république ?

L’avocat. — Eh ! certes, la république ! Est-ce qu’on peut demander mieux, quand elle est représentée par les hommes les plus purs, les plus intègres et les plus modérés ?

Le médecin. — Ces hommes-là sont des niais, s’ils croient pouvoir museler le peuple quand ils l’auront lâché.

Achille. — Bah ! le peuple est doux comme un enfant après la victoire. Vous ne le connaissez pas, vous dis-je ; moi, je me fais fort d’en mener dix mille comme ceux que vous venez de voir.

Le médecin. — Oui, comme le vieux serrurier jacobin par exemple ! Joli échantillon ! J’avoue que je ne me sais pas de goût pour les buveurs de sang. Avec cette populace déchaînée, nous serons débordés ; nous irons droit à l’anarchie, à la barbarie, à la terreur, à toutes les horreurs de 93.

Achille. — Eh bien ! allons-y, s’il le faut ; cela vaut mieux que l’obscurantisme des jésuites et le calme plat de la tyrannie. Marchons, agissons, n’importe comment, pourvu que nous nous sentions vivre, et que nous ayons quelque chose de grand à faire. N’était-ce pas un beau temps que celui de Robespierre ? Un jour de gloire, une mort illustre, un nom immortel, c’est de quoi donner la fièvre, rien que d’y songer.

L’avocat. — Il parle de tout cela en amateur ! Si vous êtes amoureux du martyre, pourquoi ne vous êtes-vous pas fait fusiller avec Caron ?

Achille. — Bah ! Caron, Berton ! des imbéciles, des fous ! des gens mécontents de leur position, qui se seraient tenus tranquilles si la cour eût satisfait leur ambition personnelle !

Le capitaine. — Dites des héros que vous avez calomniés et lâchement abandonnés ! Mille bombes ! si l’on avait voulu me croire dans ce temps-là, ils n’auraient pas péri sur l’échafaud. Voilà pourquoi votre Carbonarisme me fait mal au cœur. Je rougis d’en être à présent ! (Il prend son fusil et se dispose à sortir.)

Achille. — C’est toujours comme cela. Quand on a essuyé un revers, on s’en prend les uns aux autres, jusqu’à ce qu’une victoire revienne vous mettre d’accord. Connu ! connu !…

Le médecin, prenant son fusil pour s’en aller. — À vous dire vrai, je ne crois plus à vos victoires. Si les libéraux succombent en Espagne, bonsoir la compagnie. Il faudra bien chercher quelque chose de mieux que votre Charbonnerie, où personne ne se tient, où personne ne se connaît, et où personne ne s’entend.

L’avocat. — Bonsoir, Achille. C’est égal, nous sommes dans le bon chemin, nous deux. Nous avons pour nous tous les hommes de talent, Manuel, Foy, Kératry, d’Argenson, Sébastiani, Benjamin Constant, et le vieux patriarche au cheval blanc. Hein ? le père La Fayette ? Voilà un homme !

Achille. — Bonsoir, vous autres. Je ne m’inquiète guère de toutes vos boutades. (À l’avocat.) Bonsoir, mon petit Mirabeau en herbe ! Nous verrons encore du pays avant de mourir, sois tranquille !

L’avocat, à Achille. — Bonsoir, mon Barnave !

Le médecin, à Achille. — Bonsoir, mon Père-Duchêne !

Achille. — Comme vous voudrez ! L’un ou l’autre, selon l’occasion, pourvu que je serve la France.

Le capitaine, entre ses dents. — Une bonne mitraillade sur tous ces bavards-là !…