Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre VI

Michel Lévy frères (Ip. 55-64).

CHAPITRE VI.

Tandis que Pierre Huguenin cheminait pédestrement par les coursières fleuries, si bien connues des ouvriers nomades, qui coupent la France dans toutes ses directions à vol d’oiseau, une lourde berline de voyage roulait en soulevant des flots de poussière sur la grande route de Blois à Valençay. Ce n’était rien moins que la famille de Villepreux qui approchait de son château avec une imposante rapidité.

Il n’est pas besoin de dire que le bouillant économe, en proie depuis huit jours à de fortes émotions, était parti ce jour-là sur son bidet gris de fer pour aller au-devant de la famille. Il était vivement contrarié par ce retour annoncé d’abord pour le courant de l’automne, et puis décrété plus récemment pour le commencement de l’été. Il ne comprenait pas que le comte son vieux maître pût lui jouer (c’était son expression) un tour semblable. Rien n’était suffisamment préparé pour le recevoir. Le temps avait manqué ; car il n’eût pas fallu moins de six mois à M. Lerebours pour faire les choses comme il l’entendait, et il n’en avait eu que trois. Aussi était-il en proie à une noire mélancolie, tout en marchant au petit trop à la rencontre de ses maîtres. Sa main laissait flotter les rênes sur le cou de son bidet, qui baissait la tête d’un air non moins accablé que lui. — Hélas ! se disait M. Lerebours, la chapelle n’est pas réparée. Il y a plus de la moitié de l’ouvrage à faire, la maison sera pleine de poussière, M. le comte aura sa toux du matin et son humeur s’en ressentira. Le bruit des ouvriers importunera mademoiselle. Pourra-t-elle seulement travailler dans son cabinet favori ? Et si, du moins, cette maudite porte était réparée ! Mais non, rien ! pas un ouvrier pour la replacer. Il faut que le père Lacrête soit ivre dès le matin, et que le fils Huguenin se soit mis en route pour aller Dieu sait où, un jour comme aujourd’hui ! Ah ! les insouciants manœuvres ! Peuvent-ils se douter seulement des chagrins et des anxiétés qui rongent jour et nuit la cervelle d’un intendant tel que moi ?

Il était en proie à ces réflexions déchirantes lorsque le galop d’un autre bidet, plus rapide et plus vigoureux que le sien, le tira de sa rêverie. Le bidet gris de fer dressa l’oreille et hennit d’aise en reconnaissant les émanations d’un certain bidet noir qui appartenait au fils de son maître. Le front de l’économe s’éclaircit un peu à l’approche de son cher Isidore, l’employé aux ponts et chaussées.

— Je commençais à craindre que tu n’eusses pas reçu ma lettre, dit le père.

— Je l’ai reçue ce matin même, répondit le fils ; votre messager m’a trouvé à deux lieues d’ici sur la route nouvelle, et fort occupé avec l’ingénieur, qui est un ignorant fieffé et qui ne peut faire un pas sans moi. Je lui ai demandé deux jours de congé qu’il a eu bien de la peine à m’accorder ; car en vérité je ne sais comment il va se tirer d’affaire sans mes conseils. J’ai insisté ; je n’avais garde de manquer à mon devoir envers la famille, et surtout je suis impatient comme tous les diables de revoir Joséphine et Yseult ; elles doivent être bien changées ! Joséphine sera toujours jolie, j’imagine ! Quant à Yseult, elle va être bien contente de me voir !

— Mon fils, dit l’intendant en faisant allonger le trot à sa monture, j’ai deux objections à vous faire : d’abord, quand vous parlez de ces deux dames, vous ne devez pas nommer la cousine la première ; et ensuite, quand vous parlez de la fille de M. le comte, vous ne devez pas dire Yseult tout court ; vous ne devez même pas dire mademoiselle Yseult ; vous devez dire tout au plus mademoiselle de Villepreux ; vous devez dire en général mademoiselle.

— Et pourquoi donc cela ? reprit l’employé aux ponts et chaussées. Est-ce que je ne l’ai pas toujours appelée ainsi sans que personne ait songé à le trouver mauvais ? Est-ce que, il y a quatre ans encore, nous n’avons pas joué à colin-maillard et à la cligne-musette ensemble ? Je voudrais bien qu’elle fît la bégueule avec moi ! Vous allez voir qu’elle va m’appeler Isidore tout court : par conséquent…

— Par conséquent, mon fils, vous devez vous tenir à votre place, vous rappeler que mademoiselle n’est plus une enfant, et que, depuis quatre ans que vous ne l’avez vue, elle vous a sans doute parfaitement oublié. Vous devez surtout ne jamais oublier, vous, qui elle est, et qui vous êtes.

Ennuyé des représentations de son père, M. Isidore haussa les épaules, se mit à siffler, et pour couper court, donna de l’éperon à son cheval qui prit le galop, couvrit de poussière les habits neufs de l’économe, et l’eut bientôt laissé loin derrière lui.

Nous n’avons rapporté cet entretien que pour montrer au lecteur perspicace la suffisance et la grossièreté qui étaient les faces les plus saillantes du caractère de M. Isidore Lerebours. Ignorant, envieux, borné, bruyant, emporté et intempérant, il couronnait toutes ces qualités heureuses par une vanité insupportable et une habitude de hâbleries sans pudeur. Son père souffrait de ses inconvenances sans savoir les réprimer, et, vain lui-même jusqu’à l’excès, n’en persistait pas moins à croire Isidore un homme plein de mérite et destiné à faire son chemin par la seule raison qu’il était son fils. Il attribuait son étourderie à la fougue d’un tempérament trop généreux, et il ne pouvait se lasser d’admirer en lui-même les gros muscles et la pesante carrure de cet Hercule aux cheveux crépus, aux joues cramoisies, à la voix tonnante, au rire éclatant et brutal.

Isidore arriva à la poste la plus voisine du château vingt minutes avant son père. C’était là que la famille devait relayer pour la dernière fois. Son premier soin fut de demander une chambre dans l’auberge et de défaire sa valise pour mettre ordre à sa toilette. Il endossa la veste de chasse la plus ridicule du monde, quoiqu’il l’eût fait copier sur celle d’un jeune élégant de bonne maison avec lequel il avait couru le renard dans les bois de Valençay. Mais ce vêtement court et dégagé devenait grotesque sur une taille carrée et déjà chargée d’embonpoint. Sa chemise de percale rose, sa chaîne d’or garnie de breloques, le nœud arrogant de sa cravate, ses gants de daim blanc crevassés par l’exubérance d’une peau rouge et gonflée, tout en lui était déplaisant, impertinent et vulgaire.

Il n’en était pas moins content de sa personne, et pour se mettre en verve, il commença par embrasser la servante de l’auberge ; puis il battit son cheval à l’écurie, jura à casser toutes les vitres du village, et avala plusieurs bouteilles de bière entrecoupées de verres de rhum, tout en débitant ses gasconnades accoutumées aux oisifs de l’endroit qui l’écoutaient, les uns avec admiration, les autres avec mépris.

Enfin, vers le coucher du soleil, on entendit claquer les fouets des postillons sur la hauteur ; M. Lerebours courut à l’écurie faire harnacher les chevaux qui devaient au plus vite conduire avant la nuit l’illustre famille à son gîte seigneurial. Lui-même fit brider son bidet, afin d’être prêt à escorter ses maîtres ; et le front tout en sueur, le cœur palpitant d’émotion, il se trouva sur le seuil de l’hôtellerie au moment où la berline s’arrêta.

— Allons vite, les chevaux ! cria d’une voix encore ferme le vieux comte en s’avançant à la portière. — Ah ! vous voilà, monsieur Lerebours ? J’ai bien l’honneur de vous saluer. Vous me faites honneur ; pas trop bien, et vous-même ? Voilà ma fille ! Charmé de vous revoir ! Ayez la bonté de nous faire vite amener les chevaux.

Tel fut l’accueil bref et poliment ennuyé du comte, où les réponses attendaient à peine les demandes. Les chevaux attelés, on allait repartir sans faire la moindre attention à M. Isidore, qui se tenait debout auprès de son père, lançant des regards effrontés dans la voiture, si le postillon ne se fût fait attendre, suivant l’usage ; alors une petite tête brune et pâle, d’une expression assez fine, sortit à demi de la voiture, et reçut d’un air froidement étonné le salut familier de l’employé aux ponts et chaussées.

— Qu’est-ce que ce garçon-là ? dit le comte en toisant Isidore.

— C’est mon fils, répondit l’intendant d’un air humble et triomphant en dessous.

— Ah ! ah ! c’est Isidore ! Je ne te reconnaissais pas, mon garçon. Tu as bien grandi, bien grossi ! Je ne t’en fais pas mon compliment. À ton âge il faut être plus élancé que cela. As-tu fini par apprendre à lire ?

— Oh oui ! monsieur le comte, répondit Isidore, attribuant l’appréciation rapide que le comte faisait de son physique et de son moral à la bienveillance railleuse qu’il lui connaissait : je suis employé, j’ai fini mes études depuis longtemps.

— En ce cas, dit le comte, tu es plus avancé que Raoul, qui n’a pas terminé les siennes.

En parlant ainsi, le vieux comte désignait son petit-fils, jeune homme d’une vingtaine d’années, assez étiolé et d’une physionomie insignifiante, qui, pour mieux voir le pays, était grimpé sur le siége à côté du valet de chambre. Isidore jeta un regard vers son ancien compagnon d’enfance, et ils échangèrent un salut en soulevant leurs casquettes respectives. Isidore fut mortifié de voir que la sienne était de coutil, tandis que celle du jeune vicomte était de velours, et il se promit d’en faire faire une semblable dès le lendemain, se réservant d’y ajouter un gland d’or.

— Eh bien ! où est donc le postillon ? demanda le comte avec impatience.

— Appelez donc le postillon, cria le valet de chambre.

— Il est incroyable que le postillon se fasse attendre ! vociféra M. Lerebours en se démenant à froid pour faire preuve de zèle.

Pendant ce temps, Isidore passait à l’autre portière afin de regarder la jolie marquise Joséphine des Frenays, nièce du comte de Villepreux. Elle seule fut affable pour lui, et cet accueil lui donna plus de hardiesse encore.

— Mademoiselle Yseult ne se souvient pas de moi ? dit-il en s’adressant à mademoiselle de Villepreux, après avoir échangé quelques mots avec Joséphine.

La pâle Yseult le regarda fixement d’un air indéfinissable, lui fit une légère inclination de tête, et reporta les yeux sur le livre de poste qu’elle consultait.

— Nous avons fait autrefois de belles parties de barres dans le jardin, reprit Isidore avec la confiance de la sottise.

— Et vous n’en ferez plus, répondit le vieux comte d’un ton glacial, ma petite-fille ne joue plus aux barres. — Allons ! postillon, cent sous de guides, ventre à terre !

— Pour un homme qui a tant d’esprit, se dit Isidore stupéfait en regardant courir la berline, voilà une parole bien oiseuse. Je sais bien que sa petite-fille ne doit plus jouer aux barres. Est-ce qu’il croit que j’y joue encore, moi ?

Remonter sur son bidet et suivre la voiture, fut pour Lerebours père l’affaire d’un instant. S’il était parfois troublé, irrésolu à la veille de l’événement, on le retrouvait toujours à la hauteur de sa position dans les grandes choses. Il prit donc résolument le galop, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, non plus qu’à son bidet.

— Le Solognot de votre papa court bien ! dit le garçon d’écurie en amenant à Isidore, d’un air demi-niais, demi-narquois, son bidet noir.

— Mon Beauceron court mieux, répondit Isidore en lui jetant une pièce de monnaie d’une manière méprisable qu’il croyait méprisante, et il fit mine d’enfourcher le bidet ; mais le Beauceron, qui avait ses raisons pour n’être pas de bonne humeur, commença à reculer et à détacher des ruades de mauvais augure. Isidore l’ayant brutalisé sur nouveaux frais, il fallut bien se soumettre ; mais Beauceron, en sentant l’éperon lui déchirer le flanc, partit comme un trait, l’oreille couchée en arrière et le cœur plein de vengeance.

— Prenez garde de tomber, pas moins ! cria le garçon d’écurie, en faisant sauter dans le creux de sa main la mince monnaie qu’il venait de recevoir.

Isidore, emporté par Beauceron, passa auprès de la berline avec le fracas de la foudre. Les chevaux de poste en furent effrayés et se jetèrent un peu de côté, ce qui tira le vieux comte de sa rêverie et mademoiselle Yseult de sa lecture.

— Ce butor va sa se casser la mâchoire, dit M. de Villepreux avec indifférence.

— Il nous fera verser, répondit Yseult avec le même sang-froid.

— Il n’a pas changé à son avantage, ce jeune homme, dit la marquise avec un ton de bonté compatissante qui fit sourire sa compagne.

Isidore, arrivé à une côte assez rude, ralentit son cheval afin d’attendre la voiture. Il n’était pas fâché de se montrer aux dames sur cette vigoureuse bête qui le secouait impétueusement et qu’il se flattait de faire caracoler à la portière du côté d’Yseult.

— Cette petite pimbêche a été fort sotte avec moi tout à l’heure, se disait-il ; elle croit pouvoir me traiter comme un enfant ; il est bon de lui monter que je suis un homme, et tout à l’heure, en me voyant passer bride abattue, elle a dû faire quelques réflexions sur ma bonne mine.

La voiture gagnait aussi la côte, et montait le pas. Le comte, penché à la portière, adressait quelques questions à son intendant : c’était le moment pour Isidore de briller du côté des demoiselles, qui précisément le regardaient. Beauceron, toujours fort contrarié, secondait, sans le vouloir, les intentions de son maître en roulant de gros yeux et s’encapuchonnant d’un air terrible. Mais un incident inattendu changea bien fatalement l’orgueil du cavalier en colère et en confusion. Le Beauceron, battu par lui dans l’écurie et ne sachant à qui s’en prendre, avait mordu la Grise, une pauvre vieille jument fort paisible qui se trouvait maintenant attelée en troisième à la berline. La Grise ne sentit pas plus tôt le Beauceron passer et repasser auprès d’elle, que son ressentiment s’éveilla. Elle lui lança un coup de pied auquel le bidet voulut riposter ; Isidore tranche le différend en appliquant à sa monture de vigoureux coups de cravache à tort et à travers ; le Beauceron hors de lui se cabra si furieusement que force fut au cavalier de se prendre aux crins ; le postillon, impatienté des distractions de la Grise, allongea un coup de fouet qui atteignit le Beauceron ; celui-ci perdit patience : et de sauts en écarts, de soubresauts en ruades réitérées, le vaillant Isidore fut désarçonné et disparut dans la poussière.

— Voilà ce que j’attendais ! dit le comte avec son calme imperturbable

M. Lerebours courut ramasser son fils, la bonne Joséphine devint pâle, la voiture allait toujours.

— S’est-il tué ? demanda le comte à son petit-fils qui, du haut du siége, en se retournant, voyait la piteuse figure d’Isidore.

— Il ne s’en porte que mieux ! répondit le jeune homme en riant.

Le valet de chambre et le postillon en firent autant, surtout quand ils virent Beauceron, débarrassé de son fardeau et bondissant comme un cabri, passer auprès d’eux et gagner le large au grand galop.

— Arrêtez ! dit le comte ; cet imbécile est peut-être écloppé de l’aventure.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! s’empressa de crier M. Lerebours en voyant la voiture arrêtée ; il ne faut pas que M. le comte se retarde.

— Mais si fait ! dit le comte, il doit être moulu, et d’ailleurs le voilà à pied ; car, au train dont va le cheval, il aura gagné l’écurie avant son maître. Allons, mon fils va rentrer dans la voiture, et le vôtre montera sur le siège.

Isidore tout rouge, tout sali, tout ému, mais s’efforçant de rire et de prendre l’air dégagé, s’excusa ; le comte insista avec ce mélange de brusquerie et de bonté qui était le fond de son caractère.

— Allons, allons, montez ! dit-il d’un ton absolu, vous nous faites perdre du temps.

Il fallut obéir. Raoul de Villepreux entra dans la berline, et Isidore monta sur le siége, d’où il eut le loisir de voir courir son cheval dans le lointain. Tout en répondant, comme il pouvait, aux condoléances malignes du valet de chambre, il jetait à la dérobée un regard inquiet dans la voiture. Il s’aperçut alors que mademoiselle de Villepreux se cachait le visage dans son mouchoir. Avait-elle été épouvantée de sa chute au point d’avoir des attaques de nerfs ? On l’eût dit à l’agitation de toute sa personne, jusqu’alors si roide et si calme. Le fait est qu’elle avait été prise d’un fou-rire en le voyant reparaître, et comme il arrive aux personnes habituellement sérieuses, sa gaieté était convulsive, inextinguible. Le jeune Raoul, qui, malgré sa nonchalance et le peu de ressort de son esprit, était persifleur de sang-froid comme toute sa famille, entretenait l’hilarité de sa sœur par une suite de remarques plaisantes sur la manière ridicule dont Isidore avait fait le plongeon. Le parler lent et monotone de Raoul rendait ces réflexions plus comiques encore. La sensible marquise n’y put tenir, malgré l’effroi qu’elle avait eu d’abord, et le rire s’empara d’elle comme de sa cousine. Le comte, voyant ces trois enfants en joie, renchérit sur les plaisanteries de son petit-fils avec un flegme diabolique. Isidore n’entendait rien, mais il voyait rire Yseult qui, renversée au fond de la voiture, n’avait plus la force de s’en cacher. Il en fut si amèrement blessé, que dès cet instant il jura de l’en punir, et une haine implacable contre cette jeune personne s’allume dans son âme vindicative et basse.