Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre VII

Michel Lévy frères (Ip. 64-75).

CHAPITRE VII.

Cependant Pierre Huguenin marchait toujours vers Blois par la traverse, tantôt sur la lisière des bois inclinés au flanc des collines, tantôt dans les sillons bordés de hauts épis. Quelquefois il s’asseyait au bord d’un ruisseau, pour laver et rafraîchir ses pieds brûlants, ou à l’ombre d’un grand chêne, au coin d’une prairie, pour prendre son repas modeste et solitaire. Il était excellent piéton et ne redoutait ni la chaleur ni la fatigue ; et pourtant il abrégeait avec peine ces haltes délicieuses au sein d’une solitude agreste et poétique. Un monde nouveau s’était révélé à lui depuis ses dernières lectures. Il comprenait la mélodie d’un oiseau, la grâce d’une branche, la richesse de la couleur et la beauté des lignes d’un paysage. Il pouvait se rendre compte de ce qu’il avait senti jusqu’alors confusément, et la nouvelle puissance dont il était investi lui créait des joies et des souffrances inconnues. — À quoi me sert, se disait-il souvent, de n’être plus le même dans mon esprit, si ma position ne doit pas changer ? Cette belle nature, où je ne possède rien, me sourit et m’enivre aussi bien que si j’étais un des princes qui l’oppriment. Je n’envie pas la gloire d’étendre et de marquer mes domaines sur sa face mutilée ; mais si je me contente d’une tranquille contemplation, si je demande seulement à repaître mes sens des parfums et des harmonies qui émanent d’elle, cela même ne m’est point permis. Travailleur infatigable, il faut que, de l’aube à la nuit, j’arrose de mes sueurs un sol qui verdira et fleurira pour d’autres yeux que les miens. Si je perds une heure par jour à sentir vivre mon cœur et ma pensée, le pain manquera à ma vieillesse, et le souci de l’avenir m’interdit la jouissance du présent. Si je m’arrête ici un instant de plus sous l’ombrage, je compromets mon honneur lié par un marché à la dépense incessante de mes forces, à l’entier sacrifice de ma vie intellectuelle. Allons, il faut repartir ; ces réflexions même sont des fautes.

En rêvant ainsi, Pierre s’arrachait douloureusement à ces joies de la liberté ; car pour l’artisan, la liberté, c’est le repos. Il n’en souhaite pas d’autre, et le plus laborieux est souvent celui qui éprouve ce besoin au plus haut degré. En raison de la distinction de sa nature, il doit maudire souvent la continuité d’une tâche forcée où son intelligence n’a même pas le temps de contempler et de mûrir l’œuvre de ses mains.

Il ne fallait pas plus de deux journées de marche au jeune menuisier pour se rendre à Blois. Il passa la nuit à Celles, dans une auberge de rouliers, et le lendemain, dès la pointe du jour, il se remit en route. La clarté du matin était encore incertaine et pâle, lorsqu’il vit venir à lui un homme de haute taille, ayant comme lui une blouse et un sac de voyage ; mais à sa longue canne, il reconnut qu’il n’était pas de la même société que lui, qui n’en portait qu’une courte et légère. Il se confirma dans cette pensée, en voyant cet homme s’arrêter à une vingtaine de pas devant lui, et se mettre dans l’attitude menaçante du topage. — Tope, coterie ! quelle vocation ? s’écria l’étranger d’une voix de stentor. À cette interpellation, Pierre, à qui les lois de sa Société défendaient le topage, s’abstint de répondre, et continua de marcher droit à son adversaire ; car, sans nul doute, la rencontre allait être fâcheuse pour l’un des deux. Telles sont les terribles coutumes du compagnonnage.

L’étranger, voyant que Pierre n’acceptait pas son défi, en conclut également qu’il avait affaire à un ennemi ; mais comme il devait se mettre en règle, il n’en continua pas moins son interrogatoire suivant le programme. Compagnon ? cria-t-il en brandissant sa canne. Comme il ne reçut pas de réponse, il continua : Quel côté ? quel devoir ? Et voyant que Pierre gardait toujours le silence, il se remit en marche, et, en moins d’une minute, ils se trouvèrent en présence.

À voir la force athlétique et l’air impérieux de l’étranger, Pierre comprit qu’il n’y aurait pas eu de salut pour lui-même si la nature ne l’eût doué, aussi bien que son adversaire, d’une taille avantageuse et de membres vigoureux. — Vous n’êtes donc pas ouvrier ? lui dit l’étranger d’un ton méprisant dès qu’ils se virent face à face.

— Pardonnez-moi, répondit Pierre.

— En ce cas, vous n’êtes pas compagnon ? reprit l’étranger d’un ton plus arrogant encore ; pourquoi vous permettez-vous de porter la canne ?

— Je suis compagnon, répondit Pierre avec beaucoup de sang-froid, et vous prie de ne pas l’oublier maintenant que vous le savez.

— Qu’entendez-vous par là ? avez-vous dessein de m’insulter ?

— Nullement, mais j’ai la ferme résolution de vous répondre si vous me provoquez.

— Si vous avez du cœur, pourquoi vous soustrayez-vous au topage ?

— J’ai apparemment des raisons pour cela.

— Mais savez-vous que ce n’est pas la manière de répondre ? Entre compagnons on se doit la déclaration mutuelle de la profession et de la société. Voyons, ne sauriez-vous me dire à qui j’ai affaire, et faut-il que je vous y contraigne ?

— Vous ne sauriez m’y contraindre, et il suffit que vous en montriez l’intention pour que je refuse de vous satisfaire.

L’étranger murmura entre ses dents : — Nous allons voir ! et il serra convulsivement sa canne entre ses mains. Mais au moment d’entamer le combat, il s’arrêta, et son front s’obscurcit comme traversé d’un souvenir sinistre.

— Écoutez, lui dit-il, il n’est pas besoin de tant dissimuler, je vois que vous êtes un gavot.

— Si vous m’appelez gavot, répondit Pierre, je suis en droit de vous dire que je vous connais pour un dévorant, et telles sont mes idées, que je ne reçois pas plus votre épithète comme une injure que je ne prétends vous injurier en vous donnant l’épithète qui vous convient.

— Vous voulez politiquer, repartit l’étranger, et je vois à votre prudence que vous êtes un vrai fils de Salomon. Eh bien ! moi, je me fais gloire d’être du Saint Devoir de Dieu, et par conséquent je suis votre supérieur et votre ancien ; vous me devez le respect, et vous allez faire acte de soumission. À cette condition les choses se passeront tranquillement entre nous.

— Je ne vous ferai aucune soumission, répondit Pierre, fussiez-vous maître Jacques en personne.

— Tu blasphèmes ! s’écria l’étranger ; en ce cas tu n’appartiens à aucune société constituée. Tu n’as pas de Devoir, ou bien tu es un révolté, un indépendant, un Renard de liberté, ce qu’il y a de plus méprisable au monde.

— Je ne suis rien de tout cela, répondit Pierre en souriant.

— Gavot, gavot, en ce cas ! s’écria l’étranger en frappant du pied. Écoutez, qui que vous soyez, Coterie, Pays ou Monsieur, vous n’avez pas envie de vous battre, ni moi non plus ; et j’aime à croire que ce n’est pas plus poltronnerie de votre part que de la mienne. Je sais qu’il est parmi les gavots des gens assez courageux, et que la prudence n’est pas chez tous, sans exception, un faux semblant de sagesse pour cacher le manque de cœur. Quant à moi, vous ne supposerez pas que je sois un lâche quand je vous aurai dit mon nom, et je vais vous le dire, vous n’êtes peut-être pas sans avoir entendu parler de moi sur le tour de France. Je suis Jean Sauvage, dit La terreur des gavots, de Carcassonne.

— Vous êtes, dit Pierre Huguenin, tailleur de pierres, compagnon passant. J’ai entendu parler de vous comme d’un homme brave et laborieux ; mais on vous reproche d’être querelleur et d’aimer le vin.

— Et si vous connaissez si bien mes défauts, reprit Jean Sauvage, vous devez savoir aussi la malheureuse aventure qui m’est arrivée à Montpellier, avec un jeune homme qui s’était avisé de vouloir me dire mes vérités.

— Je sais que vous l’avez tellement maltraite qu’il en est resté estropié ; et que, si les compagnons des deux partis n’eussent eu la générosité de garder le secret sur cette affaire, l’autorité vous en eût fait cruellement repentir, au défaut de votre conscience.

Le Dévorant, outré de la liberté avec laquelle Pierre lui parlait, devint pâle de rage et leva de nouveau sa canne. Pierre, saisissant la sienne, attendait avec une bravoure froide et réfléchie l’explosion de cette fureur. Mais tout à coup le tailleur de pierres laissa retomber sa canne, et son visage prit une expression noble et douloureuse.

— Sachez, monsieur, dit-il, que j’ai bien expié un moment de délire ; car si je suis bouillant et irritable, sachez que je ne suis pas une bête brute, un animal cruel, comme il plaît sans doute à vos gavots de le faire croire. J’ai pleuré amèrement ma faute, et j’ai tout fait pour la réparer. Mais le jeune homme que j’ai estropié n’en est pas moins hors d’état de travailler pour le reste de ses jours, et je ne suis pas assez riche pour nourrir son père, sa mère et ses sœurs, dont il était l’unique soutien. Voilà donc toute une famille malheureuse à cause de moi, et les secours que je lui envoie, en travaillant de toutes mes forces, ne suffisent pas à lui procurer l’aisance qu’elle aurait dû avoir. Car, moi aussi, j’ai des parents, et la moitié de ce que je gagne leur appartient. Voilà pourquoi, travaillant pour deux familles, je n’amasse rien pour moi-même ; et l’on me fait passer pour ivrogne et dépensier sans se douter des efforts que j’ai faits pour me corriger, et du triomphe que j’ai remporté sur mes mauvais penchants. Maintenant que vous savez mon histoire, vous ne serez plus étonné de ce qui me reste à vous dire. J’ai l’ait serment de ne jamais chercher querelle à personne, et de tout faire pour éviter de nouveaux malheurs. Cependant je ne puis me résigner à passer pour lâche, et l’honneur de mon Devoir, la gloire des enfants de Maître Jacques, doit l’emporter sur mes scrupules. Vous venez de me parler avec une assurance que je ne veux pas châtier et que je ne puis cependant pas subir. Consentez, non pas à me dire qui vous êtes, puisque vous semblez avoir des raisons pour le cacher ; mais avouez au moins, par une simple déclaration, qu’il n’y a qu’un Devoir, et que ce Devoir est le plus ancien de tous.

— S’il n’y en a qu’un, répondit Pierre en souriant, il est évident qu’il n’en est pas de plus ancien ; et si vous exigez que je reconnaisse le vôtre pour le plus ancien de tous, c’est me forcer à reconnaître qu’il n’est pas le seul.

Le Dévorant fut singulièrement mortifié de cette raillerie, et toute sa colère se ralluma.

— Je reconnais bien là, dit-il en se mordant les lèvres, l’insupportable dissimulation de votre société. Vous avez pourtant bien compris ma proposition, et vous voyez que je connais l’existence des faux Devoirs qui prennent insolemment le même titre que nous. Mais soyez sûr que nous n’y consentirons jamais, et que les Gavots cesseront de se dire compagnons du Devoir, ou qu’ils auront à se repentir de l’avoir fait.

— Ils ne se donnent pas ce nom, répondit Pierre ; ils se nomment compagnons du Devoir de liberté, afin précisément qu’on ne les confonde pas avec vous autres Dévorants, qui n’êtes partisans d’aucune liberté, comme chacun sait.

— Et vous, vous êtes partisans de la liberté de voler le nom et les titres des autres. C’est de quoi il faudra pourtant vous abstenir. Nous vous ferons la guerre jusqu’à la mort, ou jusqu’à ce que vous vous soyez soumis à vous intituler compagnons de liberté tout simplement.

— Je vous avoue que si cela dépendait de moi, répondit Pierre, on ne se disputerait pas pour si peu de chose. Le mot de liberté est si beau qu’il me paraîtrait bien suffisant pour illustrer ceux qui le portent sur leur bannière. Mais je ne crois pas que les choses s’arrangent ainsi, tant que votre parti le réclamera avec des injures et des menaces. Ainsi, quant à ce qui me concerne, soyez sûr qu’aucun compagnon d’aucun Devoir que ce soit ne me contraindra jamais, par de tels moyens, à proclamer l’ancienneté et la supériorité de son parti sur un parti quelconque.

— Ah çà, vous n’êtes donc pas compagnon ? Je vois que, depuis une heure, vous me raillez, et que vous n’avez de préférence pour aucune couleur. Cela me prouve que vous êtes un Indépendant ou un Révolté ; peut-être même avez-vous été chassé de quelque société pour votre mauvaise conduite. Je saurai vous reconnaître, et s’il en est ainsi, vous démasquer en quelque lieu que je vous trouve.

— Toutes vos paroles sont hostiles, et pourtant je reste calme ; vos discours respirent la haine et ne provoquent pas la mienne ; vous me menacez et n’obtenez de moi qu’un sourire : quiconque, sans nous connaître, nous verrait ainsi, en présence l’un de l’autre, ne serait pas porté à vous considérer comme le plus noble et le plus sage des deux. Je ne comprends pas qu’au lieu de chercher votre gloire dans des paroles de malédiction et des actes de violence, vous ne la cherchiez pas dans des pratiques sages et des sentiments d’humanité.

— Vous êtes un beau parleur, à ce que je vois. Eh bien, soit ; je ne hais pas les gens instruits, et j’ai cherché moi-même à secouer le poids de mon ignorance ; j’ai orné ma mémoire des meilleures chansons de nos poëtes, et, quoique je n’accepte pas l’esprit des vôtres, je rends justice aux talents de quelques-uns de vos chansonniers. Je sais que si nous avons Va-sans-Crainte de Bordeaux, Vendôme-La Clef des cœurs, et tant d’autres, vous avez Marseillais-Bon accord, Bordelais-La Prudence, Bourguignon-La Fidélité, Nantais-Prêt à bien faire, etc., qui ne sont pas sans talent. Mais j’ai reconnu avec chagrin, je l’avoue, qu’il était impossible d’être à la fois auteur et bon ouvrier. Il faut apprendre, pour rimer, bien des choses qui demandent du temps et qui en font perdre par conséquent. C’est à cause de vos belles paroles que je crains que vous ne soyez un homme perdu de dettes, ayant rompu son ban ou trahi son Devoir, un brûleur, en un mot.

— Cette crainte ne m’inquiète pas, répondit Pierre ; nous nous rencontrerons peut-être ailleurs et dans des relations plus cordiales que vos manières actuelles n’en marquent le désir. Vous plaît-il maintenant de me laisser partir ? je ne puis m’arrêter plus longtemps.

— Vous êtes un homme fort prudent, repartit l’obstiné tailleur de pierres ; mais je le suis aussi, et ne me soucie pas de compromettre ma réputation en vous laissant continuer votre chemin de la sorte.

— Voulez-vous me dire en quoi une rencontre paisible avec un compagnon qui voyage pourrait nuire à votre honneur ?

— Les Gavots sont si arrogants envers nous (surtout hors de notre présence) qu’ils ne manquent jamais de dire qu’ils ont fait baisser le ton à quelqu’un des nôtres en les rencontrant sur le tour de France. Quand ils n’ont pu faire preuve de courage en public, ils se vantent de prouesses qui n’ont pas eu de témoins.

— Les Dévorants ne se vantent-ils pas aussi quelquefois ? N’avez-vous dans votre société ni imposteurs, ni faux braves ? Vous êtes bien heureux, en ce cas.

— Sans doute, il y a partout de mauvaises têtes et de mauvaises langues ; mais vous n’avez rien à craindre de mes propos, puisque vous me connaissez par mon nom, tandis que vous me refusez de me dire le vôtre. Qui me répondra de votre sincérité ? Qui vous empêchera de dire à Blois, où vous allez sans doute : — J’ai rencontré sur mon chemin La terreur des gavots, de Carcassonne, et je l’ai humilié en paroles sans qu’il ait osé me répondre ? ou bien : J’ai-refusé le topage à un compagnon passant, et, comme il insistait, je lui ai fait mordre la poussière ? Je me soucie peu de l’opinion de vos associés ; mais je ne puis me passer de l’estime des miens. Et que penseraient-ils de moi si de pareils faits leur étaient rapportés ? Déjà n’a-t-on pas cherché à me nuire ? N’a-t-on pas dit que, depuis l’affaire de Montpellier, des remords exagérés avaient abattu mon courage ? c’est pour cela que, malgré le chagrin que j’en éprouve, je suis forcé, pour garder mon honneur, à ne pas transiger avec vous autres. Voyons, finissons-en, faites-vous connaître.

— Mon nom ne vous donnera aucune garantie, répondit Pierre. Il n’est pas illustre comme le vôtre. Mais si mon silence engendre vos soupçons, je consens à parler, vous déclarant que je n’entends pas, en cela, me rendre à un ordre de votre part, mais au conseil de ma raison. Je me nomme Pierre Huguenin.

— Attendez donc ! n’est-ce pas vous que l’on a surnommé L’ami du trait, à cause de vos connaissances en géométrie ? N’avez-vous pas été premier compagnon à Nîmes ?

— Précisément. Nous serions-nous rencontrés déjà ?

— Non ; mais vous quittiez cette ville comme j’arrivais, et j’ai entendu parler de vous. Vous êtes un habile menuisier, à ce qu’on dit, et un bon sujet ; mais vous êtes un gavot, l’ami, un vrai gavot !

— Et vous, répondit Pierre Huguenin, je vous connais maintenant ; vous êtes un homme de cœur. Vos remords pour l’affaire de Montpellier, et les secours que vous envoyez à la famille d’Hippolyte le sincère, me l’ont prouvé. Mais vous êtes rempli d’orgueil et de préjugés, et, si vous ne secouez pas ces liens misérables, vous vous préparez bien d’autres regrets.

— Vous prononcez un nom qui réveille bien des souffrances, reprit Sauvage. Si on m’eût laissé faire, j’aurais abjuré mon nom, La terreur des gavots, pour un nom qui me passa par la tête dans ce temps-là. Je voulais m’appeler Le cœur brisé. Le Devoir ne le permit pas ; et il fit bien, car on se serait moqué de moi.

— C’est possible ; mais moi je vous estime pour en avoir eu la pensée.

— Si vous n’étiez pas de Salomon, vous ne seriez pas si touché de cela. Si j’avais tué un renard du père Soubise, vous y seriez fort indifférent, et pourtant je ne me le reprocherais pas moins.

— Je vous trouverais aussi coupable de l’avoir fait, et je vous estimerais également de le réparer comme vous faites.

— D’où vient cela ? vous êtes donc mécontent de vos gavots ?

— Nullement. Mais je suis, comme vous, le fils d’un père plus humain et plus illustre que Salomon ou Jacques.

— Que voulez-vous dire ? Y a-t-il une nouvelle société qui se vante d’un fondateur plus fameux que les nôtres ?

— Oui. Il y a une plus grande société que celle des Gavots et des Dévorants : c’est la société humaine. Il y a un maître plus illustre que tous ceux du Temple et tous les rois de Jérusalem et de Tyr : c’est Dieu. Il y a un Devoir plus noble, plus vrai que tous ceux des initiations et des mystères : c’est le devoir de la fraternité entre tous les hommes.

Jean le dévorant resta interdit, et regarda Pierre le gavot d’un air moitié méfiant, moitié pénétré. Enfin il s’approcha de lui, et fit le geste de lui tendre la main ; mais il ne put s’y résoudre, et la retira aussitôt.

— Vous êtes un homme singulier, lui dit-il, et les paroles que vous me dites m’enchaînent malgré moi. Il me semble que vous avez beaucoup réfléchi sur des choses dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper, et qui cependant, m’ont tourmenté comme des cris de la conscience. Si vous n’étiez pas un gavot, il me semble que je voudrais vous connaître intimement et vous faire parler de ce que vous savez ; mais mon honneur me défend de contracter amitié avec vous. Adieu ! puissiez-vous ouvrir les yeux sur les abominations de votre Devoir de liberté, et venir à nous qui, seuls, possédons l’ancien, le véritable, le très-saint Devoir de Dieu. Si vous aviez pris la bonne voie, j’aurais été heureux de vous y faire admettre et de vous servir de répondant et de parrain. Votre nom eût été Pierre le Philosophe.

Ainsi se quittèrent les deux compagnons, chacun emportant la pensée, quoique chacun à un degré différent, que ces distinctions et ces inimitiés du compagnonnage étouffaient bien des lumières et brisaient bien des sympathies.