Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Première Partie/Section 23


De toutes les marchandises, les métaux sont les plus propres à servir de mesure commune, nous en avons vu la raison. Mais, parce que, d’un siècle à l’autre, ils sont eux-mêmes plus rares ou plus abondans, et que, par conséquent, ils ont plus ou moins de valeur, ils ne peuvent pas être pris pour une mesure propre à déterminer dans quel rapport la valeur d’une marchandise, dans une époque, a été avec la valeur de cette même marchandise, dans une époque différente. Par exemple, je suppose que, dans le douzième siècle où l’argent étoit rare, une once fût le prix d’une aune de drap, aujourd’hui que l’argent est beaucoup plus abondant, il en faudra, pour payer l’aune de ce même drap, deux ou trois onces, ou peut-être quatre.

La valeur de l’argent est donc elle-même trop variable pour servir, dans tous les temps, de mesure à toutes les valeurs. Aussi avons-nous remarqué que, dans un siècle où il est une fois plus rare, on est aussi riche avec un revenu de cinquante onces, qu’on le seroit dans un siècle où il est une fois plus abondant, avec cent onces de revenu.

Non seulement l’argent n’est pas une mesure exacte pour toutes les époques, il n’est pas même une mesure exacte pour tous les lieux. C’est qu’il n’a pas la même valeur par-tout.

Portés par habitude à juger des prix d’après la quantité d’argent que les choses nous coûtent, nous supposons précipitamment que ce que nous payons deux onces d’argent dans une grande ville marchande est un prix double de ce que nous payons une once dans une province où le commerce a peu de débouchés. Mais, en pareil cas, la différence entre les prix ne peut pas être exactement comme la différence du plus au moins d’argent. Ce métal est alors une mesure fausse. Il a une plus grande valeur dans la province sans commerce, où il est plus rare : il en a une moindre dans la ville marchande, où il est plus abondant. Comment donc pourroit-il mesurer le rapport où sont les prix qui ont cours dans l’une avec les prix qui ont cours dans l’autre ?

La circulation de l’argent se ralentit de campagne en campagne en raison de l’éloignement où elles sont des principales villes ; et en supposant l’éloignement le même, elle se ralentit encore en raison des obstacles qui rendent plus dispendieux le transport des marchandises. Dès que l’argent circule moins, il est plus rare, dès qu’il est plus rare, il a plus de valeur ; dès qu’il a plus de valeur, on en donne une moindre quantité pour les choses qu’on achète, et en conséquence, ces choses paroissent à plus bas prix qu’elles ne sont.

A juger donc des revenus par la quantité d’argent qu’on reçoit chaque année, on paroît plus riche dans une ville qu’on ne l’est, et on l’est plus dans une campagne qu’on ne le paroît. C’est que, depuis que les métaux ont été pris pour mesure commune des valeurs, on est porté à ne voir des richesses que là où l’on voit beaucoup d’or et beaucoup d’argent, et cette méprise a commencé dans les villes où l’argent fait toute la richesse. Mais notre manière de voir ne change pas la nature des choses. Qu’importe, en effet, le plus ou le moins d’argent, lorsque le moins vaut le plus ? Si, avec cent onces d’argent, je puis faire dans une campagne les mêmes consommations que vous faites dans une ville avec trois ou quatre cents, ne suis-je pas aussi riche que vous ?

Une marchandise auroit toujours une même valeur, si, toujours également nécessaire, elle étoit, dans toutes les époques et dans tous les lieux, en même quantité relativement au besoin. Alors elle seroit une mesure avec laquelle nous pourrions apprécier la valeur de l’argent dans tous les siècles et dans tous les lieux. Le blé est cette marchandise.

Il seroit superflu de prouver que le blé est toujours également nécessaire : il suffira de prouver qu’il y en a toujours une même quantité relativement au besoin. Cela est facile : car cette question, comme toutes celles qu’on fait sur l’économie politique, se résout d’elle-même.

Dans un temps où la population est plus grande, on consomme plus de blé, et il se reproduit en plus grande quantité.

Dans un temps où la population est moins grande, on consomme moins de blé, et il se reproduit en moindre quantité. Cela a été prouvé.

La production est donc, années communes, toujours en proportion avec la consommation, et, par conséquent, la quantité relativement au besoin est toujours la même, années communes. Or c’est d’après la quantité relativement au besoin que le blé s’apprécie. Il a donc toujours la même valeur, une valeur fixe et permanente.

Il n’en seroit pas de même d’une denrée à laquelle on pourroit suppléer par d’autres, et qui, par conséquent, seroit d’unemoindre nécessité. Le vin, par exemple, ne peut pas avoir une valeur fixe et invariable.

Cependant il faut remarquer que le blé lui-même ne peut avoir une valeur fixe et invariable, que dans la supposition où le commerce de cette denrée se fait avec une liberté entière et permanente. S’il est gêné par des droits, des prohibitions, des monopoles, il ne peut pas se mettre à son vrai prix ; et, s’il ne peut pas être à son vrai prix, il aura une valeur qui variera continuellement. Lorsque, par intervalles, on force le peuple à brouter l’herbe, il n’est pas possible de déterminer la quantité du blé relativement au besoin, et, par conséquent, il n’est plus possible d’en fixer la valeur. Je laisse à juger si l’Europe a une mesure pour apprécier les valeurs dans toutes les époques et dans tous les lieux.

Dans l’usage où l’on est communément d’affermer les terres en argent, il y a lésion pour le fermier, si le blé tombe à bas prix, et s’il monte à un prix haut, il y a lésion pour les propriétaires. Cet usage est d’autant plus nuisible, que les fermiers, étant tous obligés de payer dans les mêmes termes, et, par conséquent, de mettre tous en vente à-la-fois, font, toutes les années et dans les mêmes mois, baisser le prix du blé, à leur grand dommage et à l’avantage des monopoleurs. Il seroit donc avantageux, pour les propriétaires, pour les fermiers et pour l’État, que le prix des baux se payât en denrées. Il y auroit de l’avantage, non seulement lorsque le commerce des blés est gêné, il y en auroit encore lorsqu’il est libre, parce qu’il en seroit plus libre : car les fermiers ne seroient pas plus forcés de vendre dans un temps que dans un autre.