Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Première Partie/Section 24


Après avoir expliqué tout ce qui a rapport au vrai prix des choses, je me propose d’observer la cause des progrès de l’agriculture et des arts, l’ emploi des terres, l’emploi des hommes, le luxe, les revenus publics et les richesses respectives des nations. Voilà l’objet des chapitres par où je terminerai cette première partie.

Le besoin que les citoyens ont les uns des autres les met tous dans une dépendance mutuelle.

Maîtres des terres, les propriétaires le sont de toutes les richesses qu’elles produisent. À cet égard, il paroît qu’ils sont indépendans, et que le reste des citoyens dépend d’eux. En effet tous sont à leurs gages : c’est avec le salaire qu’ils paient que subsistent les fermiers, les artisans, les marchands, et voilà pourquoi les écrivains économistes les jugent indépendans.

Mais, si les terres n’étoient pas cultivées, les matières premières manqueroient aux artisans, les marchandises manqueroient aux commerçans, les productions de toutes espèces manqueroient aux propriétaires, et le pays ne suffiroit pas à la subsistance de ses habitans. Il n’y auroit plus proprement ni artisans ni marchands. ni propriétaires.

Les fermiers, comme première cause des productions, paroissent donc à leur tour tenir tous les citoyens dans leur dépendance. C’est leur travail qui les fait subsister. Cependant, si les matières premières n’étoient pas travaillées, l’agriculture et tous les arts manqueroient des instrumens les plus nécessaires. Il n’y auroit plus d’arts, par conséquent, et la société seroit détruite, ou réduite à un état misérable. Tous les citoyens sont donc encore dans la dépendance des artisans.

Notre peuplade n’avoit pas besoin de marchands lorsque les colons, seuls propriétaires des terres, habitoient les champs qu’ils cultivoient. Alors chacun pouvoit, par des échanges avec ses voisins, se procurer les choses dont il manquoit. Tantôt on achetoit une denrée qu’on n’avoit pas avec le surabondant d’une autre : tantôt, avec ce même surabondant, on payoit à un artisan la matière première qu’il avoit travaillée. Ces échanges se faisoient sans monnoie, et on ne songeoit pas encore aux moyens d’apprécier exactement la valeur des choses.

Mais à mesure que les propriétaires s’établissent dans les villes, il leur est d’autant plus difficile de se procurer toutes les choses dont ils manquent, qu’ils font alors de plus grandes consommations. Il faut donc qu’il s’établisse des magasins où ils puissent se pourvoir.

Ces magasins ne sont pas moins nécessaires aux artisans qui, d’un jour à l’autre, ont besoin de matières premières, et qui ne peuvent pas, à chaque fois, les aller acheter dans les campagnes souvent éloignées. Enfin ils le sont aux fermiers à qui il importe, toutes les fois qu’ils viennent à la ville, de vendre promptement leurs productions, et d’acheter en même temps tous les ustensiles dont ils ont besoin. Voilà l’époque où tous les citoyens tombent dans la dépendance des marchands, et où les choses commencent à avoir une valeur appréciée par une mesure commune.

Tel est en général le caractère des hommes : celui de qui on dépend veut s’en prévaloir, et tous seroient despotes s’ils le pouvoient. Mais quand, à différens égards, la dépendance est mutuelle, tous sont forcés de céder les uns aux autres, et personne ne peut abuser du besoin qu’on a de lui. Ainsi les intérêts se rapprochent, ils se confondent, et, quoique les hommes paroissent tous dépendans, tous, dans le fait, sont indépendans. Voilà l’ordre : il naît des intérêts respectifs et combinés de tous les citoyens.

Parmi ces intérêts respectifs et combinés, il y en a un qui paroît le mobile de tous les autres : c’est celui des propriétaires. Comme les plus grandes consommations se font dans les villes, et qu’ils y ont eux-mêmes la plus grande part, leur goût sera la règle des fermiers, des artisans et des marchands. On cultivera, par préférence, les denrées dont ils aiment à se nourrir, on travaillera aux ouvrages dont ils sont curieux, et on mettra en vente les marchandises qu’ils recherchent.

Il est naturel que cela arrive. Puisque les propriétaires, comme maîtres des terres, sont maîtres de toutes les productions, eux seuls peuvent payer le salaire qui fait subsister le fermier, l’artisan et le marchand. Tout l’argent, qui doit circuler, et qui, par conséquent, doit être le prix de tous les effets commerçables, est originairement à eux. Ils le reçoivent de leurs fermiers, et ils le dépensent comme il leur plaît.

Il faut que cet argent retourne aux fermiers, soit immédiatement lorsqu’ils vendront eux-mêmes aux propriétaires, soit médiatement lorsqu’ils vendront à l’artisan ou au marchand, à qui les propriétaires auront donné, pour salaire, une partie de cet argent.

Or cette circulation sera rapide, si les fermiers, les artisans et les marchands étudient les goûts des propriétaires, et s’y conforment. Ils le feront, puisque c’est leur intérêt.

Supposons que, de génération en génération, les propriétaires se sont fait une habitude des mêmes consommations ; nous en conclurons que, tant qu’il n’y a pas eu de variations dans leurs goûts, on a cultivé les mêmes productions, travaillé aux mêmes ouvrages, et fait la même espèce de commerce.

Voilà l’état par où notre peuplade a dû passer. Accoutumée à une vie simple, elle se sera long-temps contentée des premières productions qu’elle aura eu occasion de connoître, et il n’y en aura pas eu d’autres dans le commerce.

Plus recherchée dans la suite, elle variera dans ses goûts, préférant dans un temps ce qu’elle aura rejeté, et rejetant dans un autre ce qu’elle aura préféré. Mais alors les choses qu’elle recherche le plus ne seroient pas en proportion avec le besoin qu’elle s’en fait, si les fermiers, les artisans et les marchands ne s’occupoient pas à l’envi des moyens de suppléer au surcroît de cette espèce de consommation.

Or ils ont un intérêt à s’en occuper ; car, dans les commencemens, ces choses n’étant pas assez abondantes, elles sont à un plus haut prix, ils peuvent donc compter sur un salaire plus fort.

Ils ne se contenteront pas même d’observer ces variations qui leur procurent de nouveaux profits. Dès qu’ils auront remarqué qu’elles sont possibles, ils mettront toute leur industrie à les faire naître, et il se fera une révolution dans le commerce, dans les arts et dans l’agriculture. Auparavant les consommations se régloient d’après les productions ; alors les productions se régleront d’après les consommations.

Le commerce, plus étendu, embrassera un plus grand nombre d’objets. Il réveillera l’industrie des artisans et des cultivateurs, et tout prendra une nouvelle vie. Mais cela n’est vrai que dans la supposition où le commerce seroit parfaitement libre. S’il ne l’étoit pas, il dégénéreroit bientôt en un état de convulsion, qui, faisant hausser et baisser sans règles le prix des choses, feroit faire mille entreprises ruineuses pour quelques-unes qui réussiroient, et répandroit le désordre dans les fortunes.

Notre peuplade n’en est pas encore là. Son commerce, que je suppose renfermé dans ses possessions, doit naturellement produire l’abondance. Il en ouvre toutes les sources, il les répand ; et les champs, auparavant stériles, sont cultivés et deviennent fertiles. Il est certain que, tant que son commerce se soutient par les seules productions de son sol, la multitude des consommations, soit en denrées, soit en matières premières, ne peut qu’inviter les fermiers à tirer de ce sol toutes les richesses qu’il renferme.

Voilà les effets d’un commerce intérieur et libre. Un peuple alors est véritablement riche, parce que ses richesses sont à lui, et ne sont qu’à lui. C’est dans ses possessions uniquement qu’il en trouve toutes les sources, et c’est son travail seul qui les dirige.

Les consommations, multipliées tout-à-la-fois par les goûts nouveaux et par les goûts renaissans, doivent donc multiplier les productions tant qu’il reste des terres à cultiver, ou des terres à mettre en plus grande valeur. Jusques-là les richesses iront toujours en croissant, et elles n’auront un terme que dans les derniers progrès de l’agriculture. Heureux le peuple libre, qui, riche de son sol, ne seroit pas à portée de commercer avec les autres !