La Renaissance du Livre (p. 13-54).

Premier épisode : LA GLOIRE



(Extrait du journal de Gédéon Gardedieu.)


Mons, 15 juin 19… — Le hall de la station du chemin de fer, à Mons, impressionne, la nuit, par sa vastitude. Les ténèbres et le silence montent vers ses hauts vitrages cintrés, s’y accumulent et les emplissent. À peine si, à ras du sol, une demi-douzaine de feux piquent l’obscurité, sans éclairer — comme des cierges. Or, voici qu’à la minute précise fixée par les destins et l’Indicateur des chemins de fer, des ombres surgissent ; les unes, avec des valises, émergent des souterrains ouvrant sur les quais ; d’autres, en bourgeron, courent en balançant à bout de bras une lanterne. Une main mystérieuse a tourné quelque part un commutateur : des feux multipliés chassent la nuit. Un bruit de chose qui roule, tumultueuse et trépidante, fer sur fer, se rapproche, grandit… et, brusquement, l’express de Paris (il est 10 h. du soir) entre en tempête : les freins coincent les roues ; le moteur, qui haletait, arrête, d’un brusque effort, les saccades de son cœur, des portières battent ; le cri « Mons !… Mons ! » est poussé par le garde-convoi qui se dérouille rapidement les jambes le long des marchepieds.

Mais déjà le train a jeté sur le quai voyageurs et bagages ; le voilà qui repart en vitesse, fonçant dans le noir, laissant derrière lui, reflétée par le miroir falot des rails parallèles, la rouge traînée de son fanal.

Dans la gare, les voyageurs débarqués disparaissent par les trappes des passages souterrains et on dirait que leurs pas s’étouffent dans des cryptes…

La même main invisible éteint les lumières et la gare retombe à son vaste silence. Mons, ville de couche-tôt, Mons un instant tirée de son premier sommeil, se retourne sur le côté et, tandis que décroît le roulement du train dans la plaine de Nimy, se rendort. La vie a passé : bonne nuit, Mons !

Le spectacle du passage du train de Paris fait partie du programme des distractions montoises ; on peut, quand les attractions chôment (chose qui arrive tout de même quelquefois), commencer sa partie de cartes après le souper, à la Main Bleue ou à la Fleur de Blé et la finir à temps pour assister au passage du train. Ce n’est pas gai, gai, gai, mais il faut se contenter de ce qu’on a.

J’ai compris une fois de plus, en rentrant, la nuit d’hier, de mon voyage dans le Midi, que le train qui vient secouer ainsi notre sommeil provincial a quelque chose de symbolique — mais, avant de philosopher, mettons notre journal au courant.

***

C’est un homme nouveau que le rapide a ramené à Mons, un homme édifié pour toujours sur des choses qui, jusque là, avaient été pour lui obscures. Je la connais, maintenant, « la terre d’élection », « la terre du miracle » sur le compte de laquelle les poètes de là-bas nous ont tant abusés ! Je la connais pour avoir étudié le type de Tartarin dans ses concitoyens, ce bon et néfaste Tartarin qui aurait fini par faire « tourner à sots » tous les Montois par son don d’imposture, si ma lettre pressante ne l’avait décidé à quitter notre ville de Mons.

Chose heureuse : à mesure que le train approchait de la Belgique, je me sentais allégé, réconforté, épuré : c’était un autre air, un air salubre, un air familial, que je respirais, loin, enfin, de ces paysages chromos de la Côte d’Azur, de ces sites artificiels, de ces flots trop bleus ! Je revenais à la Vérité. Ayant moralement la gueule de bois (si j’ose dire) je rebuvais à longs traits à la source claire où la soif des ancêtres s’abreuva de tout temps.

Et pourtant, un malaise me pesait sur l’estomac comme un pain de munition. Assurément ce pauvre Tartarin était devenu le fléau de mes concitoyens, mais ma lettre, ma lettre qui l’exilait de Mons, n’avait-elle pas été trop sévère ? N’avais-je pas abusé de son amitié et de mon autorité ? Entre nous — entre moi, si vous voulez — n’est-ce pas à sa fameuse conférence que je dois mes galons de commandant ? Je ne pouvais donc m’empêcher de l’admirer d’avoir, sans une plainte, comme en service commandé, accepté l’ostracisme… Il avait dû chanter, tel le duc de Parthenay, en quittant ce Mons qu’il aimait tant :

Je t’aime, entends-tu, je t’adore…
Et c’est pour ça que je m’en vais.

Et une image m’obsédait : mon imagination me le représentait brouettant ses deux malles vers l’inconnu, suivi d’Aimé Bouton qui s’essoufflait derrière, sa dernière caisse de cigares sous le bras…

C’est bête : un commandant ne devrait pas s’attendrir… eh bien ! je l’avoue, je me sentais une larme à l’œil quand je remis, en sortant de la gare, mon coupon au racoleur.

Personne pour m’attendre, pas même un membre du Cayaux Club que j’avais cependant averti de mon retour ; pas un officier de ma compagnie, pas même Had’laïtte ; mais celle-là — et celle-là seulement — était excusable, vu que je m’étais bien gardé de lui envoyer une dépêche, crainte qu’elle ne se mît à « dallage » pour un grand nettoyage de Pâques et qu’elle ne fît des trous dans mes vieux cuivres à force de les récurer.

Mes deux valises à la main, je traversais mélancoliquement le trottoir sous l’auvent, quand j’entendis éclater une voix, joyeuse comme un coup de trompette :

— Gédéong’ !

En même temps, deux bras m’entouraient et deux lèvres humides et tièdes se posaient sur ma joue droite.

— Tartarin !

C’était lui !

***

Pour vous dire la franche marguerite, je laissai tomber mes deux valises.

— Vous ne m’embrassez pas, commandant ?

— Si, si… (et je l’embrassai sur la joue gauche) mais je suis ahuri (sur la joue droite) de vous trouver là…

Il eut l’air de tomber des nues. Je repris les valises.

— Pourquoi ?… j’avais appris votre retour par votre dépêche au Cayaux Club.

— Mais nos lettres, votre engagement, Tartarin ?…

— Quel engagement ?

Il eut l’air de chercher très loin dans ses souvenirs…

— Ah ! parfaitemin… j’y suis : les lettres ! Celle que vous m’avez écrite était pleine de sentiment, je vous en ai écrit une otre dans le même esprit… nous sommes quittes !

— Et vous êtes toujours à Mons !

— Pourquoi n’y serais-je plus ?

Je déposai les valises et, lui prenant les mains, je lui dis avec une grande fermeté :

— Il faut quitter Mons, Tartarin, il le faut ! Écoutez la voix d’un ami qui vous en prie et n’attendez pas que la voix publique vous l’ordonne !

Et je lui rappelai en quelques mots sa fatale puissance de perversion, la mentalité de mes malheureux concitoyens et presque de moi-même, tous devenus les séides de la Couyonnade et de la Carabistouille !

Il ne me répondit pas tout de suite : il avait ramassé les valises et marchait devant moi. Il pérorait, maudissant ce don néfaste d’entraîneur de masses que le ciel lui avait donné et qui lui avait valu jadis, dans sa ville natale, les mêmes avatars, les mêmes embêtements qu’aujourd’hui à Mons ; était-ce pourtant sa faute si les plus folles extravagances de l’Invention, en bouillonnant dans son crâne, se répandaient autour de lui comme l’eau d’une marmite trop pleine ?

Les épaules tirées par le poids des valises, dans une pose d’affaissement, il parlait avec tristesse, et moi, je comprenais qu’il aurait beau faire : jamais le vieil enfant menteur qu’il était ne connaîtrait le bonheur des simples qui ne parlent qu’à bon escient, ne disent que ce qui est, et considèrent raisonnablement ce qui sera…

Il me repassa les valises, afin de faire le geste du serment.

— Je partirai, Commandant : je vous le jure !

Au-dessus de lui, le bec de gaz du réverbère, clignotait de l’œil…

Il m’a reconduit jusqu’à ma porte. Je l’ai prié d’entrer, mais il m’a fait remarquer :

— Had’laïtte va se lever en vous entendant…

C’était vrai : Had’laïtte…

La prudence est une des plus belles vertus tarasconnaises.

***

Qu’il fait bon dormir dans son lit, après avoir, durant un mois, couché dans des lits d’hôtel ! Je me suis senti parfaitement heureux, ce matin, le dos en paquet sur mes oreillers redressés et les jambes longues sous les draps, trempant mon pain-madame dans mon chocolat ; les rideaux blancs et légers qui tombent de mon ciel de lit me paraissent plus beaux que le dais de Mgr de Croy, à Sainte-Waudru…

Et je pensais à mon professeur de rhétorique nous imposant comme thème de rédaction : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… »

J’ai fait du lard jusqu’à midi !


5 juin… — Du temps où l’on coupait encore la tête aux gens, il arriva un jour que le bourreau de Mons installa la guillotine sur la Place pour expédier ad patres un assassineux qui avait indigné la Cour criminelle par son effronterie. Suivant l’usage, le bourreau lui demanda s’il n’avait pas un désir à exprimer avant d’entreprendre le grand voyage :

— Si, dit le mourdreux sur un ton décidé : je voudrais apprendre le métier de tailleur d’habits.

Tartarin est cet homme. Avant de quitter Mons, il veut faire des choses longues et difficiles. Sa dernière invention est d’un assez joli tonneau : il déclare que l’organisation de notre corps de pompiers est au-dessous de tout : il ne peut vraiment s’en aller avant d’avoir mis sur pied un projet de réforme pour cette arme d’élite.

Que dire à cela ?

Rien.

Quand il aura réorganisé les pompiers, il trouvera autre chose — comme de polir les rails du vicinal Mons-St-Symphorien avec du papier de verre, après que son fidèle Bouton en aura nettoyé les joints avec une brosse à dents.

Il est entendu que s’en aller est pour lui un devoir… mais il n’est pas nécessaire de s’en aller tout de suite : il n’est jamais trop tard pour le faire, le devoir !

***

Je me souviens que, dans mon enfance, Mons a fait une maladie mentale toute semblable à la crise qui s’est emparée d’elle aujourd’hui. Le vieux journaliste Houdez, qui a vécu ce temps-là, m’en parlait hier en prenant une pinte au Vénitien. L’épidémie avait été déterminée par Lucien Aubanel, alors directeur de la Tribune de Mons, qui, venant en droite ligne de la Cannebière, avait mis toutes les têtes « à dallage » par sa faconde méridionale. Aubanel était l’ami, le confident, le commensal, voire l’homme d’œuvre de l’évêque Dumont, le prélat révolté de Tournai. On était coiffé d’Aubanel comme on l’est maintenant de Tartarin. Tous les matins, la verve d’Aubanel se dépensait dans la Tribune ; Mons s’arrachait son journal, déjeunait d’une bourde, dînait d’une apostrophe et soupait d’une calembredaine ; plus l’enflure était forte et plus goulûment on se jetait dessus. On ovationnait Aubanel dans les cafés comme on fait aujourd’hui de Tartarin ; des femmes lui apportaient des fleurs quand il sortait de son bureau. Or, un jour, Mgr Dumont alla à Canossa et fit la paix avec le Pape : Aubanel dut quitter Mons, emportant avec lui son baluchon et ses extravagances. Plus d’Aubanel, plus de crise ! L’équilibre se refit doucement dans les cerveaux et la paix descendit sur la ville, portant, comme dit le poète de la Chrestomathie, des fleurs et des épis…

Eh bien ! je suis persuadé que Mons, aujourd’hui désaxé, retrouvera son axe quand Tartarin ne sera plus là !

Quousque tandem ? comme disait mon professeur de troisième…


Le 7 juillet 189… — Ce pauvre Bouton ! depuis qu’il a promis, dans un mouvement d’enthousiasme, de suivre Tartarin en exil, il est, comme on dit à Mons, tout infrouyé ; il passe ses journées à défaire l’étalage de la vitrine de gauche pour le refaire dans la vitrine de droite.

Je suis passé hier après-midi par là pour m’approvisionner en cigares.

— Vous tombez bien, m’a-t-il dit : j’ai eu justement ce matin une explication avec M. Tartarin.

Ses yeux brillaient sous les poils de singe de ses sourcils et son petit ventre plat houlait.

— Est-ce que le jour de votre départ est fixé ?

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, mon commandant : M. Tartarin s’en ira peut-être ; il s’en ira quand il voudra ; mais moi, Aimé Bouton, tel que vous me voyez, je ne partirai pas ! Un Montois cayaux, quand il a passé la cinquantaine, ne se transplante plus ; il est comme le lierre : il meurt où il s’attache !

— Pas nécessaire de crier, Bouton !

Il poursuivit, s’animant davantage :

— Voyez-vous, mon commandant, ne plus trinqueballer tous les matins, en fumant ma torquette, par la rue du Miroir, cette rue où pas un Montois ne passe sans être relavé à coups de langue par les boutiquiers qui stationnent sur le seuil de leur porte ; ne plus servir la pratique ; ne plus peser, dans ma balance à fléau, des dix centimes de fin jaune, de fleur de comptoir ou d’Obourg demi-gros, c’est me mettre de mes propres mains dans la terre-à-pétotes…

Il parlait avec émotion…

— Oh ! je le sais bien : j’ai dit que je partirais avec lui, mais c’est qu’il m’avait parlé « de m’immoler sur l’autel de la patrie montoise » : il a la langue à la bouche, M. Tartarin et, quand il emploie comme ça des mots à soixante-quinze centimes, il retournerait le doyen de Ste-Waudru comme une peau de lapin… Seulement, depuis, je me suis ressaisi. Il est bien vrai que mon magasin de tabacs et cigares n’est plus que l’esquelette de lui-même, et que, depuis que tous les inventionneux de Mons l’ont transformé en blagorama, où mes cirages ne leur coûtent que la peine de les fumer, mon commerce est à l’eau ; mais j’aime mieux mourir de faim devant mes rayons vides que de ne plus entendre les concerts sur la place, les escaudries de la Ducasse, le dallage du jeu de balle, le lari de la foire, la musique des lanciers et les engueulades des porteurs-au-sac. J’y suis, j’y reste… Je lui avais dit : « Allez ! Guiguitte, Kinkin vous suit ! » Mais c’est plus fort que moi : Kinkin restera à Mons, et Kinkin c’est moi !

Il chercha à aller plus profondément dans sa pensée, mais il ne parvint pas à formuler. Il dit :

— Mons, c’est Mons !

Et il ajouta :

— Et puis j’ l’aime bien… et puis v’là tout !

— À la bonne heure, Bouton !… Mais Tartarin ? qu’est-ce qu’il dit, Tartarin ?

Comme je posais cette question, la sonnette de la porte de la boutique tinta et Tartarin entra. Bouton déclara, pressé de s’échapper :

— Voilà M. Tartarin qui va vous répondre lui-même… Moi, j’ai une petite vessie… une vessie comme une tête de pipe… je vous demande la permission…

Et il nous laissa en tête à tête.

— Je parie, dit Tartarin, très à l’aise, je parie, mon bon Gédéon, que vous parliez de mon départ ?…

— Oui, Tartarin.

— Je partirai, Gédéon, je partirai ; mais un devoir sacré — j’ai pesé le mot avant de le prononcer — un devoir sacré me retient pour quelque temps encore : quand on a fait du mal, il faut le réparer. C’est pour réparer le mal que j’ai fait à vos concitoyens en leur enseignant à exagérer, sinon à mentir, que je dois différer… Suivez-moi bien, Commandant : en commerce il y a l’escompte en dehors et l’escompte en dedans ; il y a aussi l’exagération en dedans et l’exagération en dehors ; dès qu’on a amplifié dans le sens extérieur, on amplifie dans l’autre ; on se corrige ainsi soi-même ; je ne vous demande pas six mois pour que les bidons soient remis en place…

— Un exemple ?

— Voilà !… Vous savez l’histoire du fameux brochet des étangs de Saint-Denis, qui pèse 18 kilos et que personne n’a jamais pu prendre, ce qui fait, entre parenthèses, qu’on se demande, quand on est de sang-froid, comment on sait qu’il pèse 18 kilos. Eh bien, il en a été question une fois de plus hier, au Blagorama. Le photographe Quéquin a dit que le brochet avait 2 m. 40 de long, mais, pour se conformer au nouveau système, il a ajouté aussitôt : « 2 m. 40 de long sur quatre centimètres de large ! » On lui a fait une ovation.

— Il l’avait méritée.

— Il y a mieux, continua Tartarin très excité : le jeune rapin Anto Carte, neveu de Myen, a raconté tranquillement devant une vingtaine de camerluches, une histoire… une histoire… comme on n’en conte que dans le Midi ou à Mons.

— Quelle histoire ?

— « Nous avons à la maison, a dit Anto Carte, une servante hydropique. Tous les huit jours, on l’installe sur la pelouse de notre petit jardin en état de supination. »

— En état de quoi ? fait toute la bande.

— De supination, dit Carte sans se troubler : si vous aviez, comme moi, un ami médecin, vous sauriez que ça veut dire couchée sur le dos.

— Ah ! bon !…

— « Quand elle est comme je dis, je lui pique le ventre avec une épingle à chapeau, et il lui sort un petit jet d’eau qui arrose le gazon… Si vous criez tous ensemble, vous ne saurez pas la fin… Les premières fois, je me contentais de regarder le jet d’eau faire frrrtt… ; maintenant, je jette dedans une boule en verre comme au tir mécanique et je tire la boule à la carabine Flobert. »

Tout le monde se mit à crier : « Couye ! Couye ! » — ce qui est la façon montoise de refuser créance.

Anto Carte ne se démonta pas :

— J’exagère ! confessa-t-il.

Et il déclara, la main sur le cœur, pour attester qu’il disait la vérité :

— Je vise la boule, mais je la rate souvent

Bouton rentrait.

— Que pensez-vous, Bouton, du système de désexagération ? lui dis-je.

Bouton répondit avec autant de calme que de force :

— Si c’est pour guérir les gens du mal de menterie, c’est une foutaise.

Il ajouta, pratique :

— Mais pour mon commerce, la mode de restreindre n’est pas mauvaise : j’ai commencé par restreindre le nombre de cigares que tous les inventionneux de Mons venaient fumer dans ma boutique ; j’ai affiché une pancarte :

On est prié de payer les cigares
avant de les allumer
.

Ça a tout de suite amené une désexagération sensible : la moitié de la clientèle a disparu.

Et il se mit à rire au nez de Tartarin.

Le grand homme était vexé : pour la première fois, irrespectueusement mais formellement, Bouton lui signifiait que sa nouvelle invention ne valait pas tripette.

Mais les découragements de Tartarin ne sont jamais longs :

— Différemment, dit-il, il y a encore une autre planche de salut : c’est l’application de la méthode du Dr Coué : tous les Montois contaminés diraient 40 fois le matin, 40 fois à midi et 40 fois le soir : « Je suis un homme incapable de raconter des couyonnades ! »

Et Tartarin, ravi de cette nouvelle méthode, s’admirant lui-même d’être aussi inventif, s’en fut, en moulinant de la canne, vanter au Café de Bruxelles la puissance de la méthode du Dr Coué, qu’il avait beaucoup connu autrefois, à Nancy…


Le 13 juillet — Pendant qu’Aimé Bouton fait le compte de ses cigares, Tartarin, lui, se conduit comme devant. Hier, à l’apéritif du Bodega, avec toute une rominée d’officiers des chasseurs à cheval, dont le colonel, on vint à parler d’Eugène Tofanel, un ancien lieutenant du régiment, dont les journaux annonçaient la mort au Congo.

— C’était un excellent colonial, dit Tartarin avec simplicité. Il s’occupait surtout de culture maraîchère : il m’a consulté un jour sur l’élève de l’artichaut du Midi.

Et, se tournant vers moi, il ajouta négligemment :

— Vous vous souvenez, Commandant : nous devons avoir déjeuné avec lui chez le gouverneur.

— Ah ! vous l’avez connu ? me dit le colonel.

— Vaguement, mon Colonel, vaguement…

Quand Tartarin m’engage dans de pareilles impostures, je n’ai plus un poil de sec. Si le colonel, qui n’est pas commode tous les jours, avait continué à m’interroger… berdafe !

Eh bien ! à la fin, je me révolte : j’en ai assez, j’en ai trop ! Ce gaillard-là ne se corrigera jamais de son vice. Le mensonge est devenu pour lui un besoin de tous les instants. Il y a des gens qui rougissent quand ils mentent ; lui, c’est quand il ne ment pas qu’il rougit. Je suis le prisonnier de cet imposteur : depuis la Conférence où il a raconté par le détail mes aventures au Congo, il n’y a pas de jour où il ne me compromette à plaisir !

Il faut qu’il s’en aille ! Où, quand et comment ? je ne sais ; mais il le faut !


Ier août. — Reçu ce matin une lettre de Tartarin. La suscription de l’enveloppe est d’une écriture ferme et posée ; quand Tartarin est devant une plume et un buvard, il est capable de réflexion.

Mon cher Commandant,

Il y a des choses que l’on ne fait pas, uniquement parce que l’on ne sait pas comment les faire. Si j’avais su comment quitter Mons, il y a longtemps que j’aurais effectué un départ qui apparaît — je m’en remets à vous, mon Commandant, qui êtes l’expression de l’opinion publique, — de plus en plus indispensable. M’en aller par le chemin de fer, ce serait par trop ordinaire ; à bicyclette, je n’irais pas jusqu’à Maubeuge avec le ventre que j’ai ; en trotinette, ce serait long ; en auto, les routes sont si mauvaises…

Alors ?…

Alors, j’ai été illuminé comme St. Paul sur le chemin de Damas en lisant ce matin le programme de la fête que l’Association des Commerçants organise sur la place pour le 22 août l’après-midi, l’aéronaute Toubeau doit faire une ascension en ballon libre…

C’est cela, mon Commandant, qu’il me faut ! Pareil au prophète Élie qui monta au ciel dans un char de feu, je quitterai Mons en disparaissant dans les nuées. Je m’en irai dans l’inconnu — car le ballon libre, mon Commandant, c’est l’inconnu : on ne sait si l’on couchera, à l’atterrissage, en Perse ou en Hollande, si l’on tombera sous la dent des cannibales ou dans la bouche d’un cratère ; si l’on n’ira se noyer dans l’Atlantique ou s’empaler sur un pic neigeux, dans l’Himalaya !

Toujours les Montois se demanderont ce qu’est devenu ce Tartarin qui…, ce Tartarin dont… Toujours, Gédéon, car je suis décidé à conserver le secret du lieu où j’aurai repris terre, et la condition que je mets à mon départ, c’est que Toubeau sera, sur ce point, aussi muet que je le serai moi-même.

Je pense, mon cher et bon ami, que vous m’approuverez. Si vous voulez bien concourir au dessein qui m’anime et déjà me transporte, je vous demanderai de revêtir, ce jour-là, votre grande tenue de Commandant des chasseurs éclaireurs. Je vous demanderai aussi d’user de votre influence pour que l’on retire le Dragon de sa remise et qu’on le transporte sur la Place. Vous voudrez bien vous tenir non loin de lui afin que, quittant cette terre, je puisse le contempler une dernière fois, à côté de celui qui fut le meilleur des amis. Mes yeux verront en même temps, tout gambadant dans sa niche, l’autre palladium du cher petit trou de ville : le singe du Grand’Garde auprès duquel mon fidèle Aimé Bouton m’a promis de se tenir — enfin, là-bas, et déjà sous mes pieds, ils verront le fût robuste du Château, dont le carillonneur — je veux l’espérer — jouera l’air du Doudou !

Ce sacré Tartarin ! Il n’y a que lui.

Je la mettrai, ma grande tenue !


4 août. — Tout est convenu et arrêté, entre Tartarin d’une part, l’Association des Commerçants et l’aéronaute Toubeau de l’autre. L’affiche suivante vient d’être placardée à Mons et lieux circum-voisins.

VILLE DE MONS.
──
Association des Commerçants.
──
xxxLe dimanche 22 août, à 3 heures de relevée,xxx
à la Grand’Place
POUR LES ADIEUX DE TARTARIN,
ASCENSION DU BALLON LIBRE
« LA GLOIRE »
monté par le célèbre aéronaute Toubeau
accompagné de TARTARIN.
xxLe ballon partira
en vol perdu
aux accents du Doudou.xx
──
xxPendant le gonflement,
GRAND CONCERT
par l’harmonie des Petits Matelots Montois.
***

Tartarin expose avec insistance à qui veut l’entendre — et même à qui ne le veut pas — qu’après tant de titres à la renommée, après s’être montré un type dans le genre de Napoléon, de Gérard le tueur-de-lions, de Saint-Georges, de l’alpiniste de Saussure et d’Abdel-Kader, il est maintenant un type dans le genre des héroïques chercheurs d’aventures qui, partis vers le Pôle, n’en sont jamais revenus : c’est à « vol perdu » qu’il s’en ira !

La boutique d’Aimé Bouton est redevenue le blagorama d’autrefois ; l’ami défaillant de Tartarin pleure en offrant la boîte de cigares aux admirateurs de son grand homme — et l’on ne sait s’il pleure d’enthousiasme ou de chagrin.

Toute la ville sera donc pavoisée le 22. Le Borinage donnera en masse. On prépare chez tous les pâtissiers des cornues et des pistolets à la gloute panse, et les cabaretiers font rentrer des tonneaux de saison.

Tartarin s’en ira dans une apothéose !

C’est un alexandrin : je m’en aperçois en me relisant. Il est bien où il est.


17 août. — Tartarin s’entraîne. Tous les matins, il escalade les deux cents marches qui conduisent au bulbe du château et il reste là une heure, pour se faire à l’altitude et s’exercer à supporter la pression atmosphérique.

Des dames de la rue de la Clef lui ont offert un serre-tête d’aéronaute ; il a tiré de sa malle tout l’attirail de la chasse aux grands fauves : guêtres, Winchester, revolver, gourde et carnassière : sait-on jamais où l’on atterrira ?

Et il a écrit à l’Observatoire pour connaître la direction probable du vent le 22.

Il a longuement expliqué hier au capitaine des pompiers le frisson particulier qui vous pince au cœur quand, pour la première fois, de la nacelle, « on aperçoit le vide ».

Hier, dans la boutique de Bouton, il a raconté les ascensions qu’il a faites autrefois en Provence, une chute particulièrement dramatique sur le Mont Ventoux ; puis, une autre fois, en Afrique, l’ancre refusant de mordre, la nacelle traînée sur les cimes des grands arbres, pendant de longues minutes qui lui parurent des siècles ; enfin, au bon moment, zou ! le saut à terre, bien concerté avec le pilote, tandis que l’aérostat, allégé, s’élevait d’un bond dans les nuages. Puis l’arrivée de sauvages brandissant des haches empoisonnées… et en avant le revolver à six coups ! — car il y a toujours des sauvages et des revolvers à six coups dans les histoires de Tartarin.

Il ne nous avait jamais dit qu’il avait ascensionné. Plusieurs amateurs de cigares ont crié « Couye ! » Moi-même, j’étais déméfiant ; mais il vous a une telle façon de vous affirmer qu’à l’époque tous les journaux en ont parlé et de vous jurer sur la tête de son défunt père…

Le temps qu’il ne passe pas à s’entraîner, il le passe à faire des visites d’adieu. Il est sobre d’habitude ; mais, depuis huit jours, plus d’un bras secourable l’a reconduit aux petites heures chez Bouton.


19 août. — Le clan du Cayaux-Club ne pouvait manquer pareille occasion d’exercer ses talents de société. Aussi, tandis que Tartarin brûle de la fièvre de l’attente, le Cayaux-Club lui a adressé plusieurs lettres… refroidissantes qu’il est venu me montrer.

Anonymes, toutes ces lettres.

L’une, signée « un ami inconnu » met en garde Tartarin contre Toubeau. Un ivrogne, Toubeau : chaque fois qu’il doit monter, il se flanque une tamponne de permission pour se donner du cœur ; à sa dernière ascension, il était tellement saoûl qu’il a fallu le hisser par dessus bord pour le faire entrer dans la nacelle ; par un heureux hasard, le passager qu’il emmenait avec lui connaissait la manœuvre d’atterrissage, sans cela…

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, mon cher ami, lui ai-je dit, puisque vous aussi, vous la connaissez, la manœuvre !

— Évidemment, je la connais ; mais vous n’ignorez pas, Gédéon, qu’il y a ballon et ballon. Est-ce que les ballons du Nord sont faits comme les ballons du Midi ? L’atmosphère ambiante varie et chaque ballon est gréé suivant les particularités climatologiques.

Il faut l’entendre dire « gréé » : ça sonne comme des écliquottes.

Une seconde lettre répète avec quelques variantes, les dires de la première. Elle ajoute que Toubeau a sur la conscience une bonne douzaine d’accidents dont plusieurs ont causé mort d’homme.

Mais la troisième est plus alarmante encore : elle affirme que, quand Toubeau a sa prune, les imaginations les plus folles lui passent par la tête. Se sachant, à son bord, le seul maître après Dieu, il obligerait ses passagers aux choses les plus périlleuses et les plus ridicules. Un des derniers exploits de Toubeau, arrivé à 1500 mètres, fut d’obliger le client à descendre tout nu en parachute. Grâce au bon fonctionnement de l’appareil, le malheureux toucha terre sans malheur ; mais, quand, privé de tout vêtement, il voulut raconter son histoire aux autorités de l’endroit, on le colloqua, sans barguigner, dans un asile d’aliénés.

— Dire que c’est peut-être vrai, Gédéon !… L’heure du blagorama avait sonné : il est allé lire les lettres dans la boutique de Bouton en disant qu’il méprise les correspondances anonymes et qu’il est de ceux « à qui on ne la fait pas ».

Le soir, de nouvelles lettres le mettent en garde contre le matériel de l’aéronaute : l’enveloppe du ballon est faite d’une vieille toile ayant servi pendant dix ans de bâche à un tourniquet Opitz ; la boussole, un « vieux réveille-matin désaffecté » ; l’osier de la nacelle, pourri et raccommodé avec des ficelles…

Le lendemain, en se levant, il lut dans le Journal de Mons qu’il ferait son ascension debout sur un trapèze. À cent mètres, Toubeau jetterait de la nacelle un fil de manœuvre terminé par une poire en caoutchouc que Tartarin s’introduirait dans la bouche et qu’il mordrait de toutes ses dents, comme faisait la belle Léona Dare. Après quoi, Toubeau retirerait le trapèze : Tartarin s’en irait ainsi, à travers l’éther, dans la pose gracieuse d’un ange en plein vol. Quand on serait sur le point de perdre Mons de vue, Toubeau remonterait le fil, avec Tartarin frétillant au bout, comme un poisson — et le héros prendrait enfin place dans la nacelle…

Tartarin a écrit aussitôt au Journal de Mons pour démentir cette information « inventée de toutes pièces par la cabale ».


22 août 19… — Mon devoir — et je n’y ai pas manqué — était d’offrir un dîner d’adieu. J’aurais pu convoquer une bonne moitié de la ville de Mons si j’avais voulu réunir tous les amis de Tartarin. Il y avait le bourgmestre et un échevin, le greffier du Conseil provincial et le référendaire, les officiers de mon bataillon, le comité du Cayaux-Club. Ma tante Lalie avait voulu en être : elle a toujours eu pour Tartarin cette admiration secrète que les âmes simples et bonnes ont pour les beaux parleurs.

On comprend que, dans une circonstance aussi émouvante que celle d’un départ sans retour, on ait la larme facile. Mais Tartarin exagéra : il commença à pleurer dès le potage.

J’avais préparé un toast d’un tour sérieux, semé simplement de quelques bons mots et traits plaisants. Je montrai Tartarin relié, par les fils fragiles d’une nacelle, à la sphère d’or jaune du ballon libre ; je dis que, s’il devait emporter avec lui toutes les sympathies qu’il s’était acquises dans notre cher petit trou de ville, le ballon, ainsi lesté, ne quitterait jamais le pavé de la Place ; j’évoquai les grands noms de l’aérostation, depuis les frères Montgolfier jusqu’à ce brave Toubeau que la calomnie tentait en vain de salir (applaudissements nourris des membres du Cayaux-Club) et je terminai en disant que Tartarin laisserait dans tous les cœurs montois un souvenir mélancolique comme la feuille d’automne, mais éclatant comme un soleil de printemps.

Tartarin hurlait de pleurer.

Le bourgmestre promit de donner le nom de Tartarin à la première rue nouvelle ; le lieutenant Poilard, marbrier de son état, parla d’une plaque commémorative à apposer sur la maison que Tartarin avait habitée ; Tante Lalie déclara qu’elle fondait, en souvenir de cette soirée, un lit Tartarin, à l’hospice des Quanquennes.

Myen chanta une chanson de circonstance sur l’air : « Tu t’en vas et tu nous quittes ; tu nous quittes et tu t’en vas ! »

Et Tartarin, ayant épongé ses larmes avec sa serviette, se leva, tout à coup rasséréné. Les serveurs s’immobilisèrent et, dans l’entrebâillement de la porte, je vis le nez d’Had’laïte qui pointait.

Vous rapporter tout ce que Tartarin sortit, j’en suis incapable ! Ces Tarasconnais, tout de même, ce qu’ils ont la langue à la bouche ! Jamais un Belge ne parlera comme cet homme du Midi parla ce soir-là !

À l’entendre, on aurait cru que tous les Montois étaient de sa famille, qu’il n’avait commencé à vivre que du jour de son arrivée à Mons ; il renia l’aïoli pour la tarte au fromage, la Tarasque pour le Dragon, le château du Roi René pour les restes de la Tour Auberon, les cigales pour les princheux, Mistral pour Antoine Clesse, les chasseurs de casquettes pour mes chasseurs-éclaireurs… Longuement, il parla de la « phalange invincible » que j’ai l’honneur de commander ; il félicita et salua, dans la personne du bourgmestre, l’administration de la Cité ; dans la personne du référendaire, l’administration de la Justice ; dans celle du greffier, l’administration de la Province ; dans celle de Myen Van Ollande, qu’il a toujours craint et admiré, l’amour du terroir, le culte de la race.

Puis, ayant loué en moi l’esprit militaire et m’ayant appelé l’enfant chéri de Mons et « le soldat de l’Amitié » il entreprit en quelque sorte — pourquoi ? je ne sais… peut-être un simple entraînement oratoire, peut-être parce qu’il voulait me mettre en évidence — mon oraison funèbre. Une des bonnes façons de se rendre compte de la valeur d’un vivant, dit-il, c’est de l’imaginer mort. Il affirma d’emblée que mieux vaudrait pour la ville de Mons l’écroulement du clocher de Sainte-Isabeth que ma disparition : car, dit-il, on remplace un clocher tandis qu’on ne remplace pas un commandant des chasseurs éclaireurs qui joint les vertus civiques aux mérites militaires. Il me représenta comme un « citoyen d’élite », né à l’ombre du Château, grandi sous le régime de la Liberté et prêt à la défendre, — zou ! — la Liberté, le sabre à la main, si jamais elle avait besoin de mon bras. Il dit que mon cœur avait toujours battu au rythme de notre vieux carillon et que j’avais toujours su mettre, en vrai Montois-Cayaux, les fumées et l’encens de la gloire en dessous de l’odeur des ayttes de la kermesse de Messines et des andouillettes de chez Robette. Il me peignit à la tête de mon bataillon, communiquant à mes hommes mon amour de la discipline et les entraînant aux parades guerrières. Et, tout à coup, il montra Mons écrasée par la nouvelle (le plus tard possible) de ma mort. On aurait dit qu’on suivait le cercueil, on voyait l’innombrable assistance, on entendait le « portez armes » du bataillon à la levée du corps et le tambour voilé de crêpe des Petits Matelots Montois ; sa voix s’étranglait, n’était plus qu’un chuchotement… on aurait cru qu’il ne pouvait plus continuer, qu’il allait tomber là, le nez dans son assiette…

Et il se passa alors une chose qui restera, j’ose le dire, le triomphe de la carrière oratoire de Tartarin : une larme coula le long du nez réjoui, du nez heureux de vivre de Myen-le-blagueur ! Et comme on s’en apercevait, Myen, qui a toujours une pièce à mettre au trou, interrompit :

— N’oubliez pas de laisser votre adresse, Tartarin ; on vous préviendra quand il sera mort pour de bon !

Mais Tartarin repartait déjà, avec plus de douceur mais un peu moins de trémolo ; après cette incursion dans le futur, il revenait au présent. Il m’appelait son frère en aventures : les espoirs et les regrets qui nous furent communs pendant les années écoulées, il les évoqua et les présenta comme un bouquet de fête ; son imagination les fit plus émouvants par un mensonge bien venu ; quand il rappela notre rencontre dans le Haut Ouellé et mon doublé d’hippopotames, je jure Dieu que je crus que c’était arrivé ! il me fallut appeler à moi toute mon énergie pour crier : « Ne t’en va pas ! »

Il promit ensuite aux assistants son héritage (mouvement d’attention) — un héritage d’affection et de tendresse (rires stupides et ricanements dans le clan Myen, dont le chef s’est tout à fait ressaisi).

Il gardait ses dernières phrases pour les dames et ce fut la fin d’un beau feu d’artifice. Il célébra la Montoise enfant espiègle, jeune fille exquise, épouse fidèle, mère de famille incomparable et, se tournant vers Tante Lalie, il déclara : « Je voudrais, Madame, que toutes les Montoises n’eussent qu’une joue et que cette joue fût la vôtre, pour qu’en vous embrassant, je puisse les embrasser toutes ! »

Et, dans le tonnerre des applaudissements, il baisa à pleines lèvres les joues de tante Lalie qui n’avait jamais été à pareille fête et qui reçut son baiser ainsi qu’un don royal !

Les serveurs rentrèrent avec des bouteilles et Jean-Baptiste Biétrumé, le chef serveur, me dit à l’oreille en remplissant mon verre :

— Mon Commandant, je viens de déboucher la cinquantième !


22 août, le soir. — Depuis le matin, les routes qui mènent à Mons par Nimy, Ghlin, Jemappes, Hyon et Havré sont pleines de paysans et d’hommes de corons qui, avec leurs femmes et leurs enfants, viennent se mêler aux Montois dans la cuve de la Place. Tous les cabarets regorgent dès 10 heures. La ville est pavoisée : drapeaux nationaux et drapeaux au coq wallon. Une équipe de journalistes de Bruxelles et d’Anvers est arrivée par l’express du matin ; la ville, bourdonnante et grouillante, rit au soleil ; la Place a mis son beau costume du jour de la ducasse. Pas de temps meilleur pour une ascension : groupés autour du « rond », les gens assistent avec curiosité au gonflement de la Gloire qui se balance et prend forme.

J’avais fait, le matin, une prise d’armes, pour ajouter à l’importance de la fête, et jamais mes chasseurs bien astiqués, bien pomponnés, n’avaient eu l’air plus martial.

Nous sommes arrivés sur la Place au moment où, de Sainte-Waudru, après la messe en musique, la bourgeoisie élégante y descend par la rue des Clercs. La fanfare est en tête, des ropieurs scandent le pas en serre-file, les clairons festonnent de leurs sonneries l’air de Sambre-et-Meuse ; mes hommes, soulevés au rythme de la musique, manœuvrent comme au cordeau, acclamés par cette foule immense ! Bref, la joie est dans l’air et dans les cœurs : Mons vibre, Mons chante, Mons danse ; Mons, heureuse, épanouie, dans le bien-être estival, se prépare aux réjouissances de l’après-midi.

***

Mais je veux brusquer ce récit…

À 1 heure 1/4 déjà, le déjeuner vite expédié chez moi, j’étais en grande tenue sur la place, au Café Rubens, siège de l’Association des Commerçants. Le Dragon était installé sous la voûte de l’Hôtel de Ville, ayant l’air de regarder le ballon, et la musique des Petits Matelots jouait sur le kiosque. Je me disposais à me mettre à la tête d’une délégation qui irait chercher Tartarin chez lui, lorsqu’Aimé Bouton, entra précipitamment dans la salle du café, les yeux écarquillés sous ses sourcils de Palikare.

— Mon Commandant, me dit-il, tout haletant de sa course, je viens de trouver cette enveloppe sur le comptoir de la boutique.

Et il me tendit une enveloppe à mon nom, sur laquelle apparaissait en grosses lettres : « À ouvrir à 1 1/2 h. »

Je fis sauter le cachet et trouvai un papier et une enveloppe fermée. Le papier était un télégramme ainsi conçu :

Tartarin, Mons.

Ne partez pas. Toubeau à peine remis attaque delirium tremens.

(s). Une personne qui serait inconsolable
de votre mort.xxxxxxxxxxxxxxx

Sous ces lignes, Tartarin avait écrit :

Mon Commandant,

Napoléon disait : « en amour, il n’y a qu’une seule victoire : la fuite » ; je dis après lui : « quand une ascension s’annonce mortelle, le seul moyen de vaincre la mort, c’est de s’en aller à pied ! »

Quant à l’enveloppe, qui portait : Pièces justificatives, elle contenait les lettres « anonymes » du Cayaux-Club.

Je m’étais mis en grande tenue pour lire ça !

Le télégramme était tombé sur une table où vingt paires d’yeux le lisaient…

Et le comble fut que le chasseur du Rubens, un enfant de gouttières, une arsouille à chandelles, cachiveux, avec des yeux de marcotte dans une tête de singe, pointa son index malpropre vers le télégramme et dit d’une voix assurée :

— Commandant, cette dépêche-là c’est moi qui ai été la porter ce matin au bureau télégraphique de la gare !

— Tu l’avais lue avant de la donner au guichet ?

— Oui, mon Commandant ; tous les chasseurs font ça.

Tout le café attendait la question qui s’imposait :

— Et qui est-ce qui t’avait remis le papier ?

Le sacré ropieur se rengorgea et prit son temps ; rien qu’à son air, je compris qu’il allait en lâcher une verte :

— C’est M. Tartarin ! dit-il.

Une huée, jaillie de toutes les poitrines, fit trembler les vitres du café.

Ah ! Tartarin ! Quelle fin ! La pépète et l’esquitte, il avait dû avoir les deux ! Fou de terreur, sentant chavirer son cœur de fanfaron à l’idée que ce jour d’apothéose serait son dernier jour, le pauvre homme, une fois passée la griserie du banquet, n’avait plus pensé qu’à se mettre à l’abri… Et allez donc, l’invention grotesque du télégramme !…

Déjà la nouvelle de la défection avait fait le ton de la place… La musique des Matelots Montois s’arrêta et le Singe du Grand’Garde eut l’air d’un singe qui va vomir. Les autorités communales, bourgmestre en tête, et toutes ces dames, quittèrent précipitamment le balcon de l’Hôtel de Ville tandis que le Dragon réintégrait sa caverne municipale, furieux d’en être sorti.

À ce moment, on cria que quelqu’un me demandait au téléphone.

Je pensai : « C’est lui ! » et je courus à l’appareil suivi de tout le café.

C’était le chef de gare : « Mon Commandant disait-il, je crois bien faire en vous avertissant que le héros de la fête a pris l’express de 2.15 pour Paris…

…Je suis rentré chez moi me mettre en bourgeois.