Le Colosse de Rhodes/4/2

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 259-270).

II

Pendant ce temps, Likès et Namourah naviguaient ensemble vers le rivage de Tyr. L’opulente Juive sentait bien qu’il fallait multiplier les séductions autour de son nouvel amant. Une surprise des sens l’avait jeté dans ses bras et depuis, le désir, l’orgueil, l’ambition l’avaient encore conduit dans sa couche. Pourtant le souvenir de la première maîtresse, — de cette rivale dont elle ignorait le nom et le visage, — ne devait pas être mort tout à fait dans l’âme du jeune mastère. Namourah savait la puissance de ces anciens ferments d’amour ; elle savait aussi la force des autres passions sur le cœur des hommes. Likès maintenant était attaché à elle par les liens les plus étroits, et, s’il brisait ces liens, c’était pour lui une chute presque irréparable. Puis, elle lui avait révélé une forme différente de volupté, celle qui emprunte son charme aux mille recherches du luxe et de la coquetterie féminine. Le frère d’Alexios n’était pas insensible à ces attraits ; il avait dépassé l’âge où les amants se contentent d’un lit de mousse et d’une rencontre au clair de lune. Il appréciait tout ce que Namourah mettait d’emphase autour de leurs baisers ; c’était l’accomplissement d’un rite auquel contribuaient la fumée des encens et des baumes, le chatoiement des draperies d’or et de pourpre, les fleurs, les invocations et les parfums.

Pourtant elle avait voulu plus encore, et elle l’emmenait vers cette prodigieuse Tyr comme dans le lieu du monde où l’industrie des hommes avait atteint son point culminant ; elle l’emmenait au milieu de ces richesses et de ces splendeurs, afin qu’il en gardât dans son âme une ineffaçable empreinte ; — alors, pensait-elle, tout ce qu’il avait aimé autrefois lui paraîtrait fade et sans couleur.

Likès, dans la galère aux voiles arrondies, se tenait immobile à ses pieds. Ils avaient passé l’île de Cypris et salué les innombrables sanctuaires consacrés à la Reine de l’amour. Et la langueur de l’Orient pénétrait déjà dans leur poitrine. Namourah, la tête renversée sur un coussin brodé de perles, regardait les nuages légers s’enfuir dans la profondeur du ciel ; et ses seins, comme les voiles tendues par le vent, se gonflaient d’un bonheur immense qui la faisait presque haleter. Elle emportait comme une proie celui qui longtemps l’avait ignorée et dédaignée. Pendant trois jours il serait sous sa main caressante et dominatrice ; — et quand ils reviendraient ensemble dans Rhodes, la fusion complète de leurs esprits serait consommée.

Elle était au-dessus du scandale et de la raillerie du monde. Qui donc aurait osé la juger ? Isanor lui-même s’était incliné devant ce nouveau caprice. Il l’avait laissée partir, et dans sa galère il avait fait effeuiller des milliers de roses. Le parfum de ces fleurs encore vivantes se mêlaient à tous les autres parfums qu’exhalaient les anses du rivage ; la mer elle-même semblait imprégnée d’aphrodisiaques odeurs.

— Ô Likès, dit tout à coup Namourah en l’attirant contre sa poitrine, ne sens-tu pas comme moi un grand accablement, une félicité trop vive ? J’ai besoin de tes yeux, de ta voix, de ton haleine, pour ne pas défaillir avant d’avoir touché le port.

Likès éprouvait une plénitude semblable. Il posa sa tête sur l’épaule de Namourah ; leurs regards se confondirent. Le même désir les fit frissonner tous deux.

— Écoute, reprit Namourah d’une voix plaintive, écoute les battements de mon cœur. Jamais depuis que je suis femme mon cœur n’a battu aussi délicieusement. L’épouse du Cantique, quand elle soupirait après le bien-aimé, n’était pas plus énamourée que moi.

— Oui, dit Likès, tu es bien ce vase d’élection où brûle une flamme divine, inextinguible et sacrée. Et cette flamme, ô Namourah, tu l’as fait passer dans mes veines.

— Alors tu m’aimes ? demanda Namourah lentement.

Likès tressaillit. Dans leurs emportements les plus sensuels, il n’avait jamais prononcé les mots divins ; jamais cette phrase simple et pure n’était montée à ses lèvres. Il avait crié des paroles d’ivresse et de folie ; il avait pris à témoin de son bonheur le ciel et la terre ; mais le tendre aveu que l’on bégaye avant ou après l’abandon, le tendre aveu qui est une excuse ou une prière, jamais Namourah ne l’avait entendu de lui…

Cependant, penchée sur ses lèvres, elle attendait sa réponse.

— Oui, je t’aime ! dit enfin Likès avec force.

Et il ajouta, comme pour s’expliquer lui-même :

— Je t’aime autrement et mieux que toutes les autres créatures.

Alors il se fit entre eux un silence solennel. La barque glissait sur les eaux avec une rapidité magique. Un souffle embrasé faisait palpiter les voiles, et toute la mer de Syrie nageait dans des vapeurs ardentes. L’étincelante Chypre avait fui. Déjà la côte blanche et nue, déchiquetée par la morsure des vagues, apparaissait ourlée d’un triple rang d’écume. Et les villes chanéennes, que tour à tour et sans cesse se disputaient la Perse, l’Assyrie et l’Égypte, ces villes ruinées dans leur liberté, mais toujours admirables et puissantes, se montrèrent, appuyées aux dernières pentes du Liban et dressées devant l’horizon comme guettant la fuyante proie des Océans. Alors Namourah fit un geste large qui embrassa cette vision vague encore, et, lentement, elle nomma les cinq villes glorieuses, échelonnées sur les promontoires :

— Byblos ! Béryte ! Sidon ! Sarepta ! Tyr !

Likès s’était levé. Une émotion indicible le faisait frémir. Il n’avait jamais quitté les parages de son île ; jamais il n’avait vu autre chose que la figure formidable du Colosse dominant Rhodes, l’écrasant presque sous son talon de bronze, géant à l’ombre duquel aucune fleur ne pouvait pousser ; depuis qu’il avait pris place dans la capitale nouvelle, ce Colosse d’airain avait tout tiré à soi ; l’âme des habitants s’était modelée à son image, et il n’était peut-être pas un éphèbe dans toute la cité qui ne préférât les jouissances matérielles dont il était le symbole au culte de la pure beauté. Or, c’était de ces rivages d’Orient, de cette côte phénicienne aux dures arêtes, que le dieu Zodiacal était parti à la conquête du monde ; ces bords étaient pleins de son histoire, et cette terre voisine était son berceau.

Namourah à son tour s’était levée. Mais elle ne regardait plus le rivage ; elle regardait seulement Likès. Elle l’aimait immensément. Pour elle comme pour Lyssa, il était le soleil qui resplendit, qui réchauffe, qui apporte la joie, qui donne l’ivresse de la vie. Il avait la force ; il avait aussi la douceur ; la fraîcheur de l’aube était dans ses yeux, et sur ses lèvres le rouge flamboiement du soir. Il était l’amant que toute femme rêve de tenir dans ses bras à l’heure inquiète du désir.

Pourtant le silence s’effaçait. Des embarcations nombreuses couraient maintenant sur les eaux ; des matelots aux pommettes saillantes, aux joues écarlates, maniaient les avirons avec l’agilité de démons infatigables.

— Voilà, dit Namourah en les désignant à Likès, les hommes rouges de Tyr.

Et la grande ville sortit tout à fait de la terre. Elle était entourée de digues et de remparts qui étaient formés d’énormes dés de granit aux angles desquels la lumière brisait ses rayons. Dans l’intérieur de cette enceinte, les édifices avaient aussi la figure de cubes ; les maisons carrées, prodigieusement hautes, portaient des colonnes à leurs façades. Mais ce qui dominait tout, ce qui donnait à la métropole phénicienne un aspect imprévu et étrange, c’était le hérissement de ses monolithes dressés d’un seul jet vers l’azur. Ils s’élançaient dans le vide, au-dessus des toits, au-dessus des temples, au-dessus des tombeaux. On prenait le vertige à les regarder. Leur blancheur contrastait avec tout ce qui dans le relief de cette agglomération d’hommes se colorait de nuances changeantes. Et tout semblait vieilli et usé autour de ces arbres de pierre d’une jeunesse éternelle.

Namourah et Likès, après s’être promenés à travers les rues grouillantes de la métropole, montèrent au palais du roi Hiram. Un incendie l’avait détruit deux siècles avant ; mais il restait encore la partie occidentale de l’édifice construit entièrement en bois de santal et de cèdre. C’était là que Salomon, affolé de voluptés et de richesses, était venu chercher de nouvelles sources de gloire. Ses flottes, unies à celles d’Hiram, avaient entrepris le grand périple d’Ophir et fait le tour des Occidents. On gardait encore dans les Archives du palais le livre de bord des marins qui jour par jour avaient noté leurs conquêtes. « Tes sages, ô Tyr, sont devenus tes pilotes ; les vaisseaux de Tarse servent à tes courses en mer ; les habitants d’Arouad et de Sidon ont été tes rameurs. — Ô Tyr ! Tes navigateurs ont touché à tous les bords… » Le lyrisme du prophète hébreu revenait aux lèvres de Namourah ; en phrases magnifiques, elle redisait à son amant tout ce qu’elle savait des merveilles de cette cité incomparable ; dans ce palais même on respirait les odeurs de ce luxe ancien où s’infiltrait tout l’Orient ; les boiseries en buis de Cypre, découpées et incrustées d’ivoire, revêtaient les murs du haut en bas ; et le parfum des roses séchées, parfum triste et doux, évocateur des voluptés mortes, restait attaché à ces lambris.

— Je t’ai amené ici, dit enfin Namourah à Likès, afin que tu juges par tes yeux où peut atteindre la volonté humaine. Nulle part au monde un destin plus ingrat n’était réservé à un peuple. Resserré entre des empires écrasants, et nés sur une terre stérile, il semblait que ces Chanéens maudits n’eussent aucune issue que l’esclavage ; cependant ils ont été les maîtres du négoce, et leur flotte a couru sur les mers, dépassant les colonnes d’Hercule avant celles de tous les autres peuples. Voilà, ô Likès, ce que tu peux faire de Rhodes ! Une seconde Tyr ! Certes elle est déjà glorieuse et riche ; tous les étrangers sont en admiration devant elle. Mais que de choses encore lui manquent ! Que de perles à ajouter à sa couronne ! Je t’aiderai, si tu le veux ; et nous unirons nos forces pour cette réalisation suprême.

Elle regarda longuement Likès ; puis elle lui dit en pâlissant :

— Isanor est vieux ; bientôt un autre époux le remplacera dans ma couche. Il aura ta voix, ton nom, ton visage ; et nous dominerons la terre ; — car la volupté n’est rien sans l’orgueil et sans la puissance.

Likès était dans l’état d’un homme qui absorbe par tous les pores un philtre corrosif et subtil. Depuis qu’il avait quitté l’Arsenal pour monter dans la trirème de Namourah, il avait perdu conscience de sa vie antérieure ; il subissait la fascination de cette femme dominatrice, dont l’intelligence était aussi transcendante que la beauté. Ce n’était pas ses sens seulement qu’elle avait conquis et exaltés, mais encore son âme double, ses désirs inavoués de gloire. Elle synthétisait à ses yeux les diverses images de la Fortune qui ne sourit aux humains qu’une fois dans le cours de leur existence.

— Je t’appartiens, répondit-il à Namourah. Tu peux faire de moi tout ce que tu désires.

Mais, vers le soir, comme il errait seul autour des grands cubes de pierre qui formaient les remparts de la ville, une tristesse poignante le saisit avec le souvenir de Lyssa. Malheur à celui qui se retourne pour voir les ombres qui marchent dans son chemin ! La petite ombre de Lyssa courait derrière lui, les bras tendus, éplorée. Il reconnaissait ses cheveux d’or, et le lapis de ses yeux. Il entendait sa voix qui demandait grâce… Alors en hâte, comme un malfaiteur, il redescendit parmi les hommes… Namourah l’attendait debout à la proue de la trirème qui devait les ramener dans l’île heureuse du Soleil.