Le Colosse de Rhodes/4/1

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 249-258).

I

Il y avait plus d’une heure que Lyssa attendait Likès ; elle lui avait écrit la veille pour le supplier de venir à l’Aleïon ; puisqu’ils ne pouvaient plus faire ensemble les grandes promenades amoureuses qui les réjouissaient tant autrefois, ils auraient du moins la joie furtive de se retrouver dans le secret de ce jardin clos où bien souvent déjà ils avaient caché leurs effusions. Quelques minutes, quelques minutes seulement !… Lyssa, pour ces quelques minutes, eût donné tout ce qui lui restait de temps à vivre.

Mais Likès ne paraissait point et Lyssa se consumait à l’attendre. Il n’avait pas répondu à son message, c’était sans doute qu’il était tout près, qu’il allait venir. Dans quelques instants, il serait là… De nouveau leurs lèvres se mêleraient, leurs poitrines s’appuieraient l’une à l’autre ; — et ils oublieraient tous les obstacles que la vie mauvaise suscitait contre leur bonheur.

Lyssa regardait le soleil allumer des flammes aux touffes luisantes des verveines. Elles brillaient comme les lampes percées de trous nombreux que des mains pieuses déposent sur les tombeaux. Autour, la terre desséchée semblait aussi dure que la pierre. Pourtant les plantes ne s’arrêtaient pas dans leur floraison ; toujours elles continuaient à émettre les corolles dont les nuances vives réjouissaient les regards. L’esprit de la nature était en elles, cet esprit dont Lyssa, par la bouche de Praxitas, avait appris l’intarissable puissance. Certes, les secrets de l’antique Isis étaient plus consolants et plus doux que ceux de l’Hercule phénicien qui avait asservi l’île à son joug. Lyssa regrettait de n’être pas venue au monde dans le temps que fleurissait la loi maternelle de la Déesse. Peut-être alors l’amour, au lieu de brûler son cœur d’une aussi âpre morsure, eût-il été pour elle la tendre rosée qui fait s’épanouir les sèves.

Elle cherchait à se distraire en pensant à ces choses, mais au fond d’elle-même une seule inquiétude veillait, absorbait toutes ses forces vives. L’heure passait, et Likès ne venait point. Quel obstacle insurmontable le retenait ? Depuis quelques semaines il manquait tous leurs rendez-vous. Il y avait plus d’un mois maintenant qu’elle ne l’avait vu… Un mois qui lui avait paru un siècle, et où chaque jour elle avait pleuré… Des alternatives de découragement et d’espérance la roulaient dans des vagues toujours changeantes. Elle avait parfois la sensation suraiguë du noyé qui voit se rompre la seule branche où se raccroche sa vie. Mais ce matin elle s’était levée en joie. Il lui semblait que toutes ses angoisses allaient finir.

Elle n’osait pas aller au-devant de Likès : un jour, elle s’en souvenait, il lui avait défendu de l’attendre sur la route. C’était ce même jour où, réfugiés dans le petit pavillon des graines, ils avaient vu passer Stasippe le pontife, reconduisant Namourah jusqu’à sa litière. À partir de cette date, Likès n’était plus jamais revenu dans le jardin. Que risquait-il cependant ? Absolument rien, puisqu’il était libre ! Si jamais l’on venait à les surprendre, toute la faute retomberait sur elle, sur elle seule… Lyssa éprouvait un certain orgueil à porter sur ses frêles épaules tout le poids de leur commune défaillance. Dans l’état de passion où se trouvait son âme, la prudence lui eût paru presque une lâcheté. S’il le fallait, elle crierait à la face du monde qu’elle avait péché, que Likès était son amant. Elle ne redoutait même pas les reproches du Père des Pères. Elle aimait, elle était sincère dans son exaltation amoureuse, comme elle l’avait été dans son exaltation mystique. Et même ces deux sentiments se confondaient à présent en elle, et c’était sur Likès qu’elle en reportait toutes les ardeurs. Oui, il était pour elle plus que le dieu du Feu et de la Lumière : il était vraiment son soleil et l’unique resplendissement de sa vie…

Cependant il ne venait point… Et l’ombre du soir commençait à s’étendre sur la mer. C’étaient les jours les plus courts de l’année, seul signe par où se marquait l’hiver dans cette île chérie du dieu Zodiacal. Mais, comme au printemps, il faisait doux, et les roses continuaient à fleurir au pied des collines.

Lyssa s’était fatiguée à marcher dans les allées ; maintenant elle se tenait debout devant la porte, guettant au dehors ; personne n’apparaissait… Personne !… Elle sentait ses jambes faiblir ; du vide sifflait dans sa tête ; elle s’appuya au mur pour ne pas tomber, et toute son espérance, sans qu’elle sût pourquoi, croula en elle. Des sanglots jaillirent de sa gorge ; elle crut qu’elle allait mourir. Mais à cet instant, Dornis, inquiète, pénétrait dans le jardin :

— Que fais-tu, Lyssa ? Pouquoi tardes-tu tant à remonter dans le Temple ?

Et voyant que son amie la regardait d’un œil hagard sans répondre, Dornis ajouta :

— Il faut te résigner pour aujourd’hui ; il est trop tard. Demain peut-être tu seras plus heureuse.

Doucement elle l’entraîna vers le petit pavillon où séchaient les graines.

— Entrons là ; tu pourras te reposer.

Mais Lyssa eut un mouvement de recul :

— Oh ! non ! pas ici, pas ici ! Je préfère te suivre jusque dans l’intérieur de l’Aleïon. Dornis, tu ne peux te douter à quel point je souffre !

— Ne t’agite pas ; appuie-toi sur mon bras davantage. Veux-tu que j’aille te chercher quelque remède ?

— Non, chère Dornis. Un remède ne guérirait pas mon mal. Ni le grand Asclépios, ni sa fille Hygie aux longues tresses ne pourrait trouver le dictame qui me soulage. Ton amitié seule me ranime un peu.

— Eh bien ! alors, parle ! Épanche-toi ! Tu ne m’as jamais fait, Lyssa, que des demi-confidences. Dis-moi tout, excepté le nom de celui que tu aimes. Ce nom, je veux toujours l’ignorer, car il ne faut maudire personne ; — et comment ne maudirais-je pas le cruel qui te cause tant de douleur ?

— Ne blasphème pas ainsi. Il n’est pas cruel autant que tu le penses. Il m’aime toujours, j’en suis sûre. Les circonstances seules nous séparent.

Dornis hocha la tête, incrédule :

— Il t’aime et il te laisse l’attendre des journées entières ; il laisse pâlir tes joues et sécher tes lèvres ! Il t’aime et tu ne reçois de lui aucun gage de tendresse ? Comment est-il fait, cet amant qui peut rester si longtemps sans voir sa maîtresse ? A-t-il l’âge du vieil Homéros, ou la santé débile de Vulcain ? Non, son visage respire la force et une barbe noire fleurit sa bouche. Lyssa, je t’ai aperçue avec lui un jour dans le Port des Parfums. C’est bien là ton infidèle ?

— Oui, avoua encore Lyssa.

Et, se redressant dans un sursaut d’orgueil :

— Tu l’as vu ? N’est-ce pas qu’il est beau et séduisant ? N’est-ce pas que parmi tous les autres hommes, il brille d’un éclat incomparable ?

— Folle ! s’exclama Dornis, en la caressant au front.

Elles étaient montées lentement à la terrasse du Temple, d’où l’on découvrait l’immensité du ciel et de la mer. Et elles s’assirent toutes deux à leur place accoutumée sur le socle d’une colonne.

— Crois-moi, reprit Dornis avec énergie, cet ingrat, tu dois l’oublier. Il n’est pas digne de ton affection. Tu souffres, tu laisses la flamme de ta vie diminuer en toi. Quand l’amour devient une torture, il faut le chasser impitoyablement de notre cœur.

— Hélas ! soupira Lyssa, chasse-t-on le poison qui s’est glissé dans nos veines et dans nos entrailles ? Est-on maître de changer les atomes de son sang ? Quand même celui que tu appelles un ingrat cesserait de m’aimer, moi, je continuerais toujours à le chérir, sinon dans ma volonté, du moins dans ma chair. Il a fait de moi son esclave.

— Pauvre petite ! fit Dornis. Tu es plus atteinte que je ne le croyais.

Elle réfléchit un instant ; puis elle reprit avec tristesse :

— J’ai été coupable de ne pas chercher à te retenir dès le premier jour sur cette pente dangereuse. J’aurais dû te mettre en garde contre ta propre faiblesse. Au lieu de cela, je me réjouissais de te savoir aimée. Je me disais : « Elle qui n’a jamais connu le plaisir, elle qui n’a pas eu d’autres caresses que les embrassements d’un frère, elle va enfin pouvoir exalter dans la lumière les rameaux de son printemps. Et plus tard ces souvenirs lui seront doux. Elle ne sera pas comme celles qui ont été maudites à leur naissance et dont la jeunesse n’a porté aucune fleur. » Je me disais cela, Lyssa, et je m’en réjouissais dans mon âme. Pouvais-je penser que tu te donnerais avec une telle frénésie ?

Lyssa ne répondit pas. Mais, comme se parlant à elle-même, elle prononça à voix basse :

— La mort seule pourrait me guérir. N’ai-je pas d’ailleurs mérité la mort le jour où j’ai trahi le Seigneur souverain auquel nous avons consacré nos existences ? Écoute, Dornis, je n’ai aucun remords, et au fond de moi-même je ne me sens pas coupable. Cependant quelque chose me dit que je serai frappée.

— Tais-toi, fit Dornis en l’embrassant.

Et elle ajouta naïvement :

— Crois-tu donc que tu sois la première d’entre nous qui ait failli ? Crois-tu que parmi toutes les Veuves-gardiennes dont la liberté est complète, il n’en est pas qui ait jamais cédé aux sollicitations d’un homme ? Quel mal y a-t-il dans la volupté ? Quel tort peuvent faire au divin Héraclès les baisers frémissants sur nos lèvres ?

Mais Lyssa ne l’écoutait plus. Dornis même ne pouvait la comprendre. Dornis ne voyait dans ces choses que l’ivresse passagère d’un jour ; et elle, Lyssa, elle s’était engagée dans des cercles profonds, tournoyants et vertigineux comme l’abîme : elle avait simplement aimé.