Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 101-110).

CHAPITRE VIII

LE COLONIALISME ET LA RÉVOLUTION MONDIALE


Nous touchons au point le plus important de cette étude. Quels sont les effets du colonialisme sur la structure sociale ? Quelles sont les conséquences qu’offre son développement continu, pour les prolétariats nationaux, et pour la classe ouvrière, envisagée universellement ? Quelle est sa contribution au processus de l’État capitaliste, et par suite quelle attitude les travailleurs organisés adopteront-ils à son égard ? Tous ces problèmes sont connexes. En réalité, ils ne forment qu’une seule et même question d’intérêt primordial.

Les apôtres à outrance de l’expansion exotique, les champions de l’impérialisme, se sont attachés à démontrer que toute conquête d’un domaine nouveau, en amenant de nouvelles couches de consommateurs, ou en apportant des matières brutes à une industrie nouvelle, tendait à améliorer le sort des salariés. On a fait valoir longtemps, à l’appui de cette thèse, la condition de l’ouvrier qualifié d’Outre-Manche, dont la paie quotidienne dépassait de beaucoup celle du Belge, du Français ou de l’Allemand. On tirait argument du prodigieux tribut que l’Inde déversait sur la mère-patrie, pour exalter les services, la valeur collective des entreprises à longue portée. Peut-être le tableau, si chargé qu’il fût, offrait-il quelque parcelle de vérité, bien qu’on regardât toujours le travailleur en place, et qu’on négligeât le chômeur involontaire. Mais c’est en une très brève étape de son histoire, que l’Angleterre a détourné, sur son énorme prolétariat, une part des richesses asiatiques ; et bientôt le colonialisme, là-bas comme partout, a aggravé la misère et déprécié la main-d’œuvre, en multipliant les sans-travail.

Laissons le Royaume-Uni, et considérons l’ensemble des nations colonisatrices. Pendant une courte période, alors qu’elles ne produisent pas elles-mêmes, les possessions accroissent la demande des objets manufacturés ; mais, révolutionnées par le capitalisme qui s’y implante sans délai, elles essaient de produire à leur tour. Et comme elles ont l’avantage d’avoir des ouvriers à des prix dérisoires ; comme le noir et le jaune obéissent à des règlements, et acceptent un traitement, dont le blanc s’indignerait, elles acquièrent, dans la concurrence internationale, des avantages signalés. Non seulement elles aboutissent à restreindre les exportations de la métropole sur leur propre marché, mais encore elles rivalisent avec cette métropole, et lui dérobent des clients. Le développement de la production textile au Canada et dans l’Inde a porté préjudice aux ouvriers du Lancashire, de même que les progrès de l’agriculture et de la viticulture en Algérie et en Tunisie alourdissent encore la détresse de nos journaliers.

Ainsi le colonialisme, par une invincible fatalité, engendre une surproduction nouvelle, — surproduction industrielle, surproduction agricole, — et cette crise déchaînée dans l’univers élargit son aire, au fur et à mesure que de nouvelles terres sont gagnées par le capitalisme. Il en résulte une recrudescence de misère, une extension du chômage, une restriction des salaires. Le phénomène est brutal, général, indubitable. Il s’exerce avec la vigoureuse précision d’une loi. Point n’est besoin de l’exposer, de l’expliquer longuement, tant il apparaît simple et évident.

Mais au moment même où il rétrécit le marché du travail, et où il diminue les chances ordinaires du prolétariat, le colonialisme ajoute encore aux exigences usuelles de la fiscalité d’État. Pour suffire aux dépenses de conquête, d’administration, d’aménagement, la classe dirigeante réclame des millions ou des dizaines de millions, qui pèsent en très grande partie sur la classe dirigée. C’est celle-ci, en toute éventualité, qui supporte la charge des frais généraux de la nation. On réduit ses moyens d’existence et on aggrave ses taxes. Elle reçoit moins et paie davantage. Toute la moralité des aventures impérialistes est là. Elles ne servent pas, comme d’aucuns l’ont affirmé, la collectivité ; elles ne servent même pas la majorité, mais une infime minorité, qui les exploite, pour aggraver son prélèvement sur le produit du travail. Comment, en se plaçant à ce point de vue déjà, le prolétariat pourrait-il trouver quelque avantage à souscrire à un système, qui le ruine et qui l’écrase, qui augmente la précarité de son sort, l’instabilité de son emploi, et qui, à la fois, le frustre de ses dernières ressources ?

Mais ce n’est point tout encore. Par l’impulsion nouvelle qu’il imprime à la guerre économique mondiale, le colonialisme contribue à disloquer la classe possédante, à atténuer ses effectifs, et à accroître celui des prolétaires.

La bourgeoisie industrielle, la petite et la moyenne propriété rurales, sont cruellement atteintes, elles aussi, par l’éveil des contrées neuves à la production manufacturière et agricole. La filature britannique, après s’être enrichie des dépouilles de l’Inde, appréhende une faillite, que provoquerait la filature de Bombay et de Calcutta. La transformation textile a progressé, autour de ces deux grandes villes, avec une vertigineuse célérité. Les tarifs douaniers, si légers soient-ils, qu’a institués le gouvernement anglo-indien pour protéger les cotonnades indigènes, ont suscité outre Manche la colère et l’effroi. La puissante industrie française des Vosges et de la Seine-Inférieure prévoit déjà l’apparition d’usines rivales sur la côte de Guinée et dans l’Indo-Chine, tandis que les propriétaires de nos départements du Midi dénoncent la poussée viticole de l’Algérie et de la Tunisie, et que nos agriculteurs et nos éleveurs du Centre et du Nord font une guerre acharnée à certaines importations de notre empire africain. L’on s’est repenti bien vite d’avoir si effectivement colonisé. Le colonialisme a accentué l’antagonisme entre la grande et la petite propriété, la grande et la petite industrie.

Les opulents capitalistes ont su tirer parti des expéditions de conquête, mais les manufacturiers peu aisés commencent à comprendre, un peu partout, qu’ils ont fait une fâcheuse opération en s’associant au système, pendant que les petits détenteurs de biens-fonds voient s’accumuler des menaces qu’ils ne peuvent conjurer. Par un outillage perfectionné, on réussit encore à lutter avec une production qui s’arme d’une main-d’œuvre asservie. Avec des réserves compactes, on aboutit encore à traverser les phases de surproduction, qui s’accumulent de plus en plus, qui se succèdent presque sans transition. Mais la portion de la bourgeoisie qui en est réduite aux installations sommaires croule au premier choc, laissant le champ plus libre à l’oligarchie financière. Le colonialisme proprement dit joue donc le même rôle que la mise en valeur des terres autonomes. Toute activité exotique qui s’institue porte un coup aux classes dirigeantes des vieilles nations.

Mais ces classes se dissocient, éclatent sous la pression de la concurrence aggravée, en suivant le processus indiqué par le Manifeste des Communistes[1]. Les débris éliminés de la bourgeoisie, les entrepreneurs ruinés, les agriculteurs spoliés de leurs biens par le mécanisme économique s’en vont rejoindre le prolétariat dont ils grossissent la masse. Partout, dans les pays qui ont colonisé, et dans ceux mêmes qui n’ont pas colonisé, mais qui éprouvent le contre-coup des initiatives d’autrui, — la décomposition de la caste dominatrice s’accentue. C’est la plèbe ouvrière qui s’enrichit des éléments expulsés ; mais son sort n’en devient que plus misérable, puisqu’elle compte avec la rivalité de ces nouveaux travailleurs forcés en quête d’emplois. Combien de propriétaires ont déjà été expropriés par la concurrence des viandes de l’Australie, des beurres de la Nouvelle-Zélande, des vins de la Mitidja ? Et combien d’autres encore vendront leurs métiers, le jour où les colonies productrices de coton transformeront sur place la matière première ? Ce recrutement indéfini du prolétariat est le trait capital de l’histoire contemporaine. Il aggrave le dénûment des ouvriers, mais en même temps, il accroît l’énergie de subversion de la classe dominée.

D’abord, au fur et à mesure que son effectif s’élève, qu’il déploie davantage ses foules opaques dans les faubourgs des cités, le prolétariat prend une conscience plus exacte de sa force ; au fur et à mesure qu’il souffre plus rudement, que le chômage se fait plus fréquent, que le salaire est plus disputé, il est poussé instinctivement, comme à son insu, vers l’organisation.

Ensuite, la classe ouvrière des vieux pays, de ceux où depuis un siècle et plus, le machinisme s’est implanté, s’aperçoit que l’évolution industrielle engendre universellement les mêmes effets. Le colonialisme, en important l’exploitation outrancière dans les contrées exotiques, en y introduisant les modes de production qui ont prévalu en Europe, y convertit la masse des noirs et des jaunes en prolétariat. En étendant sa suzeraineté, le capitalisme suscite aussi les énergies de résistance, les haines, la lassitude du présent, la volonté d’un avenir meilleur. Automatiquement la poussée révolutionnaire se développe sur les mondes conquis. Toute victoire de la grande bourgeoisie hâte l’échéance des transformations essentielles.

D’ailleurs, tandis que le prolétariat couvre le globe de ses chaînons de plus en plus rapprochés, de mieux en mieux soudés, la bourgeoisie perd une part croissante de sa vigueur de coercition… Sa force se réduit à proportion même de la restriction de ses contingents, et nous avons vu que le colonialisme coopère à la dissociation continue qui la travaille et qui l’épuise. Les dirigeants d’Europe, en cas de soulèvement armé du peuple, n’ont plus seulement à compter avec l’attaque des salariés de la métropole, mais avec l’insurrection quasi inévitable des tribus assujetties ; et contraints de diviser les corps de répression, dont ils sont de moins en moins sûrs, ils sentent fléchir leur sérénité, décliner leur certitude du succès.

En dernier lieu, le colonialisme a porté une atteinte redoutable à ce qu’on pourrait appeler la respectabilité apparente de la caste financière, industrielle et commerçante. Celle-ci se croyait encore tenue, sur son terrain primitif d’exploitation, à des ménagements, à de sages réserves. Dans les autres continents, se jugeant soustraite à tout contrôle, elle a étalé impudemment ses tares, exposé ses convoitises, développé ses rapines, et affronté le scandale sous toutes ses formes. Ses expéditions, ses conquêtes, ses créations d’empire ont ainsi encore diminué son prestige moral et surexcité le mépris des masses ; et comme les gouvernements, défenseurs des intérêts capitalistes, ont toléré, encouragé ces hontes et participé à d’effroyables ignominies, ils ont sacrifié les dernières parcelles d’une autorité qui ne se soutenait plus que par le plus singulier des hasards.

Le colonialisme a, en somme, alourdi le servage du prolétariat, mais il a en même temps accéléré sa formation et précipité sa libération. Si les ouvriers de France ou d’Angleterre étaient demeurés isolés au milieu d’un monde sommeillant, fossilisé en quelque sorte, jamais ils n’eussent pu, par leurs propres armes, forger une société différente. La bourgeoisie a eu cette délicatesse involontaire de leur donner d’innombrables auxiliaires, et de briser certains des obstacles qui entravaient leurs progrès.

Et si l’on recherche maintenant quelle doit être l’attitude de la classe ouvrière consciente, du socialisme, vis-à-vis de l’expansion coloniale, qui n’a peut-être pas encore achevé son œuvre, on dira qu’elle ressort assez nettement des considérations exposées ci-dessus…

Il n’est pas en notre pouvoir d’arrêter l’élan colonialiste, qui est engendré spontanément par le régime capitaliste ; car si les socialistes étaient assez forts pour rompre cette course aventureuse, si les prolétaires étaient assez organisés pour opposer leur veto à toute entreprise nouvelle, ils conclueraient légitimement qu’ils sont devenus les maîtres de l’État ; et alors leur action, de négative, deviendrait positive ; la résistance céderait la place à l’assaut.

Mais la classe ouvrière ne saurait non plus se laisser prendre au mirage des mots, aux séductions de la phraséologie humanitaire. Elle doit reconnaître qu’il n’y a point de colonisation pacifique, que toute colonisation détermine la violence, la guerre, le sac des villes, la spoliation des tribus, l’asservissement plus ou moins déguisé. Son autorité est assez grande déjà, pour qu’elle marque sa solidarité effective avec les indigènes annexés, en revendiquant pour eux des droits essentiels, des sauvegardes d’existence et de subsistance ; elle profitera de tous les débats, qui s’ouvrent dans une enceinte quelconque, pour flétrir la conquête exotique, l’impérialisme, pour déduire les conséquences logiques de l’expansion capitaliste.

Le colonialisme sera aux mains des prolétaires conscients, s’ils s’attachent à l’étude minutieuse des phénomènes contemporains, un puissant et admirable instrument de propagande. C’est en l’examinant qu’on saisit sur le vif toutes les tares de l’État moderne et qu’on apprécie le cynisme des rapines bourgeoises. C’est en envisageant ses modes de développement, ses effets directs et indirects, qu’on apprend à apprécier la solidarité d’intérêts, qui fond en une masse commune, tous les souffrants, tous les écrasés du monde, en dépit des différences de race, de couleur et de langue.

  1. Voir les numéros 8 et 9-10 de la Bibliothèque socialiste.