LE COLONEL SCOTT.

A Journal of a Residence in the Esmailla of Abd-el-Kader,
and of Travels in Morocco and Algiers
,
by colonel Scott. London, 1842.

Ce personnage, dont les journaux ont fait grand bruit depuis quelques jours, a relaté dans un ouvrage publié récemment quelques-unes de ses aventures au service d’Abd-el-Kader. Un assez vif intérêt pouvait s’attacher aux révélations d’un aventurier pareil, et, en ouvrant son livre, nous espérions y trouver le même plaisir qu’aux récits fanfarons du célèbre ritmeister Dugald Dalgetty de Drumthwacket ; mais en cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, nous avons pu constater que la forme emporte le fond, et que l’existence la plus picaresque, la plus féconde en incidens bizarres, la plus errante et la plus agitée, ne se passe pas aisément d’un interprète comme Lesage ou Walter Scott. L’Iliade racontée par Achille, ou l’Odyssée par le prudent Ulysse, auraient difficilement sauvé de l’oubli leurs noms illustres, et, sans vouloir comparer à ces héros un officier de fortune comme l’agent anglais du Jugurtha moderne, nous regrettons sincèrement pour lui et pour nous que Bulwer, Dickens, Harrisson Ainsworth, ou tout autre littérateur exercé ne se soit pas chargé de présenter sous des couleurs plus vives et sous un jour plus piquant les impressions et les souvenirs du vagabond colonel. Nous le regrettons, et ce sentiment de notre part ne saurait être suspect, car M. Scott, champion fanatique de celui qu’il appelle son altesse royale l’émir Abd-elKader, a mis sa plume aussi bien que son épée au service de la guerre sainte. Mais nous ne sommes pas de ceux que domine avant tout le ressentiment patriotique, et le mépris que nous inspirent les diatribes anti-françaises de M. Scott ne nous eût pas empêché de prendre plaisir aux détails qu’il aurait pu nous donner sur l’armée de brigands dont il est, à ce qu’il semble, un des majors-généraux.

Malheureusement ces détails sont rares et clairsemés dans son volume, où trop de pages sont consacrées à soutenir les droits et à justifier la politique du nouveau maître qu’il s’est donné. Nous nous devons, et nous devons au bon sens, de laisser celles-là de côté : elles ne méritent pas une réfutation sérieuse, et nous abandonnons à d’autres le soin puéril d’y chercher matière à plaisanteries. La tâche que nous nous réservons est d’extraire au courant de notre lecture quelques anecdotes et quelques tableaux de mœurs auxquels les circonstances présentes peuvent donner un certain prix.

D’abord présentons régulièrement le colonel Scott à nos lecteurs. Il paraît que ce guerrier nomade a promené sur tous les continens du monde, sans leur trouver un emploi définitif, son courage et ses connaissances militaires ; du moins il parle en homme qui les aurait vues, de la France, de l’Espagne, du Portugal, de l’Amérique du Sud et même de l’Australie. À l’époque où furent signés les fameux articles de Bergara qui pacifièrent l’Espagne, M. Scott servait (il ne nous dit pas à quel titre) dans le 18e régiment d’infanterie espagnole. Maroto avait obtenu, comme on le sait, que les officiers carlistes conserveraient dans l’armée d’Isabelle II les grades conquis au service du prétendant. Cette mesure révolta M. Scott. Il ne put, nous dit-il, se faire à l’idée de servir sous les ordres de « ces hommes qui avaient défendu la cause du despotisme et assassiné de sang-froid un grand nombre de ses compagnons d’armes. » Les blessures qui le rendaient incapable du service à pied lui donnaient à la vérité le droit de passer dans la cavalerie ; mais, là comme ailleurs, il se fût retrouvé en contact avec ses antagonistes de la veille, et ce motif, joint à l’admiration que lui inspirait « la glorieuse résistance de l’émir Abd-el-Kader, » lui fit quitter le service d’Espagne pour aller chercher fortune à Tegedempt[1]. Ce fut le 25 février 1840 que le colonel s’embarqua à Gibraltar pour se rendre à Tétouan, qu’il appelle Tetaun. Les lecteurs de la Revue, qui n’ont pas oublié la description que M. Charles Didier nous a donnée de cette dernière cité, la connaissent trop bien pour qu’il soit nécessaire de peindre de nouveau, d’après le voyageur anglais, ses rues étroites et sales, son peuple de marchands juifs ou même ses belles jeunes filles aux tuniques brodées d’or, aux boucles d’oreilles enrichies de pierreries, aux ceintures métalliques qui lui rappelèrent, dit-il, la Rebecca de Walter Scott. Il vante l’éclat de leurs tiares, dont le prix s’élève souvent jusqu’à plusieurs milliers de dollars, et la bonne race de leurs pieds nus dans leurs pantoufles de maroquin rouge.

De Tétouan, le colonel partit en toute hâte pour Tegedempt, qui était alors la capitale de l’émir, et, afin de traverser le pays avec plus de sûreté, M. Manucci et lui se joignirent à une espèce de caravane dans les rangs de laquelle il a trouvé à esquisser quelques physionomies assez heureuses. Comme échantillon, voici celle d’un officier marocain que l’empereur leur avait donné, passeport vivant, pour les sauvegarder jusqu’à la frontière de ses domaines :

« Abd-el-Cream était un petit homme d’une cinquantaine d’années, qui aurait eu environ cinq pieds deux pouces de haut s’il eût pu redresser sa taille et remettre en place ses épaules voûtées. Sa figure sèche et ridée portait la rude empreinte de ce climat dévorant, et l’état de ses mâchoires démantelées pouvait faire supposer qu’il s’était nourri toute sa vie de biscuit de mer au lieu de couscoussous. Son costume, — prenons-le des pieds à la tête, — consistait en une paire de pantoufles jaunes où venaient aboutir ses jambes nues ; au-dessous du genou, les plis d’un large pantalon bleu se trouvaient arrêtés par une coulisse ; une chemise de cotonnade blanche ressemblant, par sa forme et sa façon, à celles de nos femmes, et une large ceinture rouge qui rattachait la chemise et le pantalon, complétaient cette première partie de l’ajustement. Par-dessus était jeté le haïk, belle couverture de laine blanche qui se drape autour du corps et retombe sur l’épaule droite ; puis un manteau à capuchon (burnous) également en laine blanche, et enfin, recouvrant le tout, un second manteau, de la même forme, en très beau drap bleu de fabrique anglaise. Comme tous les militaires que nous avions vus jusque-là, notre respectable protecteur portait le bonnet rouge à forme élevée qu’on appelle fez. Ses armes étaient une épée à fourreau de cuir qui semblait rouillée faute d’avoir servi, comme celle du bon Hudibras, et qu’un cordon tressé suspendait à son cou, plus un long fusil turc à canon simple et à crosse incrustée d’ivoire. Il paraissait fier de posséder une si belle arme, et la tenait soigneusement enveloppée dans un fourreau de drap bleu. »

À la porte de Tétouan, la caravane fit une distribution de burnous et de bonnets rouges : cette précaution est d’usage contre les insultes des Maures ; et un vieux patriarche qui se rencontra parmi les assistans prononça, sur la tête de nos voyageurs, une longue et solennelle prière de bénédiction. Il nous serait assez difficile de donner exactement l’itinéraire du colonel, car il n’a pas joint de carte à son récit ; mais le pays qu’il parcourut en sens divers et sans suivre de route frayée, à cause de l’état de guerre et d’insurrection auquel il était en proie, est celui qu’embrasserait un demi-cercle tracé sur la carte entre les villes de Tétouan et d’Oran. C’est un pays que le fanatisme de ses citadins (mores et juifs) et l’insoumission des tribus arabes qui le parcourent rendent excessivement périlleux à traverser. Les Européens ne s’y hasardent guère, à moins qu’une profonde connaissance des habitudes nationales et de l’idiome indigène ne leur permette de se faire passer pour mahométans. Un antiquaire y trouverait des trésors, car il est semé de ruines classiques. La diversité des mœurs, les différences profondes qui séparent l’habitant des villes de l’habitant des campagnes, pourraient et devraient fournir d’inestimables observations ethnographiques. Plus instruit et plus attentif, M. Scott eût profité de toutes les circonstances favorables qui lui facilitaient l’exploration de cette curieuse contrée. Sur le territoire de Maroc, il était traité comme officier d’un allié de l’empereur ; une fois dans les domaines d’Abd-el-Kader, il voyageait investi d’une portion de l’autorité publique, et partout, à ce double titre, il voyait les obstacles s’aplanir devant lui. Par malheur le colonel n’est rien moins que curieux d’antiquités, et quant à ses observations personnelles, elles sont en général d’un ordre assez vulgaire. Nous lui devrons cependant de savoir ce que vaut au juste un firman de l’empereur remis entre bonnes mains. MM. Mannucci et Scott avaient droit, en vertu du rescrit impérial, à être logés et nourris gratuitement partout où ils passaient ; mais le préjugé populaire qui, dans ce pays, pèse aussi bien sur les chrétiens que sur les juifs, eût annulé en leurs mains les priviléges de ce passeport, s’ils ne s’en étaient servis dès le principe avec une grande rigueur. Plus avisés que scrupuleux, nos voyageurs ne s’en firent faute, et maintinrent une discipline sévère soit parmi les gens de l’escorte, soit dans les maisons où ils reçurent une hospitalité forcée. Quelques exemples pris au hasard nous donneront une idée de leur méthode. Le chargé d’affaires d’Abd-el-Kader était un jour dans sa tente, en compagnie d’une jeune dame espagnole, et l’un des Arabes se permit, à ce sujet, une observation que M. Scott ne rapporte pas textuellement, mais qui devait être passablement outrageante, à n’en juger que par l’indignation de M. Mannucci.

« Mon ami, qui, je l’ai dit, sait parfaitement la langue du pays, se leva aussitôt et courut souffleter l’insolent. Celui-ci, qui tenait un bâton à la main, riposta par un coup bien appliqué ; Raphaël, le domestique de Mannucci, voyant son maître frappé, tira aussitôt sa baïonnette dont il perça deux ou trois fois le malencontreux Arabe ; il l’aurait inévitablement dépêché à l’espagnole, si les assistans n’étaient accourus pour dérober le malheureux à sa fureur. L’officier, immédiatement prévenu, fit mettre le blessé aux fers, et il informa la tribu que, si M. Mannucci lui-même ne consentait à ce qu’il fût relâché, il serait obligé de l’emmener prisonnier à Fez, et de le mettre à la disposition de l’empereur. Bientôt après nous vîmes arriver tous les parens et amis du prisonnier qui nous apportaient de la volaille, des œufs, etc., pour obtenir qu’on le dispensât d’un si périlleux voyage. Ils l’excusaient sur ce que l’insulte avait été faite sans réflexion et faute de savoir qui nous étions. Nous refusâmes leurs présens, et, sur le soir, nous fîmes donner la liberté au prisonnier après lui avoir fait, au préalable, administrer cinquante coups de bâton sur la plante des pieds, ce qui est le châtiment le plus usité dans ce pays. »

On pourra trouver la bastonnade surérogatoire après les trois coups de baïonnette si lestement infligés par le valet de M. Mannucci, en réfléchissant surtout que l’Arabe si rudement châtié s’était borné à exprimer l’opinion, généralement admise chez les sectateurs de Mahomet, qui relègue les femmes dans l’intérieur du harem ; mais nos voyageurs étaient inflexibles sur le chapitre de la discipline. Installés un jour dans une maison juive, malgré la résistance du propriétaire, ils avaient défendu qu’on y admît personne après huit heures du soir sans la permission de M. Mannucci, qui s’était constitué le gouverneur de cette forteresse improvisée. Un enfant de quatorze ans, juif de naissance, transgressa les ordres donnés à ce sujet. Il fut aussitôt saisi et amené aux pieds de l’agent diplomatique, qui le condamna par voie de juridiction sommaire à recevoir cinquante coups de bâton. La sentence fut exécutée à l’instant même. Hadji Mohamet et Mouza, deux de ses satellites, experts dans l’art de nouer les pieds (hamloo), jetèrent l’enfant sur le dos et dans un instant l’eurent mis en état de recevoir sa punition. Un des soldats, muni d’une baguette d’oranger, la lui infligea méthodiquement. Le malheureux petit juif se tuait d’appeler sa mère au secours (aima ! aima !), et ses cris paraissaient divertir les Arabes, qui lui répondaient en l’appelant chien de juif, kilb el judi.

Il ne faut pas croire du reste que l’autorité dont M. Mannucci et son compagnon abusaient ainsi les mît à l’abri de tout danger. Voici quelques épisodes qui jettent un jour assez équivoque sur la marche des caravanes dans les plaines de la Barbarie :

« En arrivant à l’entrée d’un défilé que nous avions à traverser, le convoi fit halte, et l’escorte refusa de passer outre, si l’on n’ajoutait cent dollars au salaire promis. Comme il était infaillible qu’abandonnés en pareil lieu les voyageurs seraient dépouillés de tout ce qu’ils portaient, il fallut se soumettre à cette exaction. Les juifs hésitèrent bien quelque peu, mais enfin on tomba d’accord de payer à l’arrivée ce supplément de solde, et nous reprîmes notre marche. De moment à autre, quelques cris partis de l’arrière-garde nous annonçaient qu’un de nos traînards s’était laissé surprendre, et qu’on le maltraitait en le volant. En avant, au contraire, nous avions l’offensive, et nos coups de fusil éparpillés çà et là faisaient lever des bandits embusqués, qui s’échappaient à toutes jambes vers la montagne. Mon interprète, qui joignait à cette dignité l’humble métier de tailleur, et qui, en cette qualité, n’était qu’un neuvième d’homme[2], semblait goûter fort peu le sifflement des balles qui passaient sur nos têtes. Chaque fois que ce bruit l’avait fait tressaillir, il cherchait dans sa bouteille d’agua ardiente quelques gorgées de courage. Inutile de dire qu’elle fut bientôt à sec.

« En arrivant au village arabe où Ben-Nonam nous avait précédés, nous apprîmes qu’il était parti le matin même d’Oushdah, après avoir payé mille dollars à Bouhanani, chef d’Angad, pour obtenir passage sur son territoire. Dans ces circonstances, il nous parut mieux avisé de nous diriger vers la petite ville de Kaaf. Un peu avant d’arriver à cette destination, notre escorte fit halte de nouveau, et un soldat vint me prier de me séparer pour un instant du convoi. Je compris ce que cela voulait dire, et me rendis à cette invitation bienveillante sous prétexte d’acheter je ne sais quelles provisions. À peine avais-je le dos tourné, que les Arabes commencèrent à se faire payer à leur façon l’argent qu’on leur avait promis. L’avarice de tout retardataire lui valait infailliblement une volée de coups de bâton. Grace à cette méthode, la collecte ne fut pas longue, et nous entrâmes bientôt à Kaaf, où nous vérifiâmes nos pertes. Elles se montaient à trois individus tués et à quatre ou cinq blessés. Les morts étaient deux juifs et une juive ; cette dernière, jeune et jolie fille qui atteignait à peine sa quatorzième année. Son vieux père, dont le matin encore elle était la seule consolation, avait chargé sur son cheval le cadavre de la pauvre enfant, et c’était un spectacle pitoyable que de voir de temps à autre une grosse larme, glissant le long de ses joues flétries, tomber sur ce corps inanimé…

Le jour qui suivit notre arrivée, une caravane juive assez nombreuse, venant après nous, fut l’objet d’une attaque en règle. Les Arabes tuèrent une douzaine de ces voyageurs, et retinrent les autres prisonniers jusqu’à ce que leurs coreligionnaires fussent venus les racheter à raison de trois dollars chacun. Ces infortunés nous arrivèrent le soir, épuisés de fatigue et de faim…

« La route que nous avons faite hier est comptée parmi les plus dangereuses, et la nuit était tombée depuis long-temps lorsque nous sommes arrivés au Fonduque. Quelques-uns d’entre nous ont payé cher l’imprudence qui les avait fait s’aventurer avec des montures fatiguées dans cette expédition nocturne. Ils ne nous ont rattrapés que ce matin au lever du soleil, et dans un négligé déplorable : ils étaient environ une vingtaine, les hommes n’avaient plus que leurs caleçons et leurs chemises ; quant aux femmes, qui laissaient à peine entrevoir la veille un de leurs yeux derrière les plis de leurs haïks, elles étaient livrées sans beaucoup de restriction à nos regards indiscrets. On leur avait à grand’peine laissé le seul vêtement que pouvait réclamer leur pudeur aux abois ; mais celles de leurs compagnes qui avaient échappé au pillage se hâtèrent de leur venir en aide, et lorsque nous reprîmes notre voyage, elles étaient derechef à l’abri d’une admiration sacrilége. »

Les détails géographiques ou historiques donnés par le colonel Scott se bornent à quelques renseignemens assez vagues et assez nonchalamment recueillis. Il vante la campagne située entre Tetuan et Fez comme une des plus belles régions qu’il ait rencontrées dans le cours de ses nombreuses pérégrinations. Elle est riche et fertile, se prêtant en général aux cultures les plus exigeantes, mais particulièrement apte à fournir de magnifiques pâturages. Par malheur, cette terre bénie est habitée par des peuplades presque aussi barbares que les tribus de la Nouvelle-Zélande. Le vol nocturne, la piraterie de grands chemins, constituent leur industrie favorite, et ils l’exercent avec une ardeur particulière quand ils ont affaire à des voyageurs de race franque. Un détachement de cavalerie au service de l’empereur de Maroc venant à rencontrer la caravane, les soldats qui en faisaient partie manifestèrent la plus grande surprise de ce que des chrétiens avaient osé s’aventurer dans cette partie du pays.

Un matin, notre voyageur resta émerveillé à l’aspect d’une montagne dont la cime était d’un gris assez foncé, mais dont les flancs réverbéraient le soleil d’Afrique avec le même éclat que s’ils eussent été couverts de neige. Ce fut d’abord, — tout invraisemblable qu’elle pût être, — la supposition à laquelle s’arrêta le colonel. Néanmoins, en y regardant de plus près, il se convainquit de son erreur. La prétendue neige était du sel fossile, qui formait la plus grande partie de la montagne et se montrait à nu, çà et là, par couches de deux à trois cents yards d’étendue.

« Nous traversâmes aussi, continue le colonel, une grande rivière appelée la Rivière lactée (Milky River), dont le courant a toute l’impétuosité des torrens de montagnes. Alors à son jusant le plus bas, elle n’avait guère que douze yards de large, mais tout ce que nos chevaux pouvaient faire était de tenir pied contre le courant. Cette rivière se jette dans la Rio Salada, la plus considérable de toutes celles qui arrosent l’est du Maroc, à soixante milles environ de la ville espagnole de Melillah.

« Sur une hauteur assez voisine de la rivière en question, nous trouvâmes plusieurs tas de pierres élevés à main d’homme. C’étaient, au dire de nos copatras, les tombes de ceux qui avaient été tués en se défendant contre les bandits. Ceci nous fit songer à l’emploi fréquent de ces memento mori dans toute l’Espagne, mais surtout en Andalousie, où les traditions moresques se sont conservées plus fidèlement que partout ailleurs. Beaucoup de familles andalouses descendent de ces Arabes que l’édit d’expulsion força d’embrasser la foi catholique, à l’époque où près de quatre-vingt mille mahométans, plus courageux et plus attachés à leur culte, abandonnèrent le pays conquis par leurs aïeux. Sur la côte et aux environs de Tunis, les descendans de ceux qui regagnèrent ainsi le continent africain conservent encore, dit-on, les clés des maisons que leurs ancêtres possédaient en Espagne. Ils ne doutent pas, impassibles dans leurs espérances fatalistes, qu’un jour ne vienne où, traversant de nouveau la mer, ils iront replacer le croissant du prophète sur les dômes de l’Alhambra, tout exprès sauvé de la ruine. »

La caravane fit quelque séjour à Taasa, ce qui nous donne derechef occasion d’admirer le sans-façon avec lequel M. Mannucci traitait ses hôtes. Mal logé tout d’abord, ce fut à coups de poing qu’il obtint un gîte plus convenable.

« La maison qu’il nous procura ainsi n’avait rien de fort élégant, mais elle valait infiniment mieux que la première dont on nous avait pourvus, et c’était, après tout, la plus comfortable de la ville. Nous nous y fîmes place, vi et armis, dans les deux meilleures chambres du second étage, après avoir confiné dans une troisième pièce, des trois la plus mauvaise, la famille du propriétaire. Les scheiks, à qui le gouverneur avait ordonné de nous fournir tout ce que nous demanderions, nous apportèrent un assez bon souper le soir même de notre arrivée, et un déjeuner supportable le lendemain matin ; mais le dîner du second jour ne valait pas le diable. Nous l’acceptâmes cependant, peu curieux de nous coucher à jeun. En revanche, ils reçurent immédiatement un message par lequel nous leur faisions savoir que, s’ils osaient se représenter avec une offrande aussi dérisoire, ils auraient le plaisir de sortir de chez nous sans descendre nos escaliers. En même temps, nous donnions ordre qu’on fît au marché, pour notre compte, la provision du jour suivant, et nous écrivîmes au gouverneur qu’Hadji-Taleb allait être informé sans retard des mauvais procédés qu’on avait pour nous, au mépris du firman impérial. Cette démarche produisit l’effet que nous en attendions. Le kaïd, sachant bien que notre plainte le mettait en danger de perdre son poste et l’exposait en outre à payer une grosse amende, nous dépêcha tout aussitôt son secrétaire, chargé de conjurer notre ressentiment. Il nous faisait demander en même temps, pour éviter tout mal entendu à l’avenir, « que nous voulussions bien lui faire passer chaque matin la note de ce qui nous manquait, se chargeant de la transmettre lui-même aux juifs réquisitionnaires. De même, ceux-ci omettant de nous satisfaire en quelque point, nous devions l’avertir et porter plainte. Il mettrait bon ordre à leur inexactitude. » Cette marche fut adoptée, et dès lors la plus grande abondance régna autour de nous. La volaille, les œufs, le mouton, l’agua ardiente (fabriquée par les juifs eux-mêmes avec des raisins et des figues), voire le tabac, nous étaient fournis gratuitement. »

Ce n’est pas, on le voit, sans quelque raison que nous comparions à Dugald Dalgetty le dévoué champion de l’émir. Ne semble-t-il pas, en lisant le passage ci-dessus, que l’on entend l’ex-ritmeister de Gustave-Adolphe se rappeler l’heureuse époque où il commandait la ville de Dunklespiel, sur le Bas-Rhin, « occupant le palais du landgrave, buvant ses meilleurs vins, frappant des réquisitions, imposant des contributions volontaires, et ne manquant pas, en préparant ainsi le dîner de son maître, de tremper ses doigts dans la sauce, comme le doit faire tout bon cuisinier. » Or, à chaque page, nous voyons M. Scott se vanter de quelque belle prouesse dans le même genre : — tantôt rossant un More avec préméditation, et se prévalant ensuite contre ce pauvre diable des hautes protections qui lui sont acquises, — tantôt attirant chez lui quelques jeunes filles curieuses dont l’une, pour avoir été surprise en conversation réglée avec un chrétien, fut enfermée pendant huit jours et rigoureusement tenue au pain et à l’eau. À ne juger le colonel que sur son propre témoignage, il est impossible de ne pas reconnaître en lui un assez mauvais compagnon, sans principes et sans probité, qu’une loi d’attraction très compréhensible avait attiré chez les Bédouins.

Passons sur les aventures de Taasa, qui ne sont pourtant pas les moins curieuses du livre. M. Scott fit ensuite halte à Tlemecen, dont les ruines antiques et la manufacture d’armes à feu sont les principales curiosités. Cette dernière plus que les autres attira les regards des voyageurs. Elle est sous la direction d’un Espagnol qui paraît d’humeur assez gaie. Peu après avoir été placé à la tête de cet établissement, il trouva la solitude où il vivait incompatible avec son besoin d’affections, et le prophète Abd-el-Kader, sommé par son grand-maître de l’artillerie, fit venir d’Oran la compagne que ce dernier réclamait à grands cris. Consolé désormais de son exil, payé à raison de douze shellings et six pence par jour (environ 15 francs de monnaie française), logé aux frais de l’émir, approvisionné par les juifs, et fort amplement fourni d’agua ardiente, il ne semblait pas se préoccuper beaucoup des conséquences anti-catholiques auxquelles pouvaient mener les argumens dont il fournissait les prémisses. M. Scott ne le vit pas d’un œil indifférent fondre les canons qui devaient envoyer la mort dans les rangs de l’armée française. Celle-ci était alors du côté de Tegedempt, où le colonel attendit quelques jours avant d’être présenté à l’émir. Voici comment il raconte cette première entrevue :

« Nous partîmes dans l’après-midi, mais nous n’arrivâmes à l’Esmailla que le 6 au matin. Son altesse royale nous y avait précédés. Après nous être mis en état de paraître devant elle, nous allâmes lui rendre visite. L’émir nous attendait sous la tente de son trésorier. Nous l’abordâmes en lui pressant la main, et il baisa la nôtre ; cérémonial que j’approuvai fort, n’aimant guère, pour ma part, à rendre ce dernier hommage, même à une belle dame, même à une reine jadis belle ; j’en sais quelque chose, puisque j’ai eu l’honneur d’être présenté à l’ex-régente Christine.

« Son altesse reçut M. Mannucci comme un vieil ami, et nous fit asseoir familièrement à ses côtés. Il m’exprima sa haute estime pour la nation anglaise en général, et le plaisir que lui avait causé mon heureuse arrivée. Après une assez longue conversation, nous tombâmes d’accord sur ce point, que mes services seraient plus utiles à son altesse, si, au lieu de prendre activement la campagne, je demeurais à l’Esmailla, où de tous côtés les renseignemens venaient aboutir. Je pourrais là, bien plutôt qu’ailleurs, me faire une juste idée du plan à suivre pour l’organisation, la mise en activité, l’instruction, etc., etc., des forces régulières, en même temps que j’apprendrais à connaître l’état actuel des affaires, tant militaires que civiles, dans les provinces qui nous sont soumises[3]. »

« Méhémet-Ali et Abd-el-Kader sont les deux plus illustres représentans de l’islamisme contemporain. Le premier doit aux rapports établis entre l’Europe et l’Égypte une renommée plus universelle ; les exploits du second restent sans témoins et sans échos par suite des difficultés presqu’insurmontables que le Maroc oppose aux voyageurs étrangers. Mais le fait seul de sa résistance prolongée si long-temps, en face d’une nation aussi puissante et aussi avancée dans la civilisation que la France l’est aujourd’hui, constate chez Abd-el-Kader une réunion bien rare de talens guerriers et d’habileté politique.

« Ce prince, continue le panégyriste passionné, descend d’une des plus anciennes familles de l’Arabie. Ses ancêtres, bien avant l’occupation romaine, étaient investis de l’autorité royale sur une portion du territoire. Sa taille est d’environ cinq pieds sept pouces (anglais). Il a le teint blond, les yeux d’un bleu clair, la figure ovale et une physionomie qui respire la douceur et l’intelligence. Ses conceptions sont rapides et son sang-froid merveilleux, deux qualités qui le mettent au niveau des difficultés les plus graves et les plus imprévues. Élevé comme Napoléon, il eût certainement rivalisé de gloire avec le célèbre conquérant[4]. Vêtu comme la plupart des chefs arabes, il porte le burnous blanc orné de gros glands de soie au capuchon et sur le devant. Un burnous noir en poil de chameau est jeté négligemment sur le premier. Le cordon blanc ou noir, également en poil de chameau, qui fait plusieurs fois le tour de sa tête par-dessus le capuchon du burnous blanc, indique la religion à laquelle il appartient. En effet, on ne porte guère de turban chez les Arabes ; mais ceux qui se rangent parmi les descendans directs du prophète se servent d’un cordon vert pour attacher leur burnous, tandis que le cordon blanc ou noir est employé sans distinction par tous les vrais croyans. Aux yeux de ces derniers, quels qu’ils soient, Abd-el-Kader est le défenseur légitime de leur religion commune, et par conséquent le chef naturel de la guerre sainte. C’est à ce point de vue que la lutte contre l’invasion française est envisagée non-seulement par tous les Arabes, mais aussi par tous les sectateurs du prophète. »

Toujours selon M. Scott, les diverses nations du continent sont appréciées d’une façon très diverse par les fanatiques Arabes, en raison de leurs différences de culte, réelles ou supposées. Ils croient, par exemple, que les Anglais ne sont pas entièrement chrétiens, mais que leur religion amphibie tient une espèce de milieu entre le christianisme et la vraie foi. Leur tradition à cet égard est que Mahomet avait une grande prédilection pour le peuple anglais. Il écrivit tout exprès pour eux une lettre qui devait infailliblement les convertir à l’islamisme, et ils auraient été de la sorte le premier peuple d’Europe attiré dans la bonne voie. Par malheur, et avant que la correspondance religieuse eût amené cet heureux résultat, Mahomet vint à mourir. Les Anglais restèrent infidèles ; mais ils sont bien moins endurcis que les autres, n’adorant pas, comme ceux-ci, de vaines images, et se conformant à cette prescription du Coran qui interdit aux hommes de peindre matériellement les choses que l’on croit avoir place dans le ciel. Cette opinion est générale. Aussi, lorsqu’à leurs questions sur le pays dont vous venez vous répondez en nommant l’Angleterre, ils répliquent infailliblement par le mot imlehah, qui veut dire bon. Si vous vous donnez pour Français, la réponse est, au contraire : kilb, ben el kilb (chien, fils de chien) ! Quant aux Espagnols, leur surnom arabe dérive du commerce qu’ils font avec le Maroc ; on les appelle Gallinas (les poules).

Voici quelques renseignemens sur le prix des créatures humaines dans ce pays, où elles forment un objet de commerce assez important.

« Dans la matinée du 26, une caravane arriva de Tlemecen. Parmi les voyageurs qui la composaient, nous découvrîmes deux renégats français et un espagnol, tous les trois déserteurs du service de l’émir. Les deux Français s’étaient échappés d’Oran, où ils avaient été envoyés aux travaux forcés. L’Espagnol avoua qu’il était d’abord déserteur de la légion espagnole au service de France, et déjà, auparavant, déserteur du régiment de Zamora (8e régiment d’infanterie espagnole). Il avait quitté le corps pour aller se ranger sous les drapeaux de l’infâme Cabrera. C’était à la suite de ce dernier qu’il était entré en France, et que, par suite, il y avait pris du service. Ces antécédens, qu’il nous révélait lui-même, excitèrent nos soupçons, et nous découvrîmes, après une enquête sommaire, que, fugitif pour la troisième fois, il abandonnait les troupes de l’émir. On l’arrêta par nos ordres, ainsi que ses deux complices, et nous les fîmes diriger sur Fez, où ils seront mis à la disposition de l’empereur, qui, selon toutes probabilités, leur fera trancher la tête.

« Le lecteur croira difficilement, et néanmoins c’est l’exacte vérité, ce que j’ai à dire du bas prix auquel est ici la vie des renégats européens. Il est avéré que les malheureux Espagnols échappés de Ceuta ou de Melillah sont vendus, par les chefs entre les mains desquels les jette le hasard de leur évasion, à raison de trois ou quatre dollars la pièce. Ceux qui ont le bonheur d’arriver à Fez sont immédiatement enrôlés dans la garde de l’empereur, qui se compose d’environ six mille renégats, presque tous recrutés ainsi. Autrement, on les dirige sur une ville appelée Ligouri, située à seize lieues au sud de Fez : ils y sont enrégimentés ; les plus intelligens servent d’officiers. On leur distribue des terres, on leur fournit des femmes, et ils reçoivent une solde de trois dollars par mois. On les envisage alors comme une espèce de paysans soldats que l’empereur peut appeler sous les drapeaux dès qu’il a besoin d’eux ; mais il ne les convoque de fait que lorsqu’il se met lui-même en campagne. Cette institution a, comme on le voit, beaucoup de rapports avec les colonies militaires de l’empereur Nicolas.

« Le juif chez lequel nous étions logés est un orfèvre. Il m’informa qu’un de ses confrères, Arabe de naissance et de religion, avait à son service trois Espagnols achetés, l’un cinq, l’autre sept, le troisième dix dollars. C’était là un objet d’envie pour mon hôte, qui, sans nul doute, se serait bien volontiers procuré des apprentis à ce taux ; mais on ne permet pas aux juifs d’avoir des esclaves. Les nègres sont nombreux, et cependant plus chers. Leur prix varie, suivant l’âge et le sexe, de trente à quatre-vingts dollars. On a vu payer une négresse remarquablement belle jusqu’à cent dollars ; c’est le prix le plus élevé dont j’aie entendu parler. Les esclaves blanches, quand elles sont jeunes et jolies, valent quelquefois jusqu’à trois cents dollars ; mais, lorsqu’elles sont d’un extérieur peu agréable, ou parvenues à ce que les Français appellent un certain âge, elles n’ont pas plus de prix qu’une négresse du même ordre. »

Encore quelques détails qui mettront le lecteur à même d’apprécier la sécurité dont jouissent les Arabes sous la protection de l’émir.

« Vers minuit, un coup de fusil partit de la tente de son altesse. Je reconnus à la détonation que l’arme était chargée à balle ; cependant cette circonstance m’alarma très peu, vu la coutume arabe de tirer indifféremment, sous le moindre prétexte, et sans économiser le plomb. Plus tard, des informations m’arrivèrent. Il s’agissait d’un Arabe du désert blessé par un des esclaves noirs du sultan, dans l’abattis de branches qui forme l’enceinte de la tente occupée par sa famille. Ce misérable comparut le lendemain devant le conseil privé. D’après ses aveux, il paraît que d’abord il s’était glissé vers nos tentes, mais, nous trouvant éveillés, il avait voulu pénétrer dans celle où est le trésor. Je ne sais quelle circonstance imprévue ayant encore fait échouer cette dernière entreprise, il s’était retiré, lui cinquième, et avait attendu jusqu’à minuit l’occasion de diriger une nouvelle attaque contre les tentes du sultan. Il protestait, du reste, que son intention n’était pas d’entrer dans celle où résidait la famille, mais dans une autre dressée à côté, et il ajoutait du plus grand sang-froid : « Je suis un chien vraiment malheureux ! À l’incendie de Tegedempt, mes camarades et moi nous fîmes main basse sur tout ce qui nous convint, sans être inquiétés le moins du monde ; mais il paraît que mon temps est venu… J’ai fort bien vu ce chien noir (ajoutait-il en montrant l’esclave vigilant qui l’avait blessé), mais, avec son burnous sombre, dans l’obscurité, je l’ai pris pour un petit âne, d’autant qu’il était à quatre pattes. Aussi a-t-il pu s’approcher tout à son aise et me tirer à bout portant comme un sot que j’étais. »

« Ce franc aveu ne lui valut pas la moindre indulgence, et le drôle fut condamné à être pendu. Seulement, on remit de quelques heures l’exécution de la sentence, qui devait être approuvée par son altesse l’émir…

« Hier, 23, on a exécuté sur la sota (place au marché) de Tegedempt le voleur qu’on avait pris le 18. Les spectateurs étaient arrivés en foule. La tribu dont ce malheureux faisait partie a offert deux mille dollars pour sa rançon, qui a été dédaigneusement refusée. Après avoir marmotté son credo et remarqué d’un air assez indifférent que c’était là un vrai supplice de chien, il s’est laissé passer la corde au cou, et hisser à un poteau d’environ huit pieds. Au bout de deux heures, on a descendu le cadavre, et il a été placé sur ses jambes entre deux poteaux fichés en terre à trois pieds l’un de l’autre, à chacun desquels on a lié l’un de ses bras. Il pourrira ainsi, triste épouvantail pour ceux qui seraient tentés de l’imiter…

« La femme que nous avons prise à notre service lavait l’autre jour notre linge à la rivière. Une petite fille de huit ans, nommée Sabia, vint rôder autour d’elle et lui vola deux chemises ; mais elle les cacha si mal, qu’un des kilb (chien ou chrétien, ces deux mots sont synonymes) les découvrit et les lui reprit. Elle ne se découragea pas et, revenant à la charge, escamota derechef une paire de bas qu’elle glissa sous son haïk. Le bout, par malheur, resta exposé aux regards et la trahit. Cette fois, le chien lui appliqua un bon soufflet. — Pauvre fille, dit alors la blanchisseuse volée à la mère de Sabia, elle est encore bien jeune ; avec le temps, elle deviendra plus habile. Seulement, vous devriez la battre fort et ferme toutes les fois qu’elle se laisse prendre. C’est le seul moyen de la rendre avisée et prudente. — C’est ce que j’aurais fait, répliqua la vieille femme, mais elle a réparé en quelque façon sa bévue en enlevant à belles dents, tandis qu’elles séchaient, les boutons de leurs chemises. » Ce propos m’étant rapporté, je visitai mon linge et pus m’assurer que la sorcière avait dit vrai. Pas une seule chemise n’avait échappé aux ravages de cette petite souris africaine…

« L’approche des Français avait mis toute la ville en rumeur. Déjà, la veille au soir, le kaïd et Muley-Tijeb avaient fait publier des ordres en vertu desquels tous les habitans devaient se préparer à faire une seconde visite au désert, et se tenir constamment sous les armes. En conséquence, tous ceux qui parurent au marché avaient leurs fusils en bandoulière, et l’évènement justifia ces précautions. Vers huit heures du matin, près de deux mille Arabes étaient assemblés sur la sota. Un homme de la tribu d’El-Harar se saisit d’un panier de souliers appartenant à un marchand de la ville. Ce premier vol devait être le signal d’un pillage général que ces brigands avaient résolu et que rien n’aurait pu empêcher, si une résistance déterminée n’avait tout d’abord déjoué leur infâme projet. Mais le cordonnier marocain, homme de tête et de cœur, prouva que le ne sutor ultrà crepidam ne lui était pas applicable ; car, sans hésiter, il tira un pistolet de sa ceinture, et du premier coup étendit à ses pieds l’impudent agresseur. Un combat pêle-mêle commença tout aussitôt. Les balles sifflaient dans toutes les directions, et, le tumulte se propageant de rue en rue, nous avions de la fusillade à gusto, comme disent les Espagnols. Au milieu de ce désordre dont j’ignorais la cause, je demeurai quelque temps stupéfait, car je ne savais sur quel parti frapper ; mais, au bout de quelques minutes, les gens de la campagne, qui avaient les premiers engagé l’affaire, se séparèrent de la foule et se formèrent en détachement pour battre en retraite. Ceci me donna l’occasion d’entrer au jeu : je les chargeai vigoureusement avec mon ami Bash-Tubji et ses artilleurs ; nous les menâmes le sabre aux reins jusqu’à un demi-mille de la ville. Cette équipée leur coûta sept morts, et nous apprîmes ensuite qu’ils avaient eu plus de cinquante blessés. Dans des circonstances comme celles où nous nous trouvions, il n’eût pas été prudent de continuer la poursuite ; aussi revînmes-nous à Tegedempt, d’où j’eus soin de faire partir plusieurs patrouilles de cavalerie chargées d’explorer les environs. Des vedettes furent envoyées sur toutes les hauteurs, et si nos ennemis avaient été tentés de revenir à la charge, ils nous auraient trouvés en état de leur tenir tête. On nous apprit alors que cinq mille d’entre eux, campés à trois lieues de nous, attendaient sans aucun doute, pour nous attaquer, l’arrivée de leurs bons amis les Français.

« Je pensai dès-lors que cette tribu courait la chance d’une razzia ; maintenant elle a consommé sa défection et sera traitée quelque jour comme ceux d’Esdama. Ces derniers ont été près d’un an tranquilles avant de voir fondre sur eux l’orage que leur trahison avait appelé. Rassurés par ce long délai, ils croyaient oubliées d’Abd-el-Kader les relations amicales qu’ils avaient eues en 1840 avec les troupes françaises : tout à coup un tribut de 40 mille dollars leur fut demandé. En même temps que l’ordre de paiement, les troupes de l’émir étaient arrivées, et la razzia commença immédiatement après le premier refus. C’est la vraie méthode, et l’émir, en ces matières, ne se gêne pas plus que les Français eux-mêmes.

« Mon ami Muley-Tijeb se distingua particulièrement en cette occasion, et fit honneur au sang de Mahomet, son glorieux ancêtre. Lancé à la poursuite des Arabes fugitifs, il parvint à rejoindre l’un d’eux, et, d’un seul coup de yatagan, lui fendit la tête jusqu’aux oreilles. Il ne se rappelle jamais sans un certain plaisir ce tour de force et d’adresse. »

Après tous ces extraits, il est à peu près superflu d’insister sur les défauts du livre auquel nous les empruntons. Comme manifeste politique, il a justement la valeur de ces proclamations par lesquelles un officier de recrutement essaie d’agir sur une foule ignorante et crédule ; comme voyage, il ne renferme que les souvenirs individuels d’un insouciant soldat, et le pays qu’il décrit reste encore à explorer, tant sous le rapport de la géographie que sous celui des connaissances archéologiques ; enfin comme morceau d’autobiographie, — et c’est son principal mérite, — nous avons vu quelle espèce de caractère il nous révèle.

En somme, ce journal ne nous met pas à même d’apprécier exactement le rôle ambigu du colonel. Il n’est pas impossible que M. Scott soit en effet un simple officier de fortune guerroyant et cherchant les aventures pour son profit ou son plaisir ; mais quiconque sait les habitudes du Foreign Office et le soin qu’il prend d’avoir partout des agens irresponsables, ne trouverait pas fort étonnant que M. Scott eût cette qualité sous-officielle.

On objectera sans doute la publication même de son voyage, de nature à fixer les yeux sur lui, et que, sous ce rapport, un gouvernement dont il eût été l’espion aurait naturellement désapprouvée. Il est à ceci une réponse fort simple. Le colonel a pu commencer par entrer purement et simplement au service d’Abd-el-Kader, et devenir par la suite un émissaire secret de la politique anglaise. C’est là un point sur lequel notre gouvernement sera aisément édifié, si surtout, comme les journaux l’ont prétendu, les armes saisies sur le bâtiment qui portait le colonel proviennent en effet des arsenaux britanniques. On ne pourrait alors se dispenser d’adresser des remontrances formelles au ministère anglais, et de lui demander compte des manœuvres par lesquelles il aurait ainsi essayé de fomenter, dans nos colonies, une guerre sanglante et onéreuse[5].

Sans raisonner plus long-temps sur une simple hypothèse, nous signalerons, dans le livre qui vient de nous occuper, une dissimulation flagrante. En racontant ses campagnes auprès de l’émir, le colonel Scott laissait entendre qu’il avait complètement renoncé, en quittant l’Afrique (au mois de janvier dernier), à servir Abd-el-Kader autrement que de sa plume. Dans le même moment, il s’occupait, à ce qu’il semble, d’approvisionnemens militaires pour le compte de notre ennemi, et se ménageait les moyens de les dérober à la surveillance dont toutes ses démarches devaient être l’objet. Le code militaire admet peut-être ces fausses déclarations comme des stratagèmes de bon aloi ; mais il ne faut pas oublier qu’il autoriserait en revanche contre M. Scott des mesures passablement rigoureuses. Nous ne lui conseillerions donc pas de l’invoquer. Alors et s’il consent à être jugé d’après le droit commun, s’il se reconnaît soumis aux lois générales que tout homme honorable se fait un devoir de respecter, il pourra qualifier lui-même la conduite équivoque et tortueuse qu’il a tenue. S’il en méconnaît la portée, nous lui rappellerons l’histoire bien connue d’un officier russe qui, surpris dans le cours d’une mission pareille à celle dont M. Scott a pu être investi, et formellement désavoué par son gouvernement, se considéra comme déshonoré. Vainement, — il était parvenu à fuir, — lui avait-on accordé une assez forte pension, qui lui permettait de vivre à son aise, sous un faux nom, dans quelque district de l’empire. Le malheureux ne put survivre au sentiment de sa dégradation, et se suicida peu de mois après.


O. N.

  1. M. Noël Mannucci, qui est à la fois l’ambassadeur universel d’Abd-el-Kader et son ministre des affaires étrangères, se trouve tout à point auprès de M. Scott pour profiter de ses bonnes dispositions et l’enrôler, — nous nous servons du mot honnête, — dans l’état-major de son altesse royale.
  2. Locution proverbiale anglaise.
  3. Le véritable motif du colonel est ici sous-entendu. Au moment de prendre du service actif sous les drapeaux de l’émir, il dut réfléchir aux graves conséquences qu’un pareil acte pourrait entraîner. La loi de l’enrôlement à l’étranger (foreign enlistment act) lui sembla sans doute trop difficile à éluder. Peut-être aussi se demanda-t-il jusqu’à quel point un individu, sans mission particulière, a le droit d’intervenir dans une guerre entre étrangers et de prendre les armes contre une nation alliée de celle à laquelle il appartient. Bref, par ces motifs ou par d’autres, il se contenta de jouer auprès d’Abd-el-Kader un rôle équivalant à celui de conseiller d’état, et de plus il s’immisça, comme suppléant de Mannucci, dans la direction des affaires extérieures. C’est dans l’exercice de ces fonctions mal définies qu’il vient d’être arrêté par nos marins.
  4. Nous laissons volontiers à M. Scott la responsabilité de ses opinions, et c’est pour cela que nous les rapportons avec une fidélité scrupuleuse.
  5. Les journaux annoncent aujourd’hui que M. Scott a été mis en liberté, après quelques heures de détention, sur la demande formelle de M. Saint-John, consul-général d’Angleterre à Alger. Ceci nous porte à douter que les motifs de l’arrestation de M. Scott aient été ceux dont on a parlé.