Le Collier des jours/Chapitre XXIV

Félix Juven, Éditeur (p. 81-85).




XXIV




Comme à tous les enfants, on me racontait des histoires et je commençais à prendre plaisir à en lire moi-même.

Celle dont je gardais la plus forte impression, était le Chaperon-Rouge, à cause du loup. On n’avait pas manqué de me faire remarquer, qu’une aventure, pareille à celle que rapportait le conte, pouvait très bien arriver à une petite fille comme moi, qui ne voulait écouter personne et rôdait toujours par les champs et les chemins. Cela me donnait à réfléchir. Je ne croyais pas beaucoup aux fées, en tout cas, je ne les redoutais guère et je me sentais de force à tenir tête même à la fée Carabosse, s’il m’arrivait de la rencontrer. Mais le loup !… Je n’avais aucun doute sur son existence ; non pas le loup déguisé en grand’mère avec un bonnet de nuit et des lunettes, mais un vrai loup, qui me paraissait devoir habiter, très évidemment, dans les lointains violets et troubles de la grande plaine. Moi qui, jusque-là, était plutôt trop audacieuse et que rien ne retenait, j’avais maintenant une crainte sérieuse, le sentiment d’un danger très redoutable, venant de cet inconnu, où j’aimais tant aller à la découverte. Le jour, j’étais assez intrépide encore ; on m’avait dit que le loup ne sortait du bois que le soir ; mais je prenais bien garde à la venue du crépuscule, et, si je m’étais attardée, je me hâtais vers la maison, en jetant derrière moi des regards pleins d’anxiété.

D’ailleurs, les tantes, dont la méthode d’éducation n’était peut-être pas des plus recommandables, s’ingéniaient à me faire peur : à tout propos elles me criaient « Au loup ! au loup ! »

Tante Lili se déguisait en fantôme, en se couvrant la tête d’un drap et me menaçait d’une voix caverneuse ; et, quand il faisait de l’orage, tante Zoé me donnait l’exemple d’une fuite épouvantée au fond d’un cabinet noir.

Ces façons d’agir, si elles m’impressionnaient, nuisaient aussi aux sentiments de déférence que des ascendants auraient dû m’inspirer, peut-être ; je considérais plutôt mes tantes comme des camarades, avec lesquelles je vivais en très bons termes, tant qu’elles ne s’avisaient pas de vouloir m’imposer une autorité. Leur situation vis-à-vis de leur père, me semblait analogue à la mienne. Elles disaient « papa » comme je disais « grand-père » et quand il les brusquait et les grondait, elles lui répliquaient beaucoup moins que moi.

Je n’admettais pas les gronderies et je me dérobais aux punitions. Celle que je redoutais le plus était d’être enfermée ; aussi, dès qu’après quelque méfait grave je pressentais l’orage ; je me cachais.

Je passais des après-midi entiers au fond d’une vieille niche à chien, inoccupée et oubliée dans un coin de la cour. Ou bien c’était entre les branches touffues d’un arbre. Pendant la saison des fruits, je choisissais un abricotier des vergers, où j’avais, au moins, de quoi m’occuper. Avec une patience et une ténacité incroyables, je restais là immobile et silencieuse, m’ennuyant beaucoup, mais ne cédant jamais.

On me cherchait, on m’appelait en me promettant l’impunité ; mais je n’avais pas confiance et, tant qu’il faisait jour, je tenais bon. Mais, voilà, à l’heure du loup, mon héroïsme fléchissait. Sitôt que l’ombre rendait un peu trouble le sous-bois, je dégringolais prestement et je me rapprochais de la maison, où je rentrais en sourdine. Quand je revenais des vergers, au temps des abricots mûrs, le ventre tendu à éclater, je me moquais bien du pain sec.

Tante Zoé s’avisa un jour de vouloir me fouetter. Ce fut une scène impossible, une lutte où je ne fus pas vaincue. Assise par terre, cramponnée au pied d’une commode, j’envoyais des coups de pieds forcenés, en poussant de tels cris, que les rares passants de la route de Châtillon s’ameutaient, croyant à un égorgement.

— Laisse-là, disait tante Lili, elle va avoir des convulsions.

Jamais une larme dans mes yeux, d’ailleurs, je criais mais je ne pleurais pas ; je me défendais, mais je n’avais aucunement l’idée de demander grâce, ni de m’humilier.

Je ne voulais pas être punie, pas plus que je ne désirais de caresses. Depuis que j’étais déchue de ma royauté et privée de la chère nourrice, toujours seule aimée, je devenais très dure pour moi-même, subissant stoïquement les conséquences de mes actes ; j’endurais les privations, et jusqu’à la souffrance physique sans me plaindre.

Je me souviens de dégringolades, sur l’escalier de la cour, quand je m’étais lancée étourdiment à toute vitesse, où je ponctuais chaque choc, de marche en marche, d’un :

— C’est bien fait !… c’est bien fait !…

J’avais cependant bien peur qu’un ricochet m’envoyât au fond de la citerne, comme les chats…

C’était Nini qui pleurait, quelquefois, en me voyant toute contusionnée et écorchée.

— Que tu es bête ! lui disais-je, il ne faut pas pleurer, puisque c’est de ma faute.