Le Collier des jours/Chapitre XLVIII

Félix Juven, Éditeur (p. 203-209).




XLVIII




Pendant les grandes vacances, je me retrouvais à Montrouge, où rien n’était changé ; mais il me fallait quelque temps pour me reprendre ; il me semblait que moi, je n’étais plus la même. Je ne perdais pas tout de suite l’habitude de la contrainte, du silence, des longues heures d’immobilité. Catherine me manquait ; nous étions si bien accoutumées à nous serrer l’une contre l’autre, à nous comprendre à demi-mot, à être toujours deux contre les attaques. Nini Rigolet me paraissait vulgaire, et j’en voulais à la vieille Catherine, celle qui me conduisait jadis chez Mlle Lavenue, de porter le même nom que mon amie.

On était surpris de me voir si taciturne, dans ce milieu triste, où on attendait ma venue pour retrouver un peu de gaîté !

— Tu ne fais donc plus ton sabbat ? demandaient les tantes.

— Hé ! hé ! disait, le grand-père, les nonnes sont venues à bout de la diablesse ; il n’est plus question de Chabraque, et l’Ouragan se calme.

— Elles l’ont rendue sournoise, disait tante Zoé.

Et tante Lili approuvait de la tête.

Mais cela ne durait pas. J’allais revoir tous les coins familiers, toutes les figures connues ; je m’essayais à regrimper dans le catalpa, dans les abricotiers des vergers, je risquais quelques galopades à travers la prairie, et, bientôt comme un drapeau longtemps roulé qui se défripe, je recommençais à flotter gaîment, à faire fête à l’air libre.

Je revis le bon curé de Montrouge, qui avait une communication à me faire. Après de patientes recherches, il avait fini par découvrir une « Sainte Judith ». Cela le taquinait de me voir porter un nom, qui n’avait pas de date dans le calendrier ; depuis longtemps, il fouillait le Martyrologe et il était très fier d’avoir retrouvé cette sainte Judith, vierge et martyre, dont la fête tombe le 5 mai. Il avait même fait la trouvaille d’une petite image, bordée de dentelle, qui la représentait. Il la conservait entre les feuillets de son bréviaire et me la donna. Bien des années je l’ai gardée, à cause de lui, dévotement.

Quelques nouvelles connaissances fréquentaient la maison de la route de Châtillon, entre autres une vieille demoiselle, qui venait on ne sait d’où, mais me parut, à moi, venir du fond du passé.

Elle s’appelait Mlle du Médic — je crus entendre d’abord du Midi. — Surannée et solennelle, tout en elle était d’ailleurs et d’autrefois. Maigre, grande, d’une suprême distinction, les cheveux du même blanc que son teint, et soigneusement disposés en bouclettes, sous un chapeau d’une forme inusitée ; toujours vêtue d’une robe claire, avec un mantelet de soie changeante, bordé de dentelle, ses longues mains voilées de mitaines en filet blanc. Elle embaumait la frangipane et marchait d’un pas cadencé et pompeux, comme si elle eût fait son entrée à la Cour. Sa levrette Flox, avait l’air d’être en porcelaine ; timide et maniérée, elle retirait ses pattes, aussitôt posées, comme si le parquet l’eût brûlée.

Après des politesses chuchotées et des ébauches de révérences, Mlle du Médic s’asseyait et ouvrait un joli sac garni d’acier, pour y prendre son ouvrage ; elle faisait du filet et parlait d’une voix mystérieuse, tandis que courait sa navette d’ivoire.

Je ne me lassais pas de la regarder et de l’écouter et j’entrevoyais, à propos d’elle, d’imprécises histoires, que j’aurais voulu mieux connaître.

Ce besoin de découvrir le passé et l’attrait qu’il exerçait sur mon imagination, s’affirmait de plus en plus. Tout ce qui était ancien m’attirait et me retenait des heures en contemplation. Je voulais maintenant des histoires très vieilles ; je questionnais sur les origines de ma famille.

Mais les renseignements que j’obtenais étaient très décousus. Les tantes ne parlaient que par lambeaux de phrases, par sous-entendus énigmatiques, et leurs narrations manquaient d’ordre.

Avignon était le pays d’origine, là, où la bonne tante Mion était seule, aujourd’hui, à représenter la famille des Gautier d’Avençon, qui avaient tenu jadis une place importante. Grand-père parlait des papes et du palais formidable, toujours debout ; du poète Pétrarque et des délicieux souvenirs de ses promenades sentimentales à la fontaine de Vaucluse.

La fontaine de Vaucluse ! je la connaissais, je la savais même par cœur, et elle m’avait fait bien souvent rêver. Je la contemplais tous les soirs, avant de m’endormir, et tous les matins en m’éveillant, car, dans la chambre des tantes, une belle gravure encadrée la représentait. Au milieu d’un paysage nébuleux, on voyait, d’une vasque pareille à une coupe géante, l’eau ruisseler en débordant ; un jeune homme et une jeune fille accouraient pleins d’impatience et tendaient leurs lèvres avidement ; des petits anges voltigeaient au-dessus de la coupe et semblaient les inviter à boire. Je ne tarissais pas de questions sur cette fontaine ; sur ces deux personnages si jolis, qui avaient l’air si altérés et si heureux. « Est-ce que Vaucluse était loin de chez la tante Mion ? — Est-ce qu’elle avait bu de cette eau ? — Fallait-il être habillé comme cela, avec une tunique courte et les jambes nues ? — Quand me conduirait-on à cette fontaine ? » Et en m’endormant, j’entendais longtemps le murmure de l’eau.

Ce n’est que bien longtemps plus tard que j’ai découvert que l’on m’avait trompée, que ce tableau ne représentait pas la fontaine de Vaucluse, mais la Fontaine d’Amour, chose impossible à révéler à une petite fille !… Je n’ai jamais pu séparer de ce souvenir, le chef d’oeuvre de Fragonard ; j’ai beau savoir, maintenant, la vérité, il reste toujours pour moi, la fontaine de Vaucluse.

Tante Zoé me dit un jour, tandis que l’aïeul somnolait dans son fauteuil :

— Tel que tu le vois, ton grand-père est un héros.

— Un héros ?… Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Pendant la Révolution…

— Laisse-la donc tranquille ! s’écria le grand-père, en s’éveillant, est-ce qu’elle sait ce que c’est que la Révolution ? Elle n’en est encore qu’aux rois fainéants.

— Si, si, je veux savoir ce qu’a fait grand-père !…

— Pendant la Révolution, reprit tante Zoé…, la Révolution c’est des bandits qui coupaient la tête à tout le monde.

— Surtout aux nobles et aux prêtres, ajouta tante Lili.

— Sans compter les rois et les reines… enfin tu sauras cela plus tard… ton grand-père qui était ami des nobles et noble lui-même, fut arrêté pour cela, et enfermé, avec beaucoup d’autres, dans une prison d’Avignon, où ils attendaient tous qu’on vienne les chercher pour leur couper le cou. Il y avait des prêtres et beaucoup des plus importants châtelains du pays. Papa, qui était alors un tout jeune homme, eut l’idée de sauver ses compagnons et de se sauver lui-même. Mais ça n’était pas facile. Après avoir beaucoup cherché, il trouva un moyen bizarre… et pas très propre…

Tante Lili ferma ses tout petits yeux et tortilla sa bouche, trop grande, en un rire.

— Ça valait mieux que la guillotine, dit-elle.

— Enfin, conclut tante Zoé, après un travail terrible, pour leur frayer un chemin, il les fit évader… par les commodités… et ne sortit lui-même, que lorsque tous les prisonniers furent dehors. Ils se cachèrent si bien, qu’on ne put les reprendre, et personne n’eut le cou coupé.

— C’est vrai, grand-père, tu as fait cela ?

— Ma foi, il y a si longtemps qu’il ne me semble plus que c’est à moi que c’est arrivé. Pourtant je revois toujours la scène, comme si j’y étais. Il y eut surtout un certain abbé, corpulent et peu agile, qui ne pouvait passer. On le tirait par les pieds… il manqua de faire tout échouer… plutôt que d’en abandonner un seul, aucun ne serait parti… on n’oublie pas un pareil quart d’heure.

— On t’a donné la croix, au moins pour cela ? demandai-je.

— Ah bien oui ! tu ne connais pas le pèlerin, s’écria tante Zoé, quand les Bourbons sont revenus, il a refusé toutes les faveurs.

— Cela lui suffisait d’avoir été un héros, dit tante Lili, il a bien fait.

— Allons, assez ! grogna le grand-père qui avait une quinte de toux, le héros est à présent un vieux catarrheux. Passe-moi ma boîte de pâte pectorale.