Le Collier des jours/Chapitre XLIX

Félix Juven, Éditeur (p. 210-213).




XLIX




Plus réfléchie, moins enragée de gaminage, je restais maintenant plus volontiers à la maison, j’étais même capable de m’immobiliser en compagnie d’un livre. La bibliothèque du grand-père était toujours fermée à clef et il ne m’était permis que de regarder, à travers la vitre, les rangées de dos et les titres. Hors de cette citadelle impénétrable, quelques volumes traînaient sur des guéridons, comme objets d’ornement, à cause de leurs reliures et des gravures qui les illustraient. On me permettait de regarder les images, sans me défendre de lire le texte, pensant bien qu’il était trop fort pour moi et que je n’en lirais pas long. L’un de ces livres, à couverture violette gaufrée d’or, était le Werther de Gœthe, illustré par Tony Johannot.

Charlotte, distribuant des tartines, auprès d’un clavecin, à de jolis enfants qui semblaient vouloir la prendre d’assaut, fut naturellement la scène reproduite qui m’intrigua le plus ; je cherchais le passage qui l’expliquait, mais ce n’était pas bien clair et je dus lire beaucoup tout autour.

Une autre image, dont la légende était : « Elle posa sa main sur la mienne et dit : Ô Klopstock ! » resta pour moi impénétrable. Le coup de pistolet m’inquiétait beaucoup et j’aurais bien voulu savoir ; je n’avais cependant pas le courage de lire toute l’histoire, vraiment bien compacte et ténébreuse. Je lisais d’un bout à l’autre, par exemple, les Contes de Charles Nodier, illustrés par le même artiste, et l’un d’eux surtout, peut-être parce qu’il se passe dans un couvent, me fit une impression très vive. C’est celui intitulé La Sacristine : une sœur, si pieuse, que la Vierge lui a accordé cette faveur miraculeuse : guérir les malades en les touchant. Un blessé, sauvé par elle ainsi, s’éprend de la jeune religieuse et la séduit, il veut l’enlever, et en pleurant, elle abandonne l’autel de la Vierge, qu’elle a toujours desservi avec tant de dévotion, se dérobe à ses malades, s’enfuit du couvent. Un an après, délaissée et repentante, elle revient, et elle croit rêver, en se voyant elle-même occupée à parer la chapelle. Personne ne connaît sa faute, personne ne sait qu’elle a fui ; pendant son absence, la Vierge a tenu sa place et fait son office ; maintenant, toute lumineuse, elle remonte sur l’autel, et reprend son geste, qui bénit et pardonne. Ce délicieux conte, que Nodier avait pris dans la légende dorée, m’était resté si net dans la mémoire, que sans jamais l’avoir relu, j’ai pu, il y a quelques années, le prendre pour thème d’un livret d’opéra…

Cependant le livre sur lequel je m’acharnais le plus était le vieux poème, en d’innombrables vers, de Guillaume de Loris : Le Roman de la Rose. On voulait toujours me le reprendre.

— Laisse cela, disait tante Lili, c’est un livre infâme, pas du tout pour les petites filles.

— Qu’est-ce que tu veux qu’elle y comprenne ? reprenait tante Zoé, c’est comme si elle lisait du turc, ça la fait tenir tranquille, et puisqu’il n’y a pas d’images…

Ces propos me donnaient encore plus envie de déchiffrer le grimoire. J’y prenais une peine incroyable et, à travers le vieux français, il me semblait m’enfoncer dans des broussailles inextricables. Je ne reculais pas pourtant, le mystère dont l’histoire restait enveloppée la rendait plus attrayante, et je finissais par en saisir le fil : Dame Oyseuse et le château de Déduyt, où elle introduit un jeune pèlerin, qui est reçu par Bel-Accueil et par Doux-Regard. Le parterre de roses, défendu par une haie piquante, vers lequel le jeune homme s’élance pour cueillir un frais bouton ; mais l’audacieux reçoit une flèche, décochée par l’Amour, et tombe sans avoir pu saisir la fleur. Il est contraint de donner son cœur en gage, à l’Amour, qui l’enferme dans un coffre, à triple tour de clef. Ah ! je ne comprenais pas ! Je grillais d’envie d’aller redire le conte aux tantes incrédules, mais je jugeais plus malin de me taire et de faire la bête, afin qu’on ne me reprit pas le livre.