Le Collier des jours/Chapitre XLII

Félix Juven, Éditeur (p. 178-180).




XLII




Au retour de ces journées mondaines, je rapportais, dans le couvent, des impressions qui m’enveloppaient quelque temps et n’étaient pas toujours des plus édifiantes. Je répétais des mots et des bouts de chansons que j’avais retenus, ou bien, ce qui était plus grave encore, je m’efforçais d’imiter à ma façon, les entrechats de Giselle.

En général, je recherchais la solitude pour me livrer à ces exercices, et un grand corridor, qui passait derrière les classes, coupé par des marches de pierres, me semblait le lieu le plus propice à ces essais tumultueux. Les deux mains posées sur une des marches, je donnais de grands coups de pied en arrière, envoyant mes jambes par-dessus ma tête, avec mes jupes à l’aventure. Je mettais une ardeur extrême à cette étude, qui m’eût amenée, peut-être, à faire la roue assez exactement. Mais j’y étais si appliquée que j’oubliais toute prudence.

Un jour, hélas ! la sœur Saint-Claire, sortant de sa classe, me surprit au moment du plus bel effet !…

Quel spectacle ! Elle en fut comme suffoquée ; elle jugea même la faute si grave, qu’elle ne se trouva pas le droit de décréter, seule, la punition, et réunit un conseil.

La sœur Sainte-Claire était toute petite, avec de jolis yeux inquiets, dans une figure ronde, aux joues rouges comme des pommes ; elle n’était pas méchante, mais toujours scandalisée, et elle dirigeait la seconde classe, très nombreuse, en des effarements sans fin. Je tombais mal, en ayant été surprise par cette timorée.

Il n’y eut pas moyen de racheter le châtiment. Je fus condamnée à être à genoux devant la communauté, supplice — équivalant au pilori — destiné à abaisser l’orgueil, et à inspirer au coupable, ainsi humilié, un profond repentir de sa faute ; mais qui produisait sur la pécheresse endurcie que j’étais, bien peu d’effet.

C’était au réfectoire, que l’on subissait la peine. Toutes les religieuses, revenant de la chapelle, défilaient, l’une derrière l’autre, en récitant à demi-voix des litanies. Elles étaient obligées pour gagner leur réfectoire, de traverser le nôtre, et chacune passait ainsi devant la criminelle.

Je les regardais en dessous — tandis qu’elles laissaient tomber sur moi un regard de commisération — très intéressée par leurs allures et leurs attitudes diverses : le voile baissé, pour mieux garder leur recueillement  : l’une se balançait comme au rythme de quelque cantique ; l’autre ne se balançait pas, mais levait la tête avec des yeux extatiques ; beaucoup tenaient leurs mains contre leur poitrine, jointes par les paumes ; plusieurs égrenaient le rosaire, et le bourdonnement sourd de toutes les voix était traversé de sons rauques, comme sanglotés, de soupirs flûtés et de notes aiguës, aussitôt éteintes.

Quand le dernier voile avait disparu, il fallait baiser la terre, avant de se relever. On m’avait heureusement indiqué le moyen d’esquiver, par un subterfuge, cette désagréable opération : on baisait sa propre main, et cela revenait au même puisque nous ne sommes que poussière…