Le Collier des jours/Chapitre LXIX

Félix Juven, Éditeur (p. 278-282).




LXIX




Mon père trouvait que décidément, les entrechats du Conservatoire et les leçons de piano de Virginie Huet, ne constituaient pas une éducation suffisante, et, quand il en avait le loisir, il se désolait de nous laisser ainsi nous élever au hasard.

Cependant, l’idée de la réclusion dans les pensionnats lui était particulièrement antipathique, à cause, sans doute, de ses souvenirs personnels et de ses premières tristesses.

Quand on l’avait mis, à l’âge de huit ans, au collège Louis-le-Grand, il avait failli mourir de chagrin, et on avait dû le retirer. C’est dans ce collège qu’il avait conçu pour un affreux pion qui le tourmentait de préférence, une haine qui ne s’est jamais éteinte, ni amoindrie. Il nous racontait, avec orgueil, l’affreuse méchanceté qu’il avait imaginée, pour se venger de son bourreau : ayant poussé très loin l’étude du latin, qu’il approfondissait avec son père, très fort latiniste, il avait dépassé en savoir le pion qu’il détestait. Avec une malice diabolique, il glissait, dans un thème latin, quelque faute rare, difficile à remarquer pour un savant médiocre, et, quand le maître avait déclaré que le thème était sans faute : « Vous vous trompez, s’écriait l’élève, devant toute la classe attentive, il y a une faute dans mon thème, et la voici. Je l’y ai mise exprès, pour démontrer que vous ne savez pas ce que vous enseignez. »

On peut juger de ce qu’était cette haine. Jamais mon père ne parlait de ce pion sans pâlir de colère, et il redisait souvent, — il l’a même écrit — que s’il se trouvait en sa présence, après si longtemps, il lui sauterait à la gorge.

Donc, il ne voulait pas plus du pensionnat que du couvent. Restait l’institutrice. On commençait à y songer.

Quand il en trouvait le temps, mon père nous faisait bien quelques dictées, admirables et instructives ; nous donnait des leçons à apprendre, des devoirs à écrire ; mais livrées à nous-mêmes, nous les faisions tout de travers, ou pas du tout. Alors, il s’efforçait de nous persuader, à l’aide de raisonnements, car il s’élevait contre les taloches, punitions et brusques réprimandes, qu’il trouvait inefficaces et cruelles. Nous asseyant chacune sur un genou, il nous faisait de la morale, et nous démontrait, par des exemples saisissants et des paraboles superbes, l’avantage qu’il y avait à être sage, à se bien conduire et à apprendre rapidement les leçons prescrites ; puis, pour bien fixer dans notre esprit l’excellence de son discours, il concluait en nous faisant cadeau d’une pièce de quarante sous. On peut s’imaginer à quel point cette morale nous plaisait, nous l’aurions voulue tous les jours. Mais il dut renoncer à ce système, le jour où, avec une naïve impudence, nous lui proposâmes de supprimer la morale, et de donner tout de suite les quarante sous.

L’institutrice, de plus en plus menaçante, planait au-dessus de notre vie.

Les jours des leçons de piano, on en parlait mystérieusement avec la belle Virginie. Nous allions le plus souvent travailler chez elle, dans le petit logement où elle habitait, avec sa mère et une sœur plus âgée qu’elle. Cet intérieur était des plus modestes ; tous les efforts étaient concentrés sur Virginie, le seul espoir du pauvre ménage, tous les sacrifices étaient admis pour soutenir son élégance extérieure et pour parer sa beauté. Les autres ne comptaient pas. La vieille mère, qui en négligé tournait à la sorcière, nous ouvrait la porte, et dès le seuil, une odeur d’huile frite et d’ail, nous prenait à la gorge, provenant de quelque fricassée marseillaise, cuisinée avec amour.

Nous ne faisions pas grande attention à Honorine, qui n’avait aucun vestige de la beauté de sa sœur, et de beaucoup son aînée, avait plutôt l’air d’être sa tante. Grande, forte, le visage gras, les cheveux ternes, dont les grands bandeaux donnaient l’impression d’une perruque ; elle n’avait rien de remarquable, si ce n’est qu’elle parlait du nez.

D’ailleurs, elle était le plus souvent absente, car elle donnait au dehors, elle aussi, des leçons… des leçons de français !…

Nous ne nous doutions guère quelle importance prendrait pour nous cette Honorine Huet, que nous regardions à peine. Nous ne soupçonnions pas que, sous cet air inoffensif, elle cachait de redoutables qualités, qu’elle était très savante, possédait des diplômes, et avait déjà été institutrice.

Toutes sortes de conciliabules avaient lieu, qui nous donnaient un peu de répit, mais nous sentions le dénouement tout proche. Nous en gémissions avec Marianne, presque aussi tourmentée que nous.

— Pense donc, lui disions-nous, elle sera toujours sur notre dos ; ce sera un vrai gendarme, plus moyen de jeter le riz au lait dans l’évier, ni de te lire des romans tout haut. Elle ne nous laissera pas jouer l’opéra italien avec des robes à maman : ça va être une vie impossible !… Et si tu savais comme elle parle du nez… on dirait qu’elle ne se mouche jamais !

— Ça, c’est tégoûdant, disait Marianne.

Et d’avance, nous formions une alliance offensive et défensive contre la majestueuse Honorine.