Le Collectivisme, Tome II/Chapitre VIII

Imprimerie Louis Roman (Tome IIp. 10-20).

VIII

Après avoir exposé, brièvement, les motifs qui nous permettent d’affirmer avec énergie que le collectivisme sera la forme prochaine de l’organisation sociale, après avoir indiqué comment cette forme pourra se dégager normalement de la société actuelle et comment on peut concevoir la gestion du patrimoine collectif, il nous reste à répondre aux multiples et principales objections que l’on s’efforce de nous opposer.

Le collectivisme doit détruire les bases essentielles de toute société : la propriété, la famille, la religion ! Plus de prévoyance, plus d’épargne, plus de luxe ! Prime à la paresse ! Suppression de la liberté ! Impossibilité de produire ce qui serait nécessaire à la satisfaction des besoins exaltés et hypertrophiés ! L’égalité et la fraternité sont irréalisables : lutte pour la vie est la cause et la condition du progrès

La propriété, la famille, la religion : telle est la trinité économique imposée et adorée comme un dogme. Quelle propriété ? Quelle famille ? Quelle religion ?

On semble ignorer que la propriété a évolué depuis les temps les plus reculés et qu’elle se modifie encore sous nos yeux.

L’humanité a connu la simple possession précaire, la possession commune ; elle a institué le partage renouvelé du sol ; elle a connu la propriété féodale avec les droits de primogéniture et de masculinité.

Et voilà que la propriété est devenue un droit absolu d’user et d’abuser et un brocard est cité, tronqué et faussé : jus utendi et abutendi, mais, ajoutait sagement le légiste antique, quatinus jus patetur.

Déjà, pourtant, les esprits les plus rétrogrades se décident à réfléchir et la théorie du pouvoir éminent de la collectivité a été formulée. Des pères de l’église chrétienne reviennent aux principes primitifs de la primitive église. Une limitation des droits du propriétaire est admise et affirmée. La nationalisation du sol trouve des défenseurs dans les rangs des conservateurs les plus arriérés.

Ce sont là des signes et des tendances sans réplique. Tout change, la propriété comme les autres institutions humaines, et c’est vers une prise de possession de la terre par la collectivité que s’oriente l’évolution contemporaine.

Le domaine collectif s’étend et l’expropriation pour cause d’utilité publique est la preuve tangible qu’un principe nouveau s’impose aux hommes malgré eux.

Au surplus, cette destruction de la propriété est une pure utopie.

Lorsque les principales et essentielles richesses mondiales appartiendront à la collectivité humaine, elle ne les détiendra pas moins à titre de propriétaire.

Ce sera pour en user au profit de tous, comme les détenteurs actuels en usent à leur seul profit.

Et la propriété individuelle continuera à exister pour tous les objets qui sont destinés à satisfaire aux besoins de chacun, dans des conditions pareilles à celles que les siècles ont consacrées. La seule appropriation des choses, dans l’unique but de les écouler à des prix usuraires, sera entravée et rendue illusoire.

Supprimer la propriété, supprimer l’appropriation des choses mobilières et immobilières, serait une entreprise parfaitement ridicule et irréalisable.

Il faudrait, pour y parvenir, exiler les hommes de la terre et la laisser, seule et solitaire, vaguer au travers des espaces.

La famille également a subi de profondes et continuelles transformations. Après la promiscuité primitive, le matriarcat, puis la polygamie, le concubinat légal et le concubinage illégitime.

Nous vivons sous ce dernier régime et c’est à instaurer la monogamie stricte, mais volontaire, que le collectivisme s’efforcera.

De nos jours, la famille n’existe que dans des documents officiels, limitée au père, à la mère et aux enfants légitimes. En fait, la polygamie et la promiscuité sont encore florissantes, malgré toutes les apparences contraires de notre civilisation.

Le mariage est, en effet, pour les classes populaires, le plus souvent, une simple satisfaction des instincts animaux. Pour les classes fortunées, le mariage est une affaire : c’est la dot qui constitue le pivot de tous ces petits drames intimes, qui se jouent, à chaque heure, le sourire aux lèvres, innombrables et cruels.

Que devient du reste la famille contemporaine, qu’elle soit prolétaire ou ploutocrate ? Le désœuvrement des uns, le labeur des autres, délient avec une égale fatalité des liens, consacrés par monsieur le curé ou par monsieur le bourgmestre, il est vrai, mais noués uniquement par la passion ou par la rapacité.

C’est à assurer la primauté de l’amour dans les rapports des sexes que travaille spécialement le collectivisme. Égaliser d’une part les situations de manière à écarter les calculs intéressés et vils ; garantir d’autre part des loisirs, de manière à rendre plus sérieux, plus raffinés des choix destinés à devenir ainsi plus définitifs et moins précaires, telle est une des conséquences nécessaires d’une meilleure et plus équitable répartition des richesses.

Il est apparent aussi pourquoi, en une société ainsi réorganisée, l’intervention des autorités publiques entre les conjoints deviendra inutile et frustratoire. Et c’est parce que les promesses qu’ils se seront faites seront tenues par eux, que les époux considéreront comme une injure et comme une honte, la consécration officielle donnée aux mariages depuis des siècles, signe manifeste de la défiance qu’ils s’inspirent l’un à l’autre.

C’est dans ce sens que la collectivité pourra libérer les hommes et les femmes des formalités qu’elle leur impose de nos jours et proclamer la légitimité de l’amour libre.

La famille a, d’autre part, un but social à poursuivre. Elle est la cellule comme la collectivité est l’organisme. C’est ainsi que l’on peut affirmer que la famille est la base de la société et qu’elle en est le microcosme.

Mais si ce fait est évident et s’il n’est discuté par personne, la controverse est ardente et passionnée dès que l’on se demande si la famille remplit effectivement, dans la situation actuelle des choses, le but social qui lui est dévolu.

Or, nous affirmons que la famille contemporaine, utilitaire et égoïste, est devenue une cause de désagrégation et de discorde.

Depuis que la lutte pour la vie a été érigée en règle absolue et fatale, chaque famille combat contre toutes les autres familles, pour la primauté et la prépondérance.

Fatalement, la seule préoccupation des pères et des mères se limite au placement et au classement avantageux de leur progéniture.

L’esprit d’intrigue dont on se plaint, l’incompétence notoire et reconnue de telles individualités, hissées en telles ou telles fonctions, par l’influence de personnalités ouvertement désignées, la nécessité pour le dernier des manœuvres de se faire recommander, malgré tous ses mérites, pour obtenir la moindre place de terrassier ou de journalier, sont autant de signes tangibles d’une mésintelligence chronique entre les familles qui forment les unités ethniques ou nationales.

Un organisme social est, comme un organisme individuel, voué à une mort prochaine et inévitable, dès que les cellules qui le constituent s’insurgent les unes contre les autres et refusent, de se solidariser. C’est la putréfaction qui commence, prodrome grave de désagrégation.

Comment assurer entre ces familles la conciliation nécessaire, l’entente indispensable, la haute et affectueuse concorde ? Il suffit de réaliser l’accord pour la vie et de supprimer les circonstances qui excitent les appétits des uns au détriment de la satisfaction des appétits des uns et des autres.

Tous les moralistes et tous les sociologues sont unanimes à ce point de vue. Le mal qui a frappé successivement toutes les sociétés humaines et qui les a fait périr en des crises de douleur et de sang, c’est une inégalité trop flagrante dans la répartition des richesses sociales.

Immédiatement les familles les plus unies se dressent les unes contre les autres. Il importe pour toutes, si elles veulent survivre et s’assurer la plénitude des jouissances de la vie, de prévaloir et de vaincre. Et la guerre s’installe journalière et terrible, et toutes les forces familiales, au lieu de se diriger vers la seule production économique et harmonique des richesses, sont mobilisées vers l’unique but de s’accaparer des richesses produites.

La condition essentielle de la santé du corps social semble donc une égalité aussi complète que possible de chacune de ces cellules. Chaque famille n’a plus dès lors à se consumer en vains efforts pour se prémunir contre les attaques des autres familles. Elle peut se consacrer, sans autre préoccupation et sans gaspillage inutile, à son labeur productif et le réaliser le plus parfaitement et le plus économiquement possible. Il suffit, pour cela, que la collectivité lui assure, en échange des services rendus par elle, la satisfaction la plus entière de ses besoins légitimes.

Pour qu’il en soit ainsi, il faut que la collectivité soit riche, et il est apparent que plus elle sera riche, plus elle pourra faciliter à chacune des familles qui la constituent, l’accomplissement de son œuvre sociale.

Or, le collectivisme n’a pas d’autres prétentions : c’est de faire en sorte que toute valeur quelconque, provenue de circonstances indépendantes des volontés humaines individuelles, conditionnée en quelque sorte par l’ensemble des perfectionnements apportés à l’outillage industriel et économique, soit appropriée collectivement et non plus individuellement, de manière à faire participer tous les citoyens, quels qu’ils soient, à l’enrichissement général.

Quelle sera dès lors la tendance fatale et nécessaire qui se manifestera dans toutes les familles ? C’est de contribuer dans la plus large mesure possible à cet enrichissement général, dont elles seront certaines désormais de profiter pour leur part et portion.

Dès lors, toutes les familles seront réellement intéressées aux améliorations sociales et le fait que toutes seront avides de les activer, amènera une accélération du progrès humain, si vertigineuse que la rapidité avec laquelle la locomotive nous emporte, si on la compare aux lenteurs cahotantes des pataches patriarcales de jadis, semblera à nos neveux et à nos fils aussi calme que le rampement visqueux d’une limace ou d’un ver de terre.

Et voilà comment le collectivisme veut supprimer la famille ! Il veut en faire un organe altruiste d’un organisme tout imbu d’altruisme.

C’est avec une déloyauté non moins grande qu’on accuse les collectivistes de nourrir à l’égard de la religion un irréductible antagonisme.

C’est là une erreur manifeste, contre laquelle ont protesté tous les hommes qui se réclament du collectivisme.

Il importe, il est vrai, de distinguer entre la religion et les religions. Autant ces dernières ont été et sont encore néfastes, à raison des compétitions et des animosités qu’elles suscitent, autant la religion, comprise d’une manière rationnelle, est conciliable avec les conceptions socialistes les plus hardies.

On sait, en effet, que des collectivistes convaincus, les adeptes du socialisme rationnel, exposé et défendu par Colins avec une abnégation et une ténacité dignes du plus sérieux respect, soutiennent que les théories socialistes ne peuvent s’appuyer que sur une base religieuse.

Certes, il ne s’agit pas en l’occurrence de dogmes bizarres, de miracles et de culte, il ne s’agit d’aucune intervention, ni d’aucune autorité providentielle ; il s’agit tout simplement de savoir si la vie de chaque homme sur cette terre est unique, si elle n’est pas une vie placée entre des vies vécues et des vies futures.

Il n’est, en une telle hypothèse, rien qui puisse choquer et elle diffère suffisamment de toutes les promesses que les diverses religions ont formulées, jusqu’à ce jour pour qu’elle apparaisse comme une hypothèse respectable et avouable.

Évidemment, une telle hypothèse, réclame des justifications et des preuves, pour qu’elle puisse se transformer en loi. Il en a été ainsi de toutes les hypothèses cosmiques, physiques et chimiques, et bien que de graves motifs existent pour élever ces hypothèses à la dignité de lois incontestées, elles n’en demeurent pas moins discutables et discutées.

Tout ce que la science permet d’affirmer, c’est qu’une hypothèse a d’autant plus de titres pour devenir l’expression de la vérité, qu’elle explique plus de faits et qu’elle permet mieux de les coordonner et de les grouper.

Or, telle est la prétention des disciples de Colins : ils estiment que le matérialisme est une foi absurde, qui justifie toutes les atrocités de notre époque actuelle, qui légitime toutes les spoliations et toutes les injustices, puisqu’il proclame la survivance des plus aptes et des plus fort.

Nos contemporains sont logiques lorsqu’ils abusent de la puissance électorale ou économique, dont ils disposent, et ils ont raison de craindre la victoire économique ou politique des socialistes, s’il est vrai que ces derniers se réclameront des principes qui ont servi de justification aux actes de la bourgeoisie ploutocratique.

À une nouvelle forme sociale, il faut une nouvelle conception philosophique ; or, il est des signes nombreux qui témoignent d’une telle tendance. Il est vraisemblable qu’aux religions multiples va se substituer une science religieuse qui établira entre les humanités des planètes lointaines des liens et des rapports, comme la science ethnographique a découvert des liens et des rapports qui unissent les races humaines de cette terre.

Nous estimons qu’une telle science, loin de nuire au triomphe du collectivisme, en assurerait la définitive instauration.

Mais ce n’est là qu’une conviction personnelle que nous exprimons ; il est plus unanimement accepté par la plupart des socialistes que les luttes religieuses ont été un dérivatif puissant et qu’il importe dès lors de les écarter autant que faire se peut.

De telles luttes ont pour effet de diviser les masses ouvrières et d’éterniser ainsi la domination des riches sur les pauvres.

Il leur suffit d’exciter ces derniers les uns contre les autres, pour continuer à les exploiter à merci.

Il serait dès lors de maladroite diplomatie de rééditer les vieilles querelles confessionnelles. Que les adversaires du collectivisme essaieront par des mesures législatives de susciter à nouveau de telles disputes, il n’en faut pas douter : c’est la seule chance qu’ils possèdent encore de régner.

Certes, les collectivistes s’efforceront d’entraver ceux qui, sous prétexte de religion, voudront s’emparer de la direction politique de la société, mais ils ne les combattront pas parce qu’ils ont des opinions religieuses, mais parce qu’ils poursuivent l’accaparement des richesses.

Il leur sera aisé de montrer que les croyances religieuses n’ont rien de commun avec la répartition des biens de ce monde et que cette répartition se fait au profit, le plus souvent, de gens fort peu religieux. Il suffira de prouver, et combien aisément, que les personnes les plus assidues aux offices ne sont pas précisément les mieux loties au point de vue de la fortune, tandis que des criminels notoires ont les poches pleines d’or et s’en servent pour scandaliser leurs compatriotes.

On établira que le paysan catholique s’appauvrit et que c’est au profit du gros industriel ou du gros notaire catholique que sa spoliation se poursuit. Si réellement la doctrine chrétienne était ici en jeu, de telles inégalités ne pourraient se produire. Du reste, la religion a pour objet la vie future ; son royaume n’est pas de ce monde. Dans ces conditions les collectivistes ne doivent avoir qu’un désir : écarter les questions religieuses et ne s’appesantir que sur les questions économiques.

Où est, en une telle attitude, l’hostilité à la religion ?