Le Collectivisme, Tome II/Chapitre VII

Imprimerie Louis Roman (Tome IIp. 3-10).

VII

Comment assurer cette corrélation des efforts ? Trois procédés permettent d’obtenir des hommes leur collaboration forcée ou volontaire : la corvée, l’égoïsme, l’autorité. Actuellement, comme jadis, ces trois procédés sont appliqués mais d’une manière désordonnée et empirique.

La corvée a pesé pendant des siècles sur les populations féodales et coloniales : elle a amené leur écrasement ou leur soulèvement, parce qu’elle avait pour but unique d’assurer l’enrichissement d’une classe infime au détriment de masses ignorantes ou terrorisées.

L’égoïsme, sous sa forme vantée de l’initiative privée, a certes provoqué l’édification de fortunes colossales, mais au prix de misères imméritées pour des foules d’ouvriers, d’ouvrières et d’enfants.

L’autorité s’est emparée et s’empare encore sous nos yeux d’entreprises gigantesques, mais elles lui servent à créer, autour de quelques groupes de politiciens habiles, une tourbe de clients faméliques et apeurés.

Les trois procédés ont abouti à un asservissement des multitudes au profit de minimes oligarchies nobiliaires, financières ou gouvernementales. Ils ont abouti là, parce qu’ils ont été maniés par des minorités contre des majorités. Et il importe de se demander si, maniés par des majorités contre des minorités, maniés par des unanimités, les profits qu’ils ont assurés à quelques individus ne pourront pas se multiplier d’une manière fantastique, pour la plus haute joie et la définitive délivrance de tous les hommes. Et ainsi serait réalisée, une fois de plus, par un acte de solidarité et d’amour, la légende biblique de la multiplication des pains.

Les trois procédés que nous venons d’énumérer, semblent, en effet, devoir se combiner dans un organisme social parfait.

Il existe en effet des labeurs auxquels la plupart des hommes chercheraient à se soustraire, à cause du discrédit dont, à tort ou à raison, l’opinion publique a affublé certains métiers.

Il existe d’autre part des services, qui intéressent tous les citoyens à un égal degré et que, pour ce motif, la collectivité seule peut organiser de manière à ce que dans le moindre bourg les bénéfices en soient acquis à tous et à chacun.

Il existe enfin des professions dont il est loisible d’abandonner l’exercice à la libre expansion des volontés individuelles.

Les labeurs de la première catégorie, parmi lesquels on peut ranger la voirie, la police, l’hygiène seront imposés, s’il est nécessaire, à titre de corvée, comme l’encasernement militaire est imposé aux peuples contemporains.

Les services de la seconde catégorie sont ceux qui ont pour objet la distribution des richesses intellectuelles et matérielles, l’instruction, la poste, les télégraphes et les téléphones, les routes, les canaux et les ports, le crédit et la banque, et, dans une certaine mesure, l’éclairage, le chauffage, la force motrice.

Il serait en effet impossible à des entreprises privées de créer de tels services dans des contrées écartées, dont les habitants ont cependant droit à une vie intégrale, aussi bien que les habitants d’une ville peuplée et dense.

Quant aux multiples industries productives, il ne semble y avoir aucun inconvénient à en abandonner la direction à des syndicats volontairement constitués. Il importera seulement de veiller à ce que ces syndicats ne se transforment pas en des groupes de capitalistes, assez adroits pour profiter du travail de subalternes et de salariés. Sous cette unique interdiction, il sera possible de leur confier l’exploitation des terres et des usines collectives, moyennant une juste rémunération au profit de la collectivité.

Il serait certes téméraire de notre part d’affirmer que l’organisation future de la production, de la circulation et de la répartition des richesses s’opérera fatalement ainsi que nous l’avons indiqué.

Il se peut que les progrès de l’électricité, la manière de la récolter et de la distribuer, l’invention de nouvelles méthodes pour l’obtention de tel ou tel produit, la création de machines plus perfectionnées, mais plus délicates et plus chères, obligent à concentrer d’une manière plus stricte et plus complète toutes les industries d’un pays. Il se peut aussi que le travail à domicile devienne plus aisé à organiser, plus facile et plus lucratif que la malsaine promiscuité de nos gigantesques établissements modernes.

L’humanité a subi des transformations si profondes, si rapides et si inattendues déjà, que nous ne pouvons que suggérer des solutions, pour le cas où les choses demeureraient ce qu’elles sont actuellement ou n’évolueraient que d’une manière placide, lente et séculaire.

Que ce soit la corvée, l’autorité ou l’initiative qui président à l’organisation de la production, de la circulation et de la distribution des richesses, cette organisation n’en assurera pas moins aux divers collaborateurs, depuis les plus infimes et les plus modestes travailleurs jusqu’aux directeurs des usines et des manufactures, une participation efficace et directe à la gestion des affaires communes.

C’est ce que nous avons indiqué déjà lorsque nous avons montré combien le fonctionnarisme collectiviste différera du fonctionnarisme gouvernemental actuel.

Il s’agira en effet d’assurer la meilleure et la plus économique administration des choses, et non de fournir, aux créatures domestiquées et serviles de tel ou tel parti politique, la récompense de services rendus.

En principe, le choix des chefs d’atelier, depuis le porion de la mine jusqu’au titulaire d’un ministère, sera confié aux subalternes dont ils seront appelés à diriger les efforts.

De nos jours, l’incompétence des hommes chargés de veiller à la bonne marche des affaires publiques est évidente et criarde.

Un avocat est préposé à la gestion des chemins de fer, un industriel dirige l’agriculture, un négociant s’occupe de littérature et d’art, l’instruction est confiée à un monsieur qui n’a jamais professé un cours quelconque.

Malgré toute leur bonne volonté, ils sont obligés de s’en référer à des bureaucrates dont toute la carrière a eu pour objectif d’arriver aux plus hauts grades, par des manœuvres habiles et de savantes protections.

L’employé a fait l’objet d’études psychologiques qui nous l’ont dépeint avec ses uniques préoccupations d’avancement et son constant désir d’améliorer sa situation. La fonction pour lui n’est qu’un moyen : elle n’est jamais le but, à de rares et belles exceptions près.

Le collectivisme affirme l’équivalence des fonctions : il ne croit pas que l’individu qui occupe une fonction qualifiée de supérieure, se dépense plus que celui qui peine comme manouvrier ou comme journalier. Il a simplement des aptitudes spéciales, qui lui permettent de remplir telle ou telle mission intellectuelle au lieu d’accomplir telle ou telle besogne manuelle.

Il importe dès lors de rendre toutes les fonctions à peu près égales au point de vue des émoluments qu’elles assurent : un homme qui cherche à sortir des rangs de ses égaux et à accepter la responsabilité de les mener et de coordonner leurs labeurs, ne sera dès lors plus guidé par une pensée de gain et de lucre, mais par la conscience de ses capacités et un sentiment de dévouement et d’abnégation.

Par le fait que ceux qui acceptent ses ordres, l’ont désigné et choisi par leurs votes et leur assentiment, son autorité sera plus réelle et la discipline qu’il exigera sera vraiment volontaire et fraternelle.

La surveillance de ses actes ne sera plus exercée par des inspecteurs attitrés mais par ses pairs, et la sanction qui le frappera éventuellement ne sera pas une destitution infligée comme une peine, mais un témoignage de son incompétence.

Or, nul ne voudra se risquer à subir un tel jugement s’il n’a pas la certitude de pouvoir exercer, à la pleine satisfaction de ses collaborateurs, la fonction qu’il aura sollicitée ou pour laquelle on l’aura sollicité.

Est-ce à dire que cette équivalence des fonctions et cette égalité des salaires soient absolues et que le collectivisme les pose comme des bases fondamentales et essentielles ?

Cela n’est pas. Il s’établira évidemment une certaine hiérarchie, non pas créée, comme maintenant, par une autorité centrale, par un pouvoir souverain, parlementaire ou monarchique : cette hiérarchie sera instituée par la force des circonstances.

Telles ou telles fonctions, par la responsabilité grave qu’elles feront peser sur ceux qui en seront les titulaires, éloigneront les candidats et il ne sera possible de trouver des individualités disposées à les briguer que si des appointements proportionnés aux risques sont attribués à ceux qui accepteront ces fonctions délicates ou difficiles.

Il est probable qu’un phénomène identique se produira pour toutes les fonctions spéciales suivant une gradation équitable et naturelle. Et ce phénomène sera d’autant plus intense que la situation normale du travailleur ordinaire sera plus lucrative et plus honorée.

Une meilleure et plus juste répartition des richesses aura donc pour effet direct d’appeler aux fonctions spéciales les spécialistes les plus aptes et l’enrichissement de la grande masse d’un peuple assurera précisément aux hommes les plus capables une rémunération d’autant plus haute que la fortune générale sera plus grande et sera mieux distribuée.

C’est là un point de vue capital auquel il importe que tout homme impartial se pose, s’il veut avoir du collectivisme une idée exacte et saine.

Il est à remarquer que les déductions fort brèves que nous venons de résumer prouvent qu’il est entre les idées libertaires et les idées collectivistes des relations intimes et que le collectivisme ne doit nullement, comme le répètent sottement la plupart de ses détracteurs, nous mener vers un nivellement absolu et vers un caporalisme insoutenable.