Le Collectivisme, Tome I/Chapitre III

Imprimerie Louis Roman (Tome Ip. 13-17).

III

Donc, vous préconisez le fonctionnarisme, vous l’indiquez comme le mode nécessaire et fatal de l’administration et de l’exploitation des choses : tel est le reproche que des adversaires vont nous objecter.

Le fonctionnarisme, mais il est le résultat le plus néfaste et le plus direct du régime capitaliste que l’humanité subit depuis un siècle.

La foule immense est en réalité une foule de fonctionnaires à la solde de quelques coteries d’actionnaires et de politiciens.

Et la foule est si peu hostile au fonctionnarisme qu’elle se précipite en rangs serrés et compacts, dès que, pour de modestes fonctions, des candidatures sont sollicitées. Nous n’avons pas oublié ce simple fait divers, reproduit par les journaux parmi les méfaits et les sinistres : plus de deux mille récipiendaires inscrits pour soixante places de gardes de chemin de fer.

Ainsi, trente appelés et un élu, joyeux d’entrer dans cette enfer : car, malgré son uniforme, qu’il pleuve ou qu’il vente, parmi la poussière et la fumée, il lui faudra, de nuit et de jour, circuler le long des trains, et il s’estimera heureux, car il est fonctionnaire. Oui, voilà un méfait et voilà un sinistre.

Dans notre société contemporaine, il est deux espèces de fonctionnarisme : l’un que l’on pourrait dénommer le fonctionnarisme officiel, et l’autre que nous appellerons le fonctionnarisme libre.

Le fonctionnarisme libre est celui des grandes usines, des grandes banques, des grandes cultures, des grandes linières ; il a pour caractéristique de ne donner aucune sécurité, aucune garantie à ceux qu’il enrégimente dans ses cadres : les patrons et les administrateurs ont un véritable droit de vie et de mort sur leurs ingénieurs, leurs employés et leurs ouvriers. C’est à peine si un renvoi intempestif assure à celui qui ose se plaindre une légère et dérisoire indemnité.

Le fonctionnarisme officiel est celui des services publics communaux, provinciaux et gouvernementaux ; la discipline qu’il impose est parfois sévère et implacable, mais elle n’est certes ni plus implacable ni plus sévère que celle des entreprises privées.

Mais ce qui attire vers lui la vaste majorité des déshérités et des besogneux, à quelque rang social qu’ils soient placés et malgré le chiffre parfois mesquin des traitements, c’est un avantage à la fois moral et matériel.

Le fonctionnaire public est honoré, et son uniforme, réduit souvent au port obligatoire d’une écharpe ou d’une casquette, symbolise en quelque sorte cette honorabilité. Le fonctionnaire public a la certitude en outre de ne pas mourir de faim s’il devient impotent, de recevoir une pension s’il devient vieux, d’assurer à sa veuve et à ses enfants des secours et d’une aide s’il succombe prématurément.

Or, c’est là que nous saisissons pour ainsi dire sur le fait ce que la plupart des hommes souhaitent et désirent. Le fonctionnarisme n’est pas redouté par eux : il n’est redouté que par ceux qui l’ont organisé et qui le maintiennent tel qu’il est de nos jours, pour éterniser leur opulence et perpétuer leurs sinécures.

Les hommes, les hommes taillables et corvéables, tiennent surtout à assurer leur avenir et l’avenir de ceux qu’ils aiment et qui les aiment, et ils tiennent encore à ce que leur labeur ne les signale pas au mépris public et au dédain.

Les charmes d’une concurrence effrénée, avec ses menaces de pertes imprévues et de déconfitures possibles, ne les attirent guère ; les beautés de l’épargne, guettée par les manieurs d’affaires et raflée trop souvent par des escrocs de haut vol, ne parviennent pas à les séduire.

À ces dangers permanents et inévitables, ils préfèrent la collaboration à une œuvre collective qui leur donne le pain quotidien, sans risques et sans soucis, et qui, pour leur vieillesse, leur garantit des loisirs et des ressources.

Et voilà pourquoi le fonctionnarisme n’effraie pas la foule humaine, et voilà pourquoi elle ne repoussera pas le collectivisme, parce qu’il préconise le fonctionnarisme.

Mais elle le repoussera d’autant moins que le collectivisme a précisément pour but de transformer le fonctionnarisme en une hiérarchie coopérative, et d’assurer aux fonctionnaires une part de gestion dans l’œuvre commune à laquelle ils collaboreront.

Déjà, en plein régime capitaliste, les fonctionnaires sentent la nécessité de transformations qui s’imposent. Partout, dans tous les pays, des hommes osent élever la voix en leur faveur et réclament pour eux le droit de délibérer sur leur sort et de critiquer les administrations dont ils ne sont actuellement que les serfs et les valets.

Le collectivisme ne veut pas seulement leur garantir ce droit de délibération et de critique : il veut les émanciper complètement, il veut qu’ils soient les administrateurs réels et directs de leur administration, il veut qu’ils s’immiscent dans la gestion du service dont ils sont les agents actifs et compétents, il veut qu’ils soient intéressés à la prospérité de ce service.

Et cette simple réforme, si aisée à comprendre et si facile à réaliser, doit non seulement dissiper les craintes et les terreurs de ceux qui redoutent que le collectivisme ne transforme le monde en une énorme caserne ou en un bagne énorme, mais encore elle assurera au travail l’estime et le respect auxquels il a droit.

L’honorabilité ne s’attachera plus à l’uniforme, à la casquette ou à l’écharpe, elle sera le privilège de tous les travailleurs et, par conséquent, de tous les hommes. Car le fonctionnarisme tel que le collectivisme l’instaurera, sera celui d’un vaste atelier coopératif : il fera de la société humaine une colossale et fraternelle société en participation où chacun sera estimé et respecté en raison de ses efforts et de son dévouement.