Le Collage/Le Collage/III

Édouard Dentu (p. 17-22).
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III


Trois jours après.

Notre « lune de miel » ne sera pas longue.

Dès le premier jour, en se réveillant chez moi, « chez nous », Célina semble effarée comme une bête nouvellement en cage.

— Onze heures ! ma Célina, il faudrait déjeuner !… Entends-tu ? « le Chaudron », ma femme de ménage, est depuis longtemps arrivée…

Célina ne me répond que par un grognement et se retourne contre le mur. Chez la veuve, à la fin, Célina, en pensionnaire qui s’enfonce, ne déjeunait plus. Timidement, elle ne se levait plus que pour le dîner, à des six heures du soir. La choucroute qu’elle tâchait de se faire offrir vers minuit à la brasserie, remplaçait le repas du matin.

— Voyons, il est midi, Célina !

Le Chaudron, pendant ce temps, s’impatiente. En donnant des coups de balai dans la cloison, elle crie :

— Monsieur, votre charbon brûle. Moi je n’ai plus rien à faire !… Si vous ne vous levez pas, je file.

Enfin j’ai réussi à amener Célina dans la salle à manger, devant le Chaudron. Ma petite femme, frileuse et à moitié nue, affublée d’un vieux pardessus d’été à moi, en guise de robe de chambre, se met presque dans la cheminée. Elle touche à peine à son beefsteak aux pommes. Le Chaudron l’impressionne : un vrai barbon, celle-ci, quinquagénaire, moustachue, sale de peau et de vêtements, la lèvre inférieure pendante. Moi, pour éviter des froissements, je fais l’aimable entre les deux, et, profitant de ce que le Chaudron est également Lorraine, je les présente l’une à l’autre : « Vous êtes compatriotes ! » Célina, mal éveillée, reste froide, mais le Chaudron se montre familier et bienveillant.

Le lendemain pourtant, en retrouvant Célina dans mon lit, la mégère fait la moue, sa lèvre inférieure pend davantage. Le troisième jour, s’apercevant que Célina a un peu nettoyé la cuisine, le Chaudron change encore de tactique. En nous servant à déjeuner, elle m’accable de prévenances gênantes. Par exemple, lorsqu’elle apporte les côtelettes, elle me souffle à l’oreille : « Tenez, monsieur, prenez donc celle-ci. L’autre est bien assez bonne pour elle ! » Puis, à un moment où Célina se lève afin d’aller chercher son mouchoir, le Chaudron saute presque sur moi, toute vibrante, pour me dire dans le cou :

— Est-ce qu’elle ne va pas bientôt nous lâcher ?… Nous n’avons pas besoin d’elle ici !…

Ce « nous » me dégoûte, comme un contact imprévu de sa lèvre pendante, comme la menace de quelque accouplement monstrueux. En même temps, dix-huit mois de service à coups de poing se dressent dans ma pensée. Je revois tout : la poussière laissée sur les meubles, et la crasse agglomérée dans les coins, et les toiles d’araignée oubliées au plafond. Danse du panier déguisée, objets cassés ou disparus, vols probables, demandes d’augmentation, insolences tolérées par lassitude, familiarités acceptées par bonhomie, tout me remonte à la fois.

— À la porte, Chaudron ! je vous chasse !

Et, lui jetant dans l’escalier ce qui lui est dû sur son mois, je referme, soulagé. Puis, je reviens embrasser ma petite femme, qui me tiendra bien propre, elle, qui ne me donnera pas des soins mercenaires. Hélas ! ma petite femme me reçoit mal. J’attrape un coup de coude dans l’estomac.

Elle tremble et pleure de rage. Elle en veut « à cette sale garce ». Si elle la tenait ! Mais, en attendant, mon estomac me fait mal. Et puis, c’est qu’elle est affreuse ainsi. Un masque dur lui déforme les traits. Célina me fait peur. Je sens qu’il s’en faut d’un rien pour que sa fureur ne se tourne contre moi.


Même soir.

Parbleu ! il a fallu que ça crève ! Non seulement elle est violente, mais je viens de me convaincre qu’elle est bête, bête à couper au couteau.

Nous dînons. Elle a mis le pot-au-feu, un pot-au-feu exquis, par exemple, comme le Chaudron ne m’en faisait pas. Je viens de reprendre pour la troisième fois du bouillon. Soudain, heureux de me sentir là, devant un bon feu, pas seul, en robe de chambre et en pantoufles, le ventre à table, j’éprouve le besoin de faire une fumisterie et je me mets à lui dire, la bouche pleine : « Tiens, j’ai assez de toi… Tu me fais de la mauvaise cuisine : je te déteste ! » en m’efforçant de faire passer dans ma voix toute la tendresse caressante d’un jeune premier, entendu l’autre jour à l’Ambigu. Possible que je réussisse mal les imitations d’acteur : soit ! mais la malheureuse ne se doute même pas que je plaisante. Voilà qu’elle se lève comme une furie, casse volontairement une assiette.

Abasourdi, vexé, riant malgré moi d’un rire nerveux, je me lève aussi et vais droit sur elle, oh ! pour l’embrasser. Elle me repousse brutalement. Je reviens sur elle, les bras grands ouverts. « Pardonne-moi, mon pauvre bébé. Tu ne m’as pas compris, c’était une simple plaisanterie. » Vlan ! je reçois une gifle.

C’est trop fort, cette fois ! La joue me brûle. Sa gifle, je vais probablement la lui rendre. Je me retourne, mais plus de Célina ! Dans la chambre, où elle s’est sauvée, que fait-elle donc, accroupie devant la commode ? Parbleu ! elle sort ses affaires du tiroir que je lui ai donné ; elle fait déjà son paquet pour partir.

Partir ? Et où irait-elle à cette heure, sans argent, lorsque moi-même, ruiné par nos achats d’installation, je n’en ai plus ? Ce n’était pas la peine alors de la protéger contre la veuve, de la recueillir chez moi, d’acheter de la vaisselle et une confection de soixante-deux francs. Je regrette déjà amèrement de m’être jeté dans cette aventure ; je ne puis me résoudre, non plus, à un dénouement brusque et bêta. Aussi, le cœur gros, ne ricanant plus, étouffant un sanglot, je m’élance sur elle. Elle a beau se débattre ; je l’enlève comme une plume, je la porte jusque sur le lit. Là, elle se débat toujours et m’égratigne la main.

Mais je la tiens bien, et je l’embrasse quand même, furieusement et je me mets enfin à pleurer, sur elle, davantage encore sur moi. Mes larmes parviennent seules a la calmer. Pleurnichant un peu à son tour, elle m’embrasse longuement.

Enfin, après être allé nous laver les yeux avec de l’eau fraîche, nous nous remettons à dîner.