Le Collage/Le Collage/I

Édouard Dentu (p. 7-13).


I


Deux heures du matin.

Je sors de citez les Germondy, un ménage des Batignolles, où, en ma qualité de célibataire, je vais m’inviter à dîner, quand ça me prend. Eh bien, c’est absolument comme les autres lundis. Je ne sais pas ce que j’ai ! Je me sens tout chose. Au lieu de me coucher tranquillement, pour être demain de bonne heure à mes affaires, si je m’écoutais, je crois que je ressortirais, pour faire je ne sais quoi, des bêtises.

Ce n’est certainement pas la nourriture, ni les vins fins. Germondy, un ami très sûr et qui ne ferait aucune cérémonie à cause de moi, ne jouit pas d’un bon estomac. Après avoir longtemps abusé de la table, aujourd’hui, par ordre du médecin, il est obligé d’enrayer. Plus d’huîtres ni le truffes ! Plus de mets exotiques, aux saveurs perverses, relevés par des épices incendiaires ! Mais la soupe et le bœuf, un plat maigre, un rôti substantiel, arrosé d’un bordeaux de propriétaire. On ne prend pas de café le soir, dans cette maison. Seulement une tasse de thé léger, avec de la crème et des petits fours, vers les onze heures.

Ce n’est pas non plus l’impression des charmes de madame Germondy. Outre que le mari est pour moi une sorte de frère aîné, auquel, pour rien au monde, je ne voudrais causer du désagrément, je considère cette femme comme la plus foncièrement honnête, la plus inattaquable de toutes les mères de famille. Même autrefois, lorsqu’elle était toute jeune et gaie, du vivant de ses deux amours de babys, je ne m’y serais pas frotté. Encore moins aujourd’hui ! Aujourd’hui que, dans le vide de la maison sans enfants, madame Germondy, à jamais triste, commence à avoir quelques cheveux blancs. Elle ne songe même pas à les teindre.

Alors qu’est-ce donc ? Je ne me sens plus dans ma sérénité ordinaire. Pourquoi ?


Un autre lundi.

Ce soir, il y a eu un extra : de la langouste ! Cet imprudent de Germondy en a repris trois fois. Puis, pour que la débauche fût complète, au sortir de table, on a tapé sur la chartreuse verte. Mon gourmand a été jusqu’à minuit d’une humeur charmante. Il s’est intéressé à moi, à ma santé, à mes affaires, à mes plaisirs. Et il a lutiné un peu sa femme : « ma bichette » par-ci, « ma louloute » par-là ! Ne se gênant pas devant un intime, il a même embrassé madame Germondy sur une paupière, et au bout du nez, et sous la nuque. Tout cela, d’ailleurs, innocemment, sans la moindre intention, je ne dirai pas égrillarde, mais même réellement conjugale. Si bien que moi, pendant ces ébats, tout en ayant l’air de parcourir le journal, je me disais : « Toi ! quand je te regarde manger de la langouste, tu y prends visiblement tant de plaisir, que tu me donnes aussitôt envie d’en manger. Mais, quand je te vois caresser ta femme ainsi, en camarade, tu ne me donnes aucune envie de me marier. » Alors, si je ne songe pas au mariage, pourquoi suis-je encore revenu tout bouleversé de la rue des Moines ?

À minuit et demi, lorsque j’ai eu pris congé de madame, lui, Germondy, en robe de chambre et en pantoufles, est venu m’éclairer. Dans l’antichambre, pendant que je mettais mon pardessus, il m’a recommandé de bien me couvrir. « Va ! il ne fait pas chaud ! Brrr ! » Et il a eu comme un frisson, sans doute à la pensée de la température qu’il lui faudrait endurer, s’il avait à partir à ma place. Dans l’escalier, pendant que je descendais les premières marches, lui, accoudé sur la rampe, son bougeoir à la main, m’a raconté à demi-voix, je ne sais plus quoi, quelque chose de drôle assurément, puisque, une fois en bas, tout en demandant le cordon, je l’entendais encore rire. Puis, je me suis trouvé dans la rue, seul.

En remontant l’avenue de Clichy, j’ai marché comme une tortue. Sur le même trottoir, un couple, tout sombre, venait au-devant de moi, à pas comptés. Ce n’étaient que deux gardiens de la paix. Puis, sans que je lui fisse signe, un cocher arrêta son fiacre. « V’là, bourgeois ! » Puis, à l’angle d’une rue, une main de femme, brusquement posée sur mon bras, m’a fait tressauter. Une femme d’au moins cinquante ans, en bonnet noir !

Place Moncey, pourquoi ai-je fait trois ou quatre fois le tour de la statue, lentement ? Dans ma rue, devant ma porte, pourquoi ai-je attendu un grand moment avant de sonner ? La main sur le bouton, je ne me décidais plus. « Qui sait ? Si je passais encore une heure à vaguer ? Quelle, rencontre ferais-je ? Il suffit parfois d’une de ces déterminations indifférentes pour que toute une existence soit bouleversée. Malheureusement, il ne m’arriverait rien. Je me trouverais un peu plus désorienté au bout d’une heure. Rentrons. Mais, toujours pas avant que cette voiture tardive, que j’entends venir, ait passé… »

Et la voiture passa devant mon nez, au grand galop, bondée d’habituées du skating de la rue Blanche. Elles braillaient toutes à la fois comme une cargaison de folles, et elles avaient un monsieur. Alors, je sonnai. Comme mon concierge devait dormir profondément ! Je sonnai encore. Rien. Au bout d’un grand moment, presque heureux de ce hasard, j’allais m’éloigner sans bruit : on tira tout à coup le cordon.

Mes cinq étages gravis, ma porte ouverte, j’ai frotté une allumette, et, avant même de chercher mon bougeoir, j’ai regardé s’il n’y aurait pas de lettre glissée sous la porte. Je n’en attendais pas, d’ailleurs ; mais, une lettre, c’est encore une émotion : un peu d’inconnu que l’on flaire à travers l’enveloppe et que l’on soupèse un moment entre les doigts, avant d’oser faire sauter le cachet. Eh bien, non ! pas même une lettre ! Et je me suis définitivement trouvé face à face avec moi-même, seul.

Voilà mon mal. Je le connais maintenant : la solitude. Germondy, lui, à cette heure est couché bien chaudement à côté de son camarade féminin ; moi, je n’ai pas de camarade. Et cette pièce, où il y a eu du feu tout le jour, me semble glacée. Mon appartement de garçon, quoique gentiment meublé, me paraît vide. J’ai le frisson, rien qu’à l’idée de me retirer tout à l’heure dans la chambre. Tombant de fatigue et de sommeil, je préfère griffonner je ne sais quoi sur ce papier, plutôt que d’aller me mettre au lit.

« Faire une fin », pourtant ! Me marier ! Examinons froidement la question, comme s’il s’agissait d’autrui. D’abord, j’ai trente et quelques années. Plus la fleur, mais la force de l’âge encore ! Et le coffre est bon ! Mais j’ai souvent mené une vie de bâton de chaise. Enfin, tout bien pesé, il est tard, mais il serait peut-être encore temps. Donc, il faudrait se hâter. Or, en pareille matière, « se hâter », c’est s’exposer à faire une boulette, malgré le rétablissement du divorce.

Maintenant, je n’ai pas de fortune. Je gagne ma vie dans mon métier, mais tout juste. Avec femme et enfants, même rien qu’avec le surcroît de dépenses amené par la femme, je ne joindrais certainement pas les deux bouts. Donc, il me faudrait épouser une dot. Eh bien, je ne sais comment les autres sont bâtis, mais cette nécessité de soupeser d’avance les écus d’une jeune fille à introduire dans son lit me répugne, à moi. Si l’argent que peut apporter la demoiselle entre d’abord en considération, soyez logiques : ni sa beauté, ni son intelligence, ni son cœur, ni sa raison, ni sa santé, ne comptent plus. Alors, logiques jusqu’au bout, si vous aimez l’argent, épousez tout de suite quelque vieux laideron plusieurs fois millionnaire. Pour moi, homme sans fortune et très ordinaire, n’étant ni un héros pour m’empêtrer d’une femme sans le sou, ni un Alphonse pour épouser une dot, mon affaire est nette : je mourrai garçon. C’est-à-dire : seul.

Seul ? ce n’est qu’une manière de parler. La vérité vraie, c’est qu’en trente-quatre ans de célibat, sur lesquels vingt au moins de célibat… actif, — on est précoce ou on ne l’est pas ! — j’ai connu intimement une formidable collection de femmes : des femmes de toutes les couleurs, des brunes, des blondes, même des rousses, sans compter deux ou trois quarteronnes et une négresse. J’en ai eu de superbes, de passables et d’affreuses. Des grasses et des maigres, des mûres et de très jeunes, des dévergondées et des honnêtes, des huppées et de petits torchons. Enfin un vrai tas, plusieurs centaines au moins. Je ne les ai pas comptées, malheureusement. Mais, si elles se trouvaient toutes échelonnées dans l’escalier de cette maison, du rez-de-chaussée à mon cinquième étage, il y en aurait une jolie grappe sur chaque marche.

Et cela me fait penser que c’est demain, le soir de Célina. Allons dormir.