Le Collage/Journal de Monsieur Mure/VI

Édouard Dentu (p. 159-164).


VI


Quelques jours après.

Quel coup !… Hélène est la fable de la ville.

Le jeune comte de Vandeuilles l’a « enlevée ». Elle était depuis quelque temps sa maîtresse, à ce que l’on dit. Hier soir, ils ont pris tous deux l’express pour Paris.


Le surlendemain.

Elle m’a écrit.

Un simple billet. Quelques lignes griffonnées au crayon, dans le train.

Elle ne prononce même pas le nom de son mari. Un mot de dédain et de mépris pour la ville. Puis, elle me parle de son père à qui elle écrira plus tard. C’est moi qu’elle charge d’annoncer le premier la chose à son père « avec ménagement ». Elle termine par une phrase ironique : « C’est un service pénible, qui vous sera peut-être plus pénible à vous qu’à tout autre, mais je ne puis le demander qu’à vous. » Et elle signe.

Il y a un post-scriptum :

« P. S. — Si mes mots sont un peu tremblés, cela tient uniquement aux cahots du rapide qui m’emporte. Mais mon cœur, lui, ne tremble pas. — J’aime pour la première fois de ma vie. »

Le tout, jeté à la boîte de Dijon.

— Dijon !… Dix minutes d’arrêt ! Buffet !…


Une nuit d’insomnie, le même été.

J’étouffais dans mon lit, ne pouvant ni lire, ni m’endormir. Me voici à mon bureau, à moitié nu, en bras de chemise. La fenêtre est ouverte. Dans la glace bleuie de la bibliothèque, j’aperçois une corne du croissant mince de la lune. J’étonne encore.

Hélène est dans les bras d’un autre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a bien longtemps de cela. La voiture de ma grand’mère était venue m’attendre à la gare, Du marchepied de la guimbarde, je ne fais qu’un saut dans le vestibule. Tom, l’imposant chien de garde, aussi haut qu’un petit âne, agite silencieusement la queue, daigne se déranger, et me souhaite le bonjour. À une patère, j’accroche en passant mon chapeau haute forme de jeune substitut qui a obtenu de son procureur une permission de huit jours, et je prends un vieux chapeau de paille à moi, un peu déchiré, mais très convenable à Miramont pour courir les champs. Et me voilà dans la vaste salle à manger du rez-de-chaussée, où je trouve tout mon monde n’attendant que moi pour passer à table. Après les poignées de main, les embrassades, au milieu des compliments et félicitations, je m’adresse au commandant Derval : « Et ma petite amie ? Où donc est allée ma petite amie ? » « — Sacré nom de Dieu de gamine !… elle se sera échappée… elle est encore sur l’aire, à faire « des cabrioles… » Et, ouvrant la porte, le veux brave se dispose à courir nu-tête, très rouge et criant : « Hélène !… ce que je vais la foutre en toute pension… Hélène ! Hélène ! » Je le retiens par le bras. « Ne la grondez pas… laissez-moi le plaisir de l’appeler moi-même. » Et me voilà parti pour l’aire.

L’aire me semble d’abord déserte. De loin, rien que l’épaisse jonchée des gerbes foulées tout le jour par les deux mulets du paysan. Et, ce qui restait intact du haut gerbier se dressait en pointe dans le ciel, le ciel tout rouge, encore incendié par le soleil dont le disque réduit à rien achevait de s’enfoncer. « Tiens ! elle a dû se mettre dans la cabane… je vais la surprendre. » Et, m’étant avancé avec précaution, je soulève le « bourras » jeté sur trois fourches prises l’une dans l’autre. Rien ! Hélène n’était pas dans la cabane. Mes yeux fouillent l’aire entière, suivant les ondulations de la paille hachée par les sabots ferrés des mulets. Rien que de longues vagues jaunes immobiles, sorte de mer moutonneuse figée dans le calme du crépuscule. Tout à coup, là-bas, à l’autre bout de l’aire, mon regard se porte sur une imperceptible ondulation. J’y vais, en enfonçant jusqu’au genou. Hélène était la, étendue sur le dos, tout le corps et les deux bras enfouis dans la paille, sous un gros tas. Rien que sa petite tête brune ne sortait. Elle ne m’entendait pas venir. Et elle me semble très pâle, amaigrie, les yeux cernés, presque effrayante à voir. Elle dormait peut-être, mais d’un inquiétant sommeil : paupière ouverte, et regard fixe.

— Hélène !

Pas de réponse.

— Ma petite Hélène !

Elle ne remue pas. Et je n’étais plus qu’à deux pas d’elle.

— Ah ! fit-elle tout à coup. Ah ! toi ! toi !

Un bond ! le tas de paille amoncelé sur elle coule de toutes parts. Et elle est à mon cou, me serrant de toutes ses forces. Elle ne m’embrassait pas : elle se tenait pendue à moi, ayant grimpé le long de mon corps, et elle m’étreignait éperdument de ses petites jambes. Moi, je l’embrassais en grand frère ainé aimant bien sa jeune sœur. Je couvrais de « caresses de nourrice » sa joue subitement enflammée. Je l’embrassais aussi sur le front, sur ses beaux cheveux emmêlés de brins de paille.

— Te voilà tout ébouriffée, ma petite. Tu es belle ! tu as grandi depuis que je ne t’ai vue !… Es-tu toujours bien sage ?

Puis, pour la remettre doucement à terre, je me baisse, un genou dans la paille.

— Là ! maintenant il faut aller manger la soupe… Papa se fâcherait ! tu es couverte de paille, tu as l’air d’un diable ! attends… avec mon petit peigne en écaille…

Mes doigts cherchaient déjà dans mon gousset. Mais en me retournant je glisse sur la paille, je tombe assis. Alors, ayant mon visage à la hauteur de ses lèvres, Hélène me reprend. Et, toute rouge, suffoquée d’une rage de tendresse, la petite fille de huit ans riait et me mangeait de baisers…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélène est dans les bras d’un autre !