Le Collage/Journal de Monsieur Mure/IX

Édouard Dentu (p. 176-191).


IX


Paris, 21 septembre.

Je sors de chez elle. Je l’ai vue. J’ai passé l’après-midi avec elle.

Il était deux heures. Ayant déjeuné à mon hôtel, je prenais un mazagran au café Riche. Depuis que je suis à Paris, je renvoyais de jour en jour ma visite à Hélène. Tout à coup :

— Garçon, de quoi écrire !

Et j’écrivis sur une de mes cartes :

« Ma chère Hélène,

» Ici depuis dix jours. Voulez-vous me recevoir ? Demain, je me présenterai chez vous vers trois heures. — Votre vieil ami. »

Puis je mis ma carte sous enveloppe, j’écrivis l’adresse et, en payant ma consommation, je demandai au garçon un commissionnaire. Tout à coup, je rappelai le garçon :

— Non, pas de commissionnaire !

Et je sortis du café. Sur le boulevard, indécis, je marchai quelque temps, ma lettre à la main. Qu’allais-je faire pendant vingt-quatre heures ? Attendre, me ronger d’impatience. Ne valait-il pas mieux en finir ? Voilà cinq ans que je désirais ce moment, que revoir Hélène était mon idée fixe. Un doux soleil d’automne égayait le trottoir, embellissait les femmes, ragaillardissait les promeneurs. Mon indécision cessa, et je déchirai la lettre.

— J’y vais de suite !

Et, doublant le pas, je pris la rue de la Chaussée-d’Antin. J’entrai pourtant dans un bureau de tabac, où je choisis un cigare très cher et blond. Place de la Trinité, je regardai un moment le square. Des enfants jouaient sur le gravier des allées, tantôt à l’ombre des branches, tantôt dans du soleil. Autour d’eux, des oiseaux voletaient sur le gazon fraîchement arrosé. De jeunes mères, de l’âge d’Hélène, assises dans les fauteuils rustiques, causaient, brodaient. Alors, je vins fumer mon cigare dans le square, sur une chaise. La loueuse se présenta, me tendit le petit bulletin. En lui donnant ses deux sous, n’avais-je pas des tentations de lui parler d’Hélène, de la lui dépeindre, de lui demander si une dame comme ceci… comme cela… ne venait pas quelquefois avec une toute petite fille !… Non ! elle ne s’y était peut-être jamais arrêtée, Hélène, dans ce square minuscule, élégant, mais d’une élégance de grisette, bon pour les ébats de la marmaille des boutiquiers du quartier… Allait-elle souvent au parc Monceaux ? au jardin des Tuileries ? au Bois ? À quel coin heureux et charmant de Paris accordait-elle ses préférences, pour y venir tous les jours lire, travailler, rêver ? Quelle était son existence depuis ces cinq ans, depuis le matin où elle m’écrivait : « J’aime pour la première fois de ma vie. » Je ne savais rien, et, pouvant apprendre tout en quelques minutes, tout à la fois, voilà que je restais cloué sur ma chaise, hésitant et peureux, comme celui qui n’ose plus décacheter la lettre qui va décider de sa vie entière. Mon cigare venait de s’éteindre. Il sonna trois heures.

— Allons !… plus tard je la trouverais sortie.

Et, quittant le square, je montai tout de suite la rue de Londres. Place de l’Europe, un sifflet de locomotive ! J’étais déjà rue de Saint-Pétersbourg, trottoir de droite. Je levai les yeux : « no 16… » C’était 16 bis ! la porte suivante, une fort belle maison du Paris nouveau de M. Haussmann. Mon coup de sonnette me retentit profondément dans la poitrine… La concierge était devant la porte de la loge.

— Monsieur demande… ?

— Madame…

Le nom m’écorchait la bouche à prononcer. Je surmontai ma répugnance.

— Madame de Vandeuilles.

— Quatrième au-dessus de l’entresol, porte à droite.

L’escalier, superbe, doux à monter, tendu d’un tapis de marche en marche. À chaque étage, à droite de la fenêtre, une large banquette en velours rouge. Je m’assis un moment au troisième, pour essayer de réprimer les battements de mon cœur. Puis, je gravis très vite les dernières marches, et je sonnai. Une bonne. Je lui remis ma carte.

— Madame est-elle visible ?

— Je vais voir, monsieur…

Et, m’ayant introduit dans le salon, elle referma la porte sur moi. Je fus tout de suite obligé de m’asseoir. Mais je me sentais heureux. Elle avait passé dans cette atmosphère ! Il y avait quelque chose d’elle dans le goût et l’harmonie de l’ameublement, dans l’arrangement de certains objets, dans le laisser-aller de certains autres. J’avais vu déjà quelque part des rideaux drapées comme ceux-ci ! oui, autrefois, dans sa chambre de jeune fille. Et ce gros album en cuir de Russie, avec des coins et un fermoir d’argent, c’était moi qui le lui avais donné ! Je me mis à le feuilleter. À la fin quelques photographies nouvelles ; mais les anciennes y étaient toujours, dans le même ordre ! En tête, le commandant Derval, avec son ruban et son air furieux… Puis moi, plus jeune de dix ans. Puis Hélène, dans des poses diverses, et à différentes époques : Hélène tout enfant, en petites jupes courtes ; Hélène en première communiante ; Hélène en uniforme d’élève de Saint-Denis ; Hélène jeune fille ; Hélène mariée. Puis, il y en avait une récente que je ne connaissais pas : Hélène à Paris, plus belle et plus désirable encore… toujours fière, plus femme… Je la contemplais avidement, lorsqu’une porte s’ouvrit. Elle entra. Elle portait au bras une petite fille.

Je m’étais levé très vite. Déjà je pressais sa main libre. Elle, se dégagea doucement, et me présentant sa fille :

— Regardez-la !… comment la trouvez-vous ?… Elle s’appelle Lucienne…

Mais elle ne me dit pas de l’embrasser. Je lus toute sa pensée dans ses yeux : Lucienne, c’était sa faute ! Elle ne s’en cachait pas, elle l’adorait, elle en était fière. Mais une délicatesse exquise empêchait Hélène de me la pousser dans les bras. Seulement, à l’idée de la situation exceptionnelle faite déjà à ce petit être, ses longs cils s’abaissèrent sur lui. Elle le couvrait d’un regard de commisération et de tendresse, puis, se mit à l’embrasser follement, elle, pour le dédommager de l’injustice des autres. Et, dans l’emportement de sa passion maternelle, je retrouvais mon Hélène tout entière, il y avait une belle révolte : « Pas d’autres que moi pour aimer ma fille, moi seule ! »

Comme autrefois, alors, je voulus l’entourer de douceur. Je la conduisis au fauteuil que je venais de quitter. Moi, un genou en terre à côté du fauteuil, je me mis à jouer timidement avec Lucienne. D’abord, je pris délicatement ses menottes, et les ayant effleurées de mes lèvres, je me fis donner de petites tapes sur le visage. Puis, comme l’enfant souriait : « Je ne te fais donc pas peur ! m’écriai-je. Viens donc, nous allons être de grands amis… » Et je l’attirai avec précaution des bras d’Hélène qui n’osa pas me la refuser. Maintenant à deux genoux sur le tapis, je faisais rire la petite aux éclats, feignant de l’envoyer en l’air plus haut que ma tête, puis, tout à coup, la laissant retomber ; et, chaque fois, je profitais de sa joie pour l’embrasser furtivement sur le front, sur le cou, sur ses fins cheveux naissants. Ah ! si quelqu’un de mes collègues graves de la cour d’appel de X… avait pu me voir ainsi ! M. de Vandeuilles seulement serait entré tout à coup !… Une peur d’être ridicule me fit brusquement regarder Hélène.

— C’est que je vous ai aussi fait sauter comme ça, vous, autrefois !

— Oui, je sais, vous êtes un bon et fidèle ami… Et, depuis cinq ans, que de choses vous devez avoir à me dire !…

Sa main me désignait un siège à côté d’elle. Et, quand je fus assis :

— Voyons ! d’abord, mon père ? dit-elle avec émotion.

Mais Lucienne, voyant que je ne m’occupais plus d’elle, se mit à pleurer.

— Attendez ! fit Hélène.

Elle me la reprit, la consola, l’embrassa, puis sonna la bonne et la fit emporter.

— Eh bien, mon pauvre père !…

Nous parlâmes longtemps du mort. Elle savait tout par ma longue lettre. Mais elle m’interrogeait sur ce qu’elle savait déjà, multipliant les questions, avide de minutieux détails. Tout en la satisfaisant de mon mieux, une partie de mon être était distraite, ne s’intéressant qu’à la joie d’être là, errant des fleurs bleues du tapis aux vases du Japon de la cheminée, m’efforçant de graver à jamais en moi l’empreinte de cet intérieur, pour l’évoquer à volonté et y vivre par la pensée quand je m’en serais éloigné. Par la fenêtre ouverte, un cerceau d’enfant et sa baguette attendaient, au milieu du balcon plein de soleil. De petits cris de Lucienne jouant avec sa bonne m’arrivaient de la pièce voisine. Et c’était surtout à Hélène que je m’attachais, moulant en moi les traits de son pâle visage, les contours de sa chevelure, les moindres plis de son peignoir un peu ample pour dissimuler sa nouvelle grossesse, guettant la pointe de sa pantoufle qui se cachait à chaque instant comme une petite bête craintive. Et, à mesure qu’elle me parlait, je vibrais à toutes les émotions que je voyais passer au fond de ses grands yeux noirs. La maladie de son père : je souffrais avec elle ! L’enterrement : une rage me secouait comme elle contre la curiosité malveillante d’une population ! Une larme tremblait entre ses cils à la pensée que, depuis l’enlèvement, elle n’avait plus revu le bonhomme, qu’elle ne le reverrait jamais, et je me sentais le cœur gros ! Elle éclata enfin.

— Au moins, si je l’ai fait souffrir, êtes-vous sûr, vous, qu’il m’ait pardonné ?

Et des sanglots soulevèrent profondément sa poitrine. Alors, de même que je m’étais mis à faire jouer la fille, j’essayai de sécher les yeux de la mère. Je lui pris les mains avec un peu de notre familiarité d’autrefois, lorsqu’elle portait encore des robes courtes et venait s’asseoir sur les genoux de son grand ami pour lui confier quelque joie débordante ou quelque gros chagrin. Et je lui dis tout ce que je trouvais de tendre et de consolant. Son père lui avait si bien pardonné, qu’il comptait braver le qu’en-dira-t-on, et venir à Paris vivre avec elle, chez elle ! Elle avait bien fait, puisqu’elle était malheureuse à X…, de se mettre au-dessus des préjugés, de braver au grand jour l’opinion publique. On ne vivait qu’une fois, après tout ! Qu’importaient les sots, les envieux, le blâme de quelques puritains de salon, les maximes de certains moralistes bêtes, la réprobation des hypocrites ? Les principes mêmes… Ah ! si les magistrats, mes collègues, en ce moment avaient pu m’entendre ! Je lui disais des choses que je ne pense pas ordinairement. Morale, logique, société, j’aurais voulu tout réduire en poudre, pour avoir de quoi sabler et rendre moins glissant le sentier dangereux où s’est engagée Hélène.

— Qu’est-ce que tout cela si vous êtes heureuse !… Mais l’êtes-vous, au moins ?

Et comme, pour sonder toute ma pensée, les regards d’Hélène se plongeaient dans les miens, je lui pris de nouveau les mains, et je m’enhardis à les lui baiser.

— Je ne vous pardonnerais pas, moi, Hélène, si vous n’étiez pas heureuse…

Elle dégagea aussitôt ses mains, et elle eut un sourire.

— Mais oui, mon ami, je suis heureuse… Pourquoi voulez-vous que je ne le sois pas ?

Une demie sonna à la pendule. Hélène jeta les yeux sur le cadran.

— Tiens ! quatre heures et demie, fit-elle. Attendez.

Et elle alla ouvrir la porte de la salle à manger pour dire à la bonne qu’il était temps que Lucienne prît son bouillon.

— Moins de pain qu’à l’ordinaire, s’il vous plaît !… Elle a l’estomac un peu embarrassé.

Je m’étais levé et j’avais repris mon chapeau sur un meuble.

— Je vous dérange… je vais partir.

— Non.

Et elle vint elle-même me débarrasser de mon chapeau. Elle ne sortait pas de l’après-midi, Lucienne étant un peu souffrante. Elle n’avait rien à faire. Nous avions tout le temps de causer. M. de Vandeuilles ne rentrait jamais que pour dîner, vers sept heures et quart, sept heures et demie. Et encore n’était-ce pas aujourd’hui jeudi ? Chaque jeudi, M. de Vandeuilles dînait à son cercle.

— Tiens ! il vous laisse seule !

— Avec ma fille, répondit-elle très naturellement. Et elle fit faire un saut à la conversation…

— Avez-vous vu ma salle à manger ?

La salle à manger était claire et gaie, avec sa large fenêtre ouverte sur le balcon. Assise sur les genoux de la bonne, Lucienne prenait son bouillon. Des oiseaux des îles voletaient dans une volière en acajou. Un pan de soleil, tombant sur le parquet poli comme une glace, rejaillissait en une gerbe de rayons, dont quelques-uns faisaient reluire les pièces d’argenterie du buffet, un buffet à crédence en vieux chêne. Maintenant que nous y étions, elle voulut me faire visiter le reste de l’appartement : leur chambre, celle de Lucienne, la cuisine et une autre pièce, à peine meublée celle-là, « le cabinet de M. de Vandeuilles ». Rien qu’un bureau, quatre chaises, un encrier et du papier à lettre oublié sur le bureau ; mais pas de bibliothèque, pas un livre. Des fleurets accrochés à la muraille, avec des gants d’escrime et un masque. Une boîte de pistolets de combat sur une chaise. Hélène ramassa quelque chose qui traînait par terre : un écrin de lorgnette de théâtre, qu’elle posa sur la tablette de la cheminée. Des cartes de visite, des lettres décachetées, de vieilles entrées au pesage, une pipe et des cigarettes faisaient un petit fouillis sur le velours de la tablette.

— Il ne se tient presque jamais dans son cabinet, m’expliqua Hélène. Aussi me donnera-t-il bientôt cette pièce, quand je vais en avoir besoin…

Et elle ramena davantage son peignoir sur son ventre de femme enceinte.

Maintenant, nous étions revenus au salon en passant par l’antichambre. Au lieu de se rasseoir, elle sortit sur le balcon, où je la suivis. Très spacieux, — on aurait pu y dresser une table et dîner ! — ce balcon reliait les diverses pièces éclairées sur la rue. Une rangée de vases, choisis par Hélène, mettaient le long de la rampe la gaieté de leurs fleurs, tout un bariolage de couleurs éclatantes.

— Et cette vue ! fit alors Hélène, accoudée sur le balcon. Que dites-vous de cette vue ?

Une échappée sur l’ensemble du quartier de l’Europe : de hautes maisons de construction modernes, semblables entre elles, aux façades superbes ; tout un éventail de larges rues régulièrement tracées, portant chacune un nom de capitale. Çà et là, une façade de derrière, coupée de haut en bas par la rainure d’une étroite cour intérieure, percée de tout un damier de petites fenêtres. Quelquefois, une vitre incendiée de rouge par le soleil couchant, un pan de mur couvert des lettres gigantesques d’une réclame. Puis, en bas, devant nous, la trouée béante du chemin de fer ; le profil noir d’un pont de fonte, solide et léger ; un enchevêtrement de rails courant au fond d’une sorte d’immense chenal sans eau, où des locomotives allaient et venaient dans un commencement d’obscurité bleuâtre. Les unes, celles qui partaient, se mettaient mathématiquement en mouvement, avec des hoquets de bêtes puissantes. D’autres revenaient, lentes, lasses peut-être, puis dégorgeaient tout à coup leur vapeur avec un formidable soupir de soulagement. Et des flocons de fumée noire sortaient des arches du pont, se déroulaient en anneaux grossissants, se dissipaient en buée. Çà et là, entre les fils pressés du télégraphe, des trains interminables manœuvraient, secouant longuement les plaques tournantes. Des signaux retournaient de temps en temps leur disque rouge et vert. Et tout cela, vivant d’une vie prodigieusement intense, était régulier, imposant et grandiose. On se sentait petit, soi, devant le spectacle tout moderne d’une force de la nature domptée par un effort collectif, multipliée, utilisée.

— Je n’avais jamais bien regardé le chemin de fer ! m’écriai-je. Je ne croyais pas que ce fût si beau !

— Mon impression a été la même, la première fois… le jour où je suis venu visiter l’appartement.

Et c’était ce qui l’avait décidée à se loger à un cinquième. À la longue, pourtant, l’œil s’accoutumait aux plus belles choses ; elle finissait par ne plus y faire attention, excepté le soir. C’était si beau, la nuit tombée, lorsqu’une infinité de becs de gaz immobiles surnageaient au-dessus d’un lac noir, au fond duquel glissaient continuellement les wagons et les locomotives. Lucienne, alors, dormait dans son petit lit. Elle venait s’asseoir sur le balcon, seule, et elle passait des heures à regarder toutes ces lumières animées. Il y en avait de vertes, de rouges, de bleues, qui semblaient jouer à se poursuivre et à se dépasser comme des étoiles de chandelles romaines, tandis que d’autres ne remuaient pas. Les locomotives circulaient, superbes, toutes noires au milieu de leur rougeur de fournaise, haletantes, soufflant leur fumée embrasée… Mais je n’écoutais plus Hélène. Je ne pensais qu’à une chose : M. de Vandeuilles la laisse seule, et pendant des soirées entières ! Quelle autre affaire peut-il avoir que de lui tenir compagnie ! Hélène a parlé de cercle : il joue ! Passerait-il ses soirées à courir les théâtres ? Aurait-il d’autres maîtresses ?… Moreau, lui, ne sortait pas le soir, mais s’endormait et ronflait… Celui-ci vaut-il mieux ?

— Tiens ! fit-elle avec un sourire railleur, à quoi pensez-vous ?

Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta :

— Je n’aime pas vos distractions.

Elle me devinait peut-être ! ma confusion était grande. J’essayai alors de lui dire timidement :

— Quand vous passez vos soirées seule, je voudrais être ici, sur ce balcon…

Mais elle me cassa bras et jambes par cette phrase :

— Vous êtes donc resté le même, mon pauvre monsieur Mure… Toujours dans la lune !…

Rentrés au salon, nous nous étions assis sans rien dire. La tête basse, absorbé par la contemplation machinale des fleurs du tapis, je pensais « C’est elle qui est toujours la même ! je ne le sais que trop… Et moi, je ne suis rien pour elle, je ne compte pas dans sa vie… Si elle m’a d’abord vu volontiers, si elle a tenu à me faire faire le tour de son appartement, c’était uniquement pour me montrer de sa vie ce qu’elle voulait que tout le monde en sache, là-bas, à X… : qu’elle a les dehors du bonheur… Mais, quand j’ai voulu approfondir, elle s’est efforcée de me donner le change, puis elle s’est révoltée ; l’intérêt que je lui porte l’exaspère, et ma pitié lui fait horreur ! Toutes ces réflexions poussées à la fois, en moins de temps que je n’ai mis à les écrire, douloureuses à porter comme une brassée d’orties ; puis, au milieu d’elles, cette conviction : « Elle n’est pas heureuse ! » et tout au fond de moi, sans trop m’en rendre compte, une sorte de satisfaction mauvaise, rendant moins lancinantes mes blessures. Apercevant alors mon chapeau à côté de moi sur une chaise, je le repris à la main. Et, le silence devenant gênant, je cherchais quelque chose à dire. Mais je ne trouvais rien, maintenant, j’aurais voulu être parti.

— À propos, dis-je enfin, j’allais oublier le but principal de ma visite… J’ai quelque chose pour vous.

Et, tirant mon portefeuille, je lui remis une lettre, de l’acquéreur de sa maison à X…, contenant un chèque de la moitié de la somme encore due, et un renouvellement de billet pour le reste. Nous échangeâmes quelques phrases distraites sur des sujets indifférents. Puis, je me levai.

— Avez-vous à me charger d’une commission quelconque ?

— D’aucune… Merci.

Cette fois, elle ne me retenait plus.

— Et Lucienne ! je voudrais l’embrasser encore.

— Attendez.

Elle sonna. La bonne vint. Mais Lucienne, un peu fatiguée, avait fini par se laisser mettre sur son lit. Maintenant, elle dormait.

— Il ne faut pas la réveiller. Hélène, vous l’embrasserez pour moi.

— Mais vous ne quittez pas encore Paris… Quand reviendrez-vous ?

— Je n’en sais rien… En tout cas, je vous fais mes adieux.

Et elle me tendit sa main, que je gardai un moment dans la mienne, en lui disant avec une certaine solennité :

— Adieu… Hélène, adieu !

C’est fini. Non seulement je ne remettrai pas les pieds chez elle, mais je reprends demain matin le chemin de fer. Je sonne le garçon de l’hôtel pour régler ma note.