Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Transposition

F. Rouff (p. 33-34).

TRANSPOSITION


À Jules Lemaître.


Il faut, dit-il, savoir transposer sa vie. Si vous avez du génie, il est bon que vous jouissiez de votre propre génie, et de votre charme, si la nature vous a doué de charme. Mais pour toute faculté qui est en vous terne ou faible, et de même pour toute chose que vous ne pouvez atteindre, le bonheur est de transporter votre désir dans un autre être plus brillant ou plus heureux. Si cela vous paraît obscur et chimérique, mon récit vous l’éclaircira et, j’espère, vous en fera admettre la possibilité.

Je crois que peu d’hommes ont aimé aussi profondément que j’aimais, vers ma vingt-deuxième année, Marguerite C… Pendant dix-huit mois, j’avais subi en silence le délice et la torture de cette passion. Je parlai enfin et je fus, hélas ! éconduit de telle sorte qu’il fallait renoncer à toute espérance. Pendant une semaine, je rôdai comme frappé de folie, et je fus plusieurs fois sur le point de me suicider. Le seul souvenir de mon cousin Marcel Jurbise m’en empêcha. Nous avions l’un pour l’autre, depuis l’enfance, une affection fervente. Marcel était de tous points un être exquis. Il y avait autour de lui comme un rayonnement de sympathie et de séduction. Le visage le plus mâle et le plus aimable, de grands yeux de feu et de pitié, les mouvements les plus élégants, les plus aisés et les plus simples, — et avec cela un grand cœur, un merveilleux pouvoir de consolation, un naturel dans la bonté qui répandait une sorte de chaleur « psychique » : tel était Marcel.

Il me rendit ma peine supportable ; il me rendit à la vie. Nous avions des goûts et des facultés semblables et nous admirions presque les mêmes choses. Et dans le beau pays qu’habitaient les Jurbise — pays d’eaux vives, de forêts et de ravissantes collines — je n’oubliais pas ma misère, mais je m’y résignais.

Toute cette tranquillité, si péniblement acquise, s’écroula le jour où Marguerite et ses parents parurent dans le pays. Non seulement il me fallut subir leur présence, mais, liés avec les Jurbise, ils vinrent au château et y dinèrent plusieurs fois. J’aurais dû fuir. Je n’en eus pas la force. Il me semblait n’avoir pas encore aimé Marguerite à ce point, avec cette violence sombre, cette ardeur mortelle. Plus encore que naguère, j’avais la sensation d’être retranché du nombre des vivants. Et j’errais par les fraîches collines, comme un prisonnier dans sa cellule obscure.

Un matin, je marchais au bord de la rivière, ressassant mon éternelle rêverie. Le temps était clément, une dorure charmante couvrait les eaux et les arbres plus d’à moitié défeuillés. Je finis par m’asseoir dans un petit bosquet, d’où je pouvais voir passer les gens sans être visible moi-même. Et tandis que j’essayais de lire une page des Mémoires d’Outre-Tombe, j’entendis le bruit de plusieurs pas. Je relevai la tête. Je vis approcher mes deux oncles, Marcel, Marguerite et sa mère. Ils marchaient lentement et ils s’arrêtèrent tous sur un petit promontoire dont la vue est ravissante, Marcel se tenait auprès des deux dames. Il expliquait quelque chose ; je me souviens que j’admirais ses gestes, sa silhouette harmonieuse, et que j’étais près de lui. Je distinguais les moindres jeux de sa physionomie quand il se tournait dans la direction du bosquet.

Tout à coup une pensée me traversa comme un courant électrique : Marguerite n’allait-elle pas être prise par le charme de ce magnifique jeune homme ? Et que deviendrais-je s’il l’aimait, s’ils s’aimaient ?

À cette idée, une agitation frénétique s’empara de mes fibres. Mais ce n’était aucunement ce que moi-même j’attendais. D’abord quelque chose de trouble, de vague, une sorte d’angoisse étrange. Puis une joie obscure, puis la peur de l’impossible. Sur toute chose, un étonnement profond, et pourtant une compréhension « à vol d’oiseau », planante, rapide. Surtout, aucune trace de jalousie. Je voulais que l’on admirât Marcel, je cherchais, dans le sourire de Marguerite, la trace d’une inclination. Et, pour tout dire enfin, je commençais à renoncer pour moi-même à l’amour, — je déléguais à mon frère d’élection le soin de « nous assurer la présence de celle que j’aimais. »

Je craignis d’abord de m’être trompé sur mes sentiments, je me préparai à une réaction de jalousie. Cette crainte fut vaine. À mesure que les jours s’écoulaient, je trouvai plus vif et plus net mon désir de voir unis Marcel et Marguerite, j’appris mieux à goûter le rêve de l’amour transposé.

Un jour que nous nous promenions dans la vallée du Trinquelain, Marcel et moi, je ne pus y tenir davantage. Je dis brusquement à mon compagnon :

— Est-ce que Marguerite ne te plaît pas ?

Il me jeta un regard étonné et répondit avec calme :

— Mais si, elle me plaît. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que je voudrais qu’elle te plaise beaucoup, répondis-je avec véhémence.

Il s’arrêta, il resta un bon moment à m’examiner, puis il reprit, mélancolique :

— Ton accent est étrange et m’inquiète, J’espère que je n’ai rien fait qui te fasse de la peine ; j’espère surtout que tu as une confiance entière en ton ami.

Il m’avait posé ses mains sur mon épaule. Son beau visage respirait la tendresse et la volonté. Je baissai la tête. Mon cœur battait comme un torrent contre le roc.

— Marcel, je serais bien heureux si tu pouvais aimer Marguerite !

— Mais tu l’aimes, toi ! cria-t-il d’une voix tremblante.

— C’est parce que je l’aime ! Toi seul peux m’assurer sa présence !

— C’est de la folie ! dit-il avec agitation.

— C’est ma seule chance de bonheur !

Je repris son bras, je me mis à lui parler avec une ardeur qui valait toutes les éloquences. Il m’écouta longuement. Il était très troublé. Quand nous revînmes, il répondit enfin :

— Je n’ai jamais rien entendu de plus extraordinaire. Et, pourtant, cela me pénètre. Mais je ne sais que répondre. Rien ne m’avait préparé à cette confidence. Et l’idée d’aimer cette jeune fille ne pouvait me venir : il suffisait qu’elle te fût chère pour que je perdisse jusqu’au sentiment de son charme. Car ce n’est qu’une demi-amitié que celle qui a besoin de fuir une tentation : une amitié parfaite empêche la tentation de naître… Je ne sais donc rien de ce que je ferai, cher Jacques… Il faut me laisser le temps de voir en moi-même et de m’assurer que tu ne te trompes pas sur tes sentiments véritables !

Quelques semaines passèrent. Je reparlai plusieurs fois à Marcel de mon vœu. Il m’écoutait avec une sorte d’angoisse, toute son attention tendue. Il m’observait aussi, il s’inquiétait de mes moindres impressions.

Enfin il se décida à montrer quelque empressement auprès de Marguerite. Il n’eut qu’à paraître : ce jeune cœur lui appartint presque sans lutte. Je pouvais voir l’amour croître sur le délicat visage et remplir de lumière les beaux yeux. Si quelque jalousie avait pu naître en moi, c’est alors qu’elle serait venue. Mais, au rebours, j’éprouvais la joie la plus vive. J’avais véritablement remis mon sort entre les mains de mon ami. L’heure du dénouement arriva. Marcel hésitait encore. Je le pressai de toute mon énergie, je réussis enfin à le persuader que mon bonheur dépendait de sa seule résolution. Il demanda la main de Marguerite.

Trois ans se sont écoulés. Ma vie est aussi parfaitement heureuse que le permet la fragilité humaine. Je ne sens plus la nécessité d’une compagne. J’ai mis toute ma part d’amour dans ces deux êtres exquis qui vivent avec moi ; j’aime leurs enfants autant que j’aurais pu aimer les miens propres. Les événements de leur existence sont tout ce qui me passionne en dehors de mes travaux philosophiques.

Et j’ai compris le sens de toutes les misères humaines venues de la seule disproportion entre le but et les efforts. La suprême sagesse est de vivre en autrui les beautés que nous ne pouvons manifestement vivre par nous-mêmes, et, tout en concentrant notre énergie à développer ce que nous avons de perfectible, de faire nôtre, par l’amour, la grâce et la supériorité du prochain.

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