Le Coffre-fort (Rosny aîné)/La Première Maîtresse

F. Rouff (p. 21-22).

LA PREMIÈRE MAÎTRESSE



J’ai toujours été surpris, fit doucement Perdange, de l’espèce de honte, voire de haine rétrospective, qui s’éveille chez beaucoup d’hommes au souvenir de leur première aventure galante, quand cette aventure eut pour héroïne une vieille femme. Vraiment, je n’en vois pas la raison. Est-ce que nos amours de prime jeunesse ne sont pas, presque fatalement, quelque chose d’avorté, de vain et de misérable ? Ou bien nous séduisons sans pitié une jeune créature, avec la volonté nettement préétablie qu’elle sera tout juste notre maîtresse, ce qui, en bon français, signifie que, d’avance, nous escomptons la rupture, ou bien nous débutons sinistrement, à la course ou à l’heure, avec de lamentables salariées. C’est enfin, à l’entrée dans le Pays du Tendre, le plaisir suivi d’un lâche sacrifice ou le plaisir sans contre-partie — deux choses fondamentalement mélancoliques, ternes et féroces. Et toutefois, il faut bien, dans notre société, que le gars débute. D’une part, la nature, rendue plus impérieuse par l’hérédité, et d’autre part, des traditions sociales toutes-puissantes, ne lui permettent guère d’attendre le mariage. Faible créature dominée par son milieu, on ne saurait vraiment exiger qu’il soit plus sage et plus patient que ne le furent son père et son grand-père, ni qu’il échappe à l’influence de ses compagnons. Dès lors, le mieux ne serait-il pas que sa force, perdue pour la famille et pour la nation, eût tout au moins quelque destination inoffensive, et que, parmi tant de vieilles veuves ou d’épouses définitivement abandonnées, il fit un peu de bonheur ?

Ce raisonnement va sans doute vous paraître ridicule. Il m’est suggéré par les faits : comme pour tant d’autres, la première femme qui me fit connaître l’ardent oubli fut une personne déjà bien mûre, puisqu’elle parfaisait sa cinquantième année. Eh bien ! j’ai gardé de cette aventure réputée humiliante un très frais et joli souvenir.

Je touchais de près à la vingtaine, et toutefois, malgré un tempérament vif, je n’avais pu réussir à perdre mon ignorance. La timidité y était pour une part considérable, une peur inconsidérée, maladive, des dames qui servent l’amour par portions, avait fait le reste. D’ailleurs, cela n’a aucune importance. Le fait est que, à la fin de l’été 18… j’arrivai chez ma tante Evrardine, comme Daphnis avant l’arrivée de l’excellente Lycenion. Je devais passer une quinzaine de jours chez ma parente, selon les instructions de mon père, qui voulait fermement que les écus de cette vieille personne ne prissent, à sa mort, d’autre chemin que celui de mon escarcelle : il m’était loisible de prolonger mon séjour aussi longtemps que je le voudrais, mais non de le raccourcir. La tante Evrardine était une ruine dont chaque jour les rhumatismes arrachaient quelque pierre. Elle se mourait de froid, avec résignation, du reste, en gémissant autant de patenôtres dans sa journée que l’eût pu faire un moulin à prières. Elle ne vivait pas seule. Une quinquagénaire, la jeune sœur de feu l’époux d’Évrardine, lui tenait compagnie, la soignait charitablement, sans arrière-pensée, j’en suis sûr, étant de nature peu cupide et copieusement pourvue de rentes. Mon père, d’ailleurs, ne se méfiait pas d’elle, lui qui détenait le flair « héritier » le plus subtil qu’oncques j’aie connu à créature sublunaire.

Mme Alice Dervylle ne m’était pas inconnue, bien que son établissement chez ma tante fût de date récente. Mais je l’avais peu fréquentée. Quand je me trouvai seul avec elle, ma tante, et trois parques chenues qui constituaient la domesticité, elle attira forcément mon attention. C’était une femme bien en chair, avec d’énergiques cheveux poivre et sel, le poivre et sel agréable qui résulte du contraste tranché des deux nuances ; un teint qui n’était pas encore entièrement passé, encore qu’il commençât à tourner au cuivre ; des traits ravagés, mais prompts ; des yeux couleur de tourmaline, encore beaux — véhéments et tristes, quémandeurs et généreux, légèrement gâtés par des sclérotiques fibrillées de sang — une main de forme charmante, où la peau se parcheminait, et beaucoup de vitesse dans les mouvements. Dans un tel désert de femmes, préoccupé comme je l’étais d’une seule chose, attisé encore par l’air maritime, ce crépuscule humain m’hypnotisa. Ah ! c’était loin de mes songes ; mais quand les sens commandent, le fond emporte la forme.

Je me trouvai souvent sur le chemin de Mme Dervylle. La pauvre femme s’en aperçut, et tendre, et aimante, et pleine du regret d’un étincelant passé, elle eut si peur d’une déconvenue qu’elle profita de la première occasion favorable, le cinquième jour après mon arrivée.

Elle fut si douce, si câline, et tout ensemble si délicate et véhémente, que, d’abord, ce me parut chose exquise. Mais j’avais trop de lectures, trop de conversations avec des jeunes hommes maussades, pour ne pas avoir mon retour sur moi-même. Après une huitaine de jours d’abandon, je décidai l’aventure humiliante. Le souvenir de deux ou trois scènes de roman, celle de Bouvard et de Pécuchet, celle de Bel-Ami, etc., me vinrent gâter mon plaisir. Et, considérant les rides, les fibrilles rouges des sclérotiques, je me répétais méchamment : « Vieille ! Vieille ! » en me gaussant de mon ridicule triomphe. Alors, je résolus de filer strictement à la date réglementaire ; j’annonçai mon départ à la tante Evrardine. J’eus la même sensation que si j’avais donné un coup de couteau en voyant l’affreuse pâleur, le grelottement d’Alice Dervylle, en rencontrant son regard plein d’humilité, de supplication infinie ! C’était l’après-midi et jusqu’au soir, la lamentable créature se contint.

Mais lorsque, après le dîner, je m’en fus au jardin fumer ma cigarette parmi les passeroses et les grandes pivoines, je me sentis saisir le bras et entraîner vers l’ombre, sous les frênes. Là, j’entendis une voix profonde, une voix de la grande réalité essentielle, qui me consterna d’autant plus qu’on ne tentait aucun des gestes maladroits, aucune des étreintes irritantes par quoi une femme sur le retour gâte sa douleur.

— Vous ne vous pardonnerez pas ! murmurait-elle. Cette cruauté pèsera inutilement sur votre vie… elle vous paraîtra misérable et mesquine… et inintelligente aussi, car enfin, pourquoi rompre avant terme une chose qui n’a pas réellement cessé pour vous d’avoir sa douceur ! Êtes-vous donc si sûr de trouver l’amour à votre premier geste ? Ne craignez-vous pas de rencontrer une dureté qui vous fera paraître votre conduite plus impardonnable ?… C’est votre amour-propre qui parle… c’est lui seul qui vous fait fuir… c’est lui aussi qui vous punira plus tard. Ayez un peu d’indulgence pour vous-même et beaucoup de pitié pour moi ! Je connais déjà votre cœur — il est généreux : vous vous souviendrez avec plaisir de ne vous être pas conduit comme une brute…

Je fus très troublé par ces paroles, peut-être surtout à cause de l’accent intime, vrai, sans violence, sans dissonance qui les accompagnait. D’abord la compassion domina, une compassion solennelle et molle comme ces ramures parmi lesquelles brûlaient des petits feux des étoiles ; puis l’émotion changea de forme, elle se mêla des parfums de l’herbe et des syringas, et surtout de ceux d’Alice, qui étaient choisis avec soin ; puis les souvenirs accoururent, proches, impérieux, pleins d’une sensualité charmante… Un coup de théâtre acheva de me vaincre : la lune se leva au fond du jardin, elle mit sa lueur indécise autour de ma maîtresse. Dans cette lueur, les ravages de la face, la rougeur des sclérotiques s’effaçaient. Mme Dervylle apparaissait à peu près comme elle devait apparaître lorsqu’elle était jeune, lorsque la fraîcheur régnait sur sa peau, que sa chevelure était noire… Elle vit bien mon trouble et, sachant qu’elle le pouvait maintenant sans être maladroite, elle posa contre le mien son corps souple, elle mit près de mes lèvres sa tête embaumée : le délire fut trop vif pour ne pas enchaîner mon amour-propre…

Je passai toutes mes vacances chez ma tante, j’y revins à Noël, puis à Pâques, heureux maintenant de donner le bonheur et par là même apte à le recevoir.

L’aventure finit sans doute, mais avec grâce, mais en laissant à chacun de nous un beau souvenir, quand, au sortir de Saint-Cyr, je demandai et obtins de partir pour l’Afrique… Et je vous assure, acheva Perdange, que je songe à cette idylle avec autant de plaisir, et plus d’attendrissement, qu’aux plus gracieuses aventures de ma jeunesse.

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