Le Coffre-fort (Rosny aîné)/L’Arracheuse d’Amour

F. Rouff (p. 20-21).

L’ARRACHEUSE D’AMOUR



Moi, fit Blondel, mon premier amour me fut arraché en même temps qu’une dent. C’est une histoire plutôt niaise, mais toutes les histoires personnelles ne le sont-elles pas ?

Dans ma dix-huitième année, j’étais amoureux de la femme d’un dentiste, qui habitait la petite ville de N…-sur-l’Escaut. Cette dame flamande aurait tout aussi bien pu être Napolitaine, avec ses cheveux de poix fraîche, ses yeux noir de fumée et son teint mat légèrement safrané. Elle marchait bien, avec une petite ondulation féline et des mouvements délicats, dans une ville où les femmes tanguent comme de vieux matelots, lorsqu’elles n’allongent pas leurs compas ainsi que des autruches. Je me cachais pour la voir passer sur le mail ou près de la basilique ; je poussais parfois l’audace jusqu’à la suivre à cent mètres de distance, dans la rue des Boulangers ou le long du vieux rempart. Les mœurs de l’endroit et mon imagination qui était vive, mais timorée, formaient mes espérances. À vrai dire, j’étais amoureux pour l’être, sans songer au lendemain, ce qui est la meilleure façon et, à coup sûr, la seule qui n’expose pas un adolescent à des déceptions ou à des coups de pied dans le derrière. Tout ce que je rêvais, c’était quelque frôlement de main, quelque tour de valse au bal de la sous-préfecture, quelques paroles tendres. Les circonstances ne favorisaient pas mon idylle. À la suite d’une contestation entre mon père et le dentiste, au sujet d’une partie de quilles, les deux hommes ne se parlaient plus : la réconciliation était d’autant plus improbable que ma mère se montrait enchantée de la brouille, ayant toujours fréquenté à son corps défendant des gens qui travaillent la mâchoire du prochain. Tout ce que je pouvais donc faire était de soupirer à distance. Je ne m’en faisais pas faute et, au vrai, je menais une existence heureuse, l’amour me laissant insensible aux petits inconvénients de la vie.

Il n’y avait pas de raison pour que cela ne me menât pas jusqu’à ma vingtième année, époque où il était convenu qu’on m’emballerait pour la capitale. Mais je devais être une victime des circonstances. Un beau matin, le dentiste entreprit, je ne sais pour quelle cause, un voyage qui devait durer trois ou quatre jours. L’idée que sa femme allait être seule me causa d’abord un mystérieux plaisir, puis me remplit de je ne sais quelle confuse inquiétude. Me voilà allant et venant, surveillant de loin une enseigne qui comportait une énorme mâchoire dorée et divers instruments symboliques. En vain, luttai-je contre ce que je sentais être une imbécillité : de tout le jour, je ne fus jamais une demi-heure sans aller guigner la maison du dentiste.

Le soir vint, un soir brumeux et morose, un de ces soirs d’automne qui, dans le Nord, ont quelque chose de la navrance des soirs anglais. À peine quelque artisan attardé et quelque pilier de cabaret circulaient dans les rues de la petite ville. Couvert d’un manteau et coiffé d’un chapeau à bords rabattus, qui me rendaient méconnaissable dans la pénombre, je continuais mon absurde surveillance. Peu à peu j’étais arrivé à la conviction que mon aimée courait un péril. Des histoires de crime me traversaient la tête, qui prenaient d’autant plus de consistance que le dentiste habitait un peu à l’écart, au coin du mail. Et puis (les deux choses se mêlaient étrangement dans ma cervelle), à force de m’hypnotiser sur la maison, j’étais pris d’un désir violent d’y entrer, de me jeter aux pieds de la jeune femme, de lui déclarer enfin mon amour. Plein de ces pensées, j’avais fini par approcher de la porte. Ici, un de ces hasards qui décident de la destinée vint simplifier la situation : la porte, par la faute d’une servante ou pour toute autre cause, était entre-bâillée. Je la poussai, et en même temps le diable me poussa : j’étais dans le corridor, je me heurtai contre un porte-parapluie qui se renversa avec un bruit de ferraille.

Tandis que je m’arrêtais, glacé, médusé, un rai de lumière me frappa au visage et je vis devant moi une grosse domestique barbue qui me demanda :

— Que désirez-vous ?

— Je désire voir Mme Delmar, fis-je ; j’ai mal à une dent…

Ma réponse n’était pas aussi ridicule qu’elle en avait l’air. Il faut savoir que ma bien-aimée aidait fort dextrement son époux dans l’art d’extraire des chicots au prochain. Non seulement, elle y aidait, mais, bravant les ordonnances, elle ne se gênait pas, dans un cas pressé, le mari absent, pour débarrasser les clients d’une molaire douloureuse. Or, j’avais justement une dent qui, de-ci de-là, me faisait sentir, avec douceur encore, sa carie.

— Entrez ! fit la bonne d’un air bourru, en m’introduisant dans un petit salon. Je vais avertir madame.

Le cœur me battit furieusement. Et, en une seconde, ma résolution fut prise : à défaut d’autre prétexte pour justifier ma visite, je me laisserais extirper ma mâchelière. Cette décision héroïque me remplit d’un incroyable enthousiasme. Je me figurais d’extraordinaires délices à être étendu devant elle dans le classique fauteuil, à sentir le frôlement de sa manche, et surtout à voir sa main brune s’avancer vers mes lèvres, comme pour recevoir un baiser. J’en avais l’eau à la bouche !

Je n’attendis pas longtemps : les cheveux de ténèbres, le visage mat de la jeune dentiste apparurent, et je me mis à balbutier, plein de trouble. Mais son sourire, un sourire un peu professionnel quand j’y pense, me rassura. Je devins héroïque. J’expliquai rapidement que j’avais mal, j’entrai sans appréhension dans le lieu du supplice et m’installai dans le fauteuil opératoire.

Ce fut d’abord très doux. Je vis de près ce visage qui hantait mes jours et mes nuits : de grandes prunelles de velours se fixèrent sur mon visage, une main douce et fine me toucha la tête pour rectifier la position, des étoffes soyeuses bruirent…

À cette époque, le principe, surtout dans les petites villes, était encore d’arracher, plutôt que de guérir. Et quant aux anesthésiques, leur règne venait à peine d’éclore : on ne les utilisait guère chez le dentiste.

Ma bien-aimée me dit d’une voix argentine :

— Elle est avancée… Il faudra l’extraire.

Elle avait un sourire tendre, un air penché, un regard rêveur. Je me figurais être proche du Jardin des Hespérides, plutôt que du supplice. Et je lui murmurai langoureusement :

— Comme vous voudrez !

Elle se mit à enrouler, avec grâce, de la toile autour d’un davier. Je la regardais faire. Et peu à peu, les cheveux me parurent trop noirs, les yeux trop sombres, le visage si régulier qu’il en était dur et la bouche implacable. Il me semblait qu’à chaque tour de la toile, une douceur s’enlevait d’elle. Quand elle revint à moi, je dus me roidir pour ne pas sauter sur elle et lui arracher l’instrument. Mais un dernier sursaut de mon amour me donna du courage. J’ouvris la bouche en m’attachant de toute la force de mes mains aux bras du fauteuil. Brusquement, il se passa quelque chose d’affreux dans les racines de mon être ; ma mâchoire craqua épouvantablement, je crus qu’on m’arrachait la tête.

Et quand la dent vint enfin, je sentis bien que le même instrument qui me l’avait extirpée, m’avait extirpé mon amour.

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