Le Clavecin de Diderot/Le surréalisme

Éditions surréalistes (p. 58-64).

LE SURRÉALISME

Afin de situer historiquement le surréalisme, il importe de constater que ce mouvement (avant même qu’il n’ait pris place dans le cadre vivant du matérialisme dialectique[1]) avait déjà gratifié d’une jolie petite pluie de charbons ardents, le bazar de la Réalité capitaliste et cléricale, de cette Réalité que prétendait nous imposer, à jamais, le réalisme à forme agressivement bondieusarde ou laïque, du scepticisme passif à la fanfaronnade conformiste.

Le bazar de la Réalité avait bien les mêmes titres à l’incendie que celui de la Charité, son jumeau en hypocrisie où voici plusieurs lustres, périt la fine fleur de l’aristocratie. Il aura donc eu, comme ce dernier, ses profiteurs, ses victimes et aussi ses héros. Fils et filles soumises aux plus grossiers et actuels de leurs intérêts, vestaux et vestales d’un culte, hors des limites duquel, ils se sentiraient perdus, moins que morts, ils voudraient croire encore que, de tous les décombres, va renaître un temple Phœnix.

Ils se brûlent les doigts, se rôtissent ce qu’ils ont de plus doux en fait de petite peau douce. Qu’importe. Ils font leur purgatoire sur terre. Avec l’espoir de sauver et leurs âmes et la classique, bornée, imperméable, pétrifiée, notion de personne, sans laquelle, ils ne sauraient vivre.

De l’obscurantisme, est né, a vécu, continue de vivre l’idée de Dieu. Or, Dieu, tant qu’il n’aura pas été chassé comme une bête puante de l’Univers, ne cessera de donner à désespérer de tout, et d’abord de la connaissance, la connaissance appliquée, la Révolution qui, seule, peut chasser Dieu. Dans ces constatations, les douteurs professionnels verraient autant de têtes de dilemme. Mais qu’importe, l’hydre scolastique. Comme l’a écrit Lénine, ce n’est point à coups de syllogismes qu’on finira de venir à bout de l’idéalisme. D’immenses étendues sont aujourd’hui, purifiées de Dieu. L’U.R.S.S. vigoureusement athée, voici trois lustres, était encore la Russie des pogromes, la Sainte-Russie orthodoxe et tsariste, digne alliée de cette belle France, où sous le couvert d’une feinte séparation, l’Église et l’État, mieux que jamais sont de connivence pour organiser, à coups de sabre et de goupillon, avec l’art militaire, civil et religieux que l’on sait, la répression policière dans la métropole, et aux colonies, des jolis petits massacres d’Indo-Chinois et des expéditions punitives çà et là.

Les missionnaires (se rappeler le pavillon des missions à l’Exposition coloniale et les femmes-curés qui, dans les cases, faisaient travailler les négresses, sous l’œil ravi des badauds) ont pour mission d’exhorter les persécutés à continuer de se laisser persécuter. Aussi, ministres de Dieu sur la terre, travaillent-ils à mettre dans les esprits l’espoir d’un monde meilleur.

Les prétentions à l’objectivité de tant d’intellectuels, les soi-disant neutralités littéraire, poétique, philosophique et autres ne sont, au bout du compte, que de sournoises mais solides alliances entre qui fait profession de penser et un état des faits, qui, justement, donne à penser, que la pensée devrait commencer par renoncer aux habitudes de petit confort et d’assoupissement, qui, lui ont permis de tolérer l’intolérable.

Le surréalisme, par le truchement de telle ou telle œuvre individuelle et encore et surtout, par son activité collective, ses enquêtes sur le suicide, la sexualité, l’amour, par ses très justes injures à la France lors de la guerre du Maroc, par ses tracts à l’occasion de l’Exposition coloniale, de l’incendie des couvents par les révolutionnaires espagnols, le surréalisme a mis les pieds dans le plat de l’opportunisme contemporain, lequel plat n’était, d’ailleurs, comme chacun sait, qu’une vulgaire assiette au beurre.

Le surréalisme s’est attaqué, s’attaquera aux problèmes qui ne sont éternels que par la peur qu’ils n’ont cessé d’inspirer à l’homme. Ses propres faits et gestes et œuvres ne l’ont pas arrêté en chemin, ou plutôt, ceux d’entre les surréalistes que l’ambition, la sottise, le narcissisme ramenèrent aux bords des marais complaisants, de ce fait, redevinrent des littérateurs, à l’image de tous les littérateurs, c’est-à-dire occupés à chercher, dans les premières flaques venues, les reflets morts de leurs piètres personnes, au lieu d’accepter de laisser jouer, à la surface et au fond d’eux-mêmes le monde, ses lumières, sa vie.

C’est d’ailleurs par une attaque contre tout ce que la théorie de l’art pour l’art avait déifié, à propos de choses écrites et peintes, que Dada, précurseur du surréalisme, avait commencé le travail de théoclastie.

Extraire des abîmes ce que l’homme avait sacré trésors, justement, parce que la masse d’ignorance, d’oubli, de refus qu’il avait mis entre sa conscience et ses soi-disant trésors, lui permettait, seule, de les considérer comme tels ; amener au monde des phénomènes par les moyens qui lui étaient propres (sommeil, transcription de rêves, écriture automatique, simulations de délires nettement caractérisés) ce que, sous les épaisseurs dont elle l’avait enveloppé, chaque créature considérait comme son noyau nouménal ; remuer l’inconscient, jusqu’alors taupinière où les désirs de l’homme se recroquevillaient, s’estropiaient dans la crainte des avalanches homicides ; dans la terre qui semblait condamnée à l’éboulis, tracer de larges routes claires, lumineuses ; livrer à la circulation tout ce qui était zone interdite ; désigner de nouvelles voies de communication aux esprits qui voulant faire bon visage à mauvais sort, s’efforçaient de tirer parti, orgueil d’un isolement dont ils feignaient de prendre la stupide misère pour une pathétique magnificence ; ces points de vue étaient aussi des points de rencontre avec Marx et Engels, pour qui la chose en soi, au lieu de rester l’insaisissable de la philosophie kantienne, le tabou des derniers retranchements métaphysiques devait, au contraire, se métamorphoser en chose pour les autres.

Ainsi, de l’humain desséché, le surréalisme ressuscitait l’homme. L’homme qui ne peut se sentir vivant que dans un monde vivant.

Dans le premier manifeste du surréalisme, Breton avait écrit :

« Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface et de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite au contrôle de la raison. »

Cette volonté de ne point se laisser perdre les forces, n’était-ce point elle qui faisait écrire à Marx, dans sa Deuxième thèse sur Feuerbach :

« La question de savoir si la pensée humaine est objectivement vraie est une question pratique et non théorique. C’est dans la pratique que l’homme doit démontrer la véracité c’est-à-dire la réalité, la puissance, l’en-deçà de sa pensée. Toute discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée est purement scolastique. »

  1. Victor Crastre a constaté : « Curieuse rencontre. Une idée hégélienne commande l’accord des surréalistes et des marxistes, du marxisme, tout au moins Hegel qui fut le maître de Marx est aussi celui des surréalistes. »