Le Cimetière de Loyasse/Introduction

Il n’existait point autrefois, à Lyon, de cimetière général : chaque paroisse y possédait son cimetière particulier. Ces champs de deuil, placés dans des lieux non convenables et d’une trop faible étendue, n’étaient, à proprement parler, que de misérables charniers, où les corps disparaissaient entassés dans des fosses communes. Impossible alors de pouvoir marquer la tombe d’un ami, ni de venir verser quelques larmes sur ses cendres ; et la seule consolation qui reste souvent à une âme sensible, celle d’aller raviver sa douleur, sur cette terre qui couvre la dépouille mortelle d’un père, d’un époux, d’une fille chérie, on en était même privé ![1]

Entourés d’habitations, ils offraient un triste et bien pénible spectacle aux personnes du voisinage. Les émanations putrides qui s’en échappaient, en viciant l’air, devenaient encore une cause grave d’insalubrité, et pouvaient occasionner les plus grands malheurs. Ils n’avaient subsisté que trop longtemps : on les supprima. [2]

Il ne restait plus que le cimetière de la Magdeleine, propriété des Hôpitaux, et jusque-là exclusivement affecté au service de ces établissemens, et un autre petit cimetière, à St-Just, appelé le Cimetière des Quatre-Vents[3]. Dès-lors toutes les inhumations eurent lieu dans ces deux cimetières ; mais là encore on ne pouvait faire ce que la décence et le respect pour la cendre des morts exigent : l’exiguité des lieux s’y opposait. On ne pouvait, à plus forte raison, disposer d’aucune portion de terrain pour érection de monumens funèbres : c’eût été diminuer un espace déja trop resserré ; et cependant, depuis qu’une sage prudence avait interdit toute inhumation dans les Églises, on sentait la nécessité de pouvoir en consacrer une partie à cet objet. Marquer la place où reposent les restes mortels du bienfaiteur de son pays, élever des monumens à la vertu, au mérite, à des services éminens, c’est acquitter la dette de la reconnaissance publique, et c’est en même temps offrir une louable émulation à la vertu. C’était le devoir d’une administration sage d’en faciliter la possibilité.

Dans une ville ensuite où la population se distingue principalement par une éminente piété, par la douceur de ses mœurs ; où les familles vivent entre elles dans un lien d’affection très étroit, on devait naturellement désirer de pouvoir permettre, aux personnes qui en feraient la demande, l’établissement de sépultures particulières. Conserver les cendres de ses pères a été, de tout temps et chez tous les peuples, la religion des familles.

C’est sous l’administration de M. Faye de Sathonay que la ville fit l’acquisition, au territoire de Loyasse, du terrain qui sert aujourd’hui de cimetière. Aucun lien n’était plus convenable : éloigné de toute habitation, parfaitement exposé au nord, il ne peut laisser craindre aucun danger sous le rapport de la salubrité. Placé à l’extrémité du plateau de Fourvières, dans un lieu retiré, solitaire, il offre le calme, la tranquillité aux personnes qui viennent donner quelques pleurs à la mémoire de leurs frères, ou méditer, dans ce saint lieu, sur le néant et l’instabilité des choses humaines.

Non, ce champ du repos ne pouvait être mis ailleurs. Soit que vous gravissiez la montagne sainte qui y conduit, soit qu’étant arrivé vous jetiez vos regards autour de vous, ou que vous les reportiez dans le passé, là tout est enseignement. Placé sur les ruines du vieux Lugdunum, les cendres des morts se mêlent à la poussière des constructions romaines. L’Antiquaille, cet ancien palais des empereurs, se présente à vous avec ses souvenirs de gloire, de fêtes et de magnificence ; aujourd’hui, servant d’hospice aux aliénés, il ne semble placé sur le chemin de Loyasse que pour nous rappeler la faiblesse de notre nature, et le peu de stabilité des choses humaines. Puis l’antique chapelle de Fourvières, où, chaque jour, dans la douleur, dans la prospérité, la piété adresse à la mère de Dieu des prières, des vœux, des actions de grâces. Puis, enfin, ces ruelles étroites, longues, silencieuses, bordées de murailles élevées, où vous ne rencontrez que quelques personnes les yeux mouillés de pleurs, le cœur gros. Vous êtes encore dans Lyon, et c’est déjà le silence de la mort !

Dans sa séance du 28 janvier 1811, le conseil municipal arrêta les parties de terrain qui pourraient être aliénées, et il régla, conformément aux dispositions du décret du 23 prairial an 12, sur les sépultures, les conditions auxquelles ces concessions auraient lieu[4]. Enfin la ville fut autorisée, par décret du 18 avril 1812, à consentir des aliénations en faveur des personnes qui en feraient la demande.

Bientôt des monumens s’élevèrent sur tous les points. La reconnaissance publique fit les frais de plusieurs, d’autres sont dus à la piété filiale, à la tendresse conjugale et fraternelle, ou aux doux liens de l’amitié. Les arts, s’associant à la douleur, sont venus embellir ce lieu de tristesse et de deuil. Plusieurs des monumens, dont on leur est redevable, sont de véritables chefs-d’œuvre, et peuvent être avantageusement comparés à ce qui existe de mieux en ce genre.

Les fleurs, les arbustes que l’an cultive avec soin dans la plupart des sépultures ; les couronnes placées sur les tombeaux, ou suspendues aux monumens, aux croix ; les expressions touchantes qui se lisent sur la plupart des inscriptions ; tout, dans cette terre sainte, respire la piété, la reconnaissance, la sensibilité.

Aussi, le cimetière de Loyasse, après celui du père Lachaise, à Paris, est sans contredit le cimetière le plus remarquable de France. Les mausolées, les tombeaux, les chapelles sépulcrales, les obélisques, les colonnes funéraires, construits avec élégance et somptuosité, qui s’élèvent de toute part, sortent à ce champ de deuil ce qu’il aurait de trop pénible, en même temps qu’ils impriment, par les heureuses combinaisons de leur forme, et les ornemens symboliques de sculpture qui les décorent, un nouveau sentiment de tristesse et de respect.

La partie à droite, en entrant, est affectée à l’inhumation des familles protestantes ; le surplus du cimetière l’est pour les catholiques[5]. Une plantation d’arbres circulaire, faite au milieu de cet enclos, empêche qu’on ne s’aperçoive des inégalités du terrain. Deux rangs de tombes sont placées sous ces arbres, et en dedans de cette ligne, sur une largeur de cinq mètres, se trouve le terrain destiné à l’érection des monumens funèbres. Ce terrain, ainsi que celui qui avoisine les murs de clôture, et dont la destination est la même, a été aliéné par la ville. Outre ces emplacemens, la ville a encore fait des concessions de terrain sur trois lignes différentes, dont deux parallèles, allant du nord au midi, et une autre tirant de l’est à l’ouest.

Ces différents espaces, concédés par la ville, représentent, savoir : pour monumens, 280 masses de cinq mètres sur chaque face, qui, à 1,200 fr. l’une, donnent une somme de 336,000 fr.

Pour pierres tumulaires, l’emplacement nécessaire pour placer 1900 pierres, d’un mètre de largeur sur une longueur de deux mètres, et qui, à 200 fr. pour chaque pierre, présentent un total de 380,000 fr.

Il est juste de faire remarquer qu’il reste encore à concéder, dans ce moment, environ la moitié des emplacemens destinés au placement des pierres tumulaires, ce qui réduit les ventes de terrain faites jusqu’à ce jour, à la somme approximative de 526,000 fr.

Le quart de cette somme ayant été versé dans la caisse des hospices, il reste un total de 394,500 fr., ce qui donne, pour les vingt années écoulées depuis 1812, une moyenne de 19,725 fr. de recette pour chaque année.

En effet, on voit figurer au budget de la ville, pour l’année 1833, au chapitre des recettes ordinaires, une somme de 24,000 fr., sous le titre de ventes de terrain pour sépultures particulières, avec l’indication que pour l’exercice 1832, la recette, pour le même objet, a été de 19,831 fr.

Pour pouvoir consentir de nouvelles ventes de terrain, l’administration a cherché à agrandir le cimetière : elle a acquis de M. l’abbé Caille et de Me Fayolle, une portion de terrain au midi de sa propriété, de l’étendue de deux hectares environ.

Elle a disposé, dans ce nouvel espace, 158 masses de cinq mètres sur chaque face pour monumens, et l’emplacement nécessaire pour contenir 880 pierres tumulaires, ce qui doit offrir à la ville, indépendamment du tiers versé dans la caisse des hospices, une somme de 274,200 fr.

Le service des inhumations est encore une autre source de revenus pour la ville de Lyon. Son produit net figure au budjet de 1833, pour une somme de 13,000 fr.[6]

Sur 5,000 à 5,500 décès qui arrivent chaque année à Lyon, ce cimetière reçoit environ 1,500 corps ; et quoiqu’une assez grande partie des inhumations aient lieu dans les sépultures particulières, assez souvent on ne peut pas même attendre la sixième année pour faire le renouvellement des fosses. Il est donc au moins trois fois plus petit que ne le comportent les besoins de la ville. L’agrandissement qu’on vient de lui faire subir n’apportera aucun changement, car l’administration, n’ayant en tout cela pensé qu’aux ventes de terrain, a laissé fort peu d’espace pour les sépultures ordinaires.

Il serait temps cependant que les abus révoltans qui existent encore, disparussent entièrement, et que la ville, qui profite des dispositions du décret du 23 prairial an 12, pour vendre ses masses de terrain à des prix très élevés, et pour percevoir des droits exhorbitans sur les inhumations, se conformât aux prescriptions du même décret sur la police des lieux de sépulture, et sur les inhumations en général.

Cette ville, qui encaisse chaque année un bénéfice net de quarante à cinquante mille francs sur ce service, peut-elle se soustraire aux obligations que lui impose la loi, et faire moins, elle, avec ses trois millions cinq cent mille francs de revenus, pour les indigens qui y meurent, que la dernière des communes du département ?

Si elle ne peut s’y soustraire, pourquoi jette-t-elle, chaque année, dans les charniers de la Magdeleine, les trois-quarts de ses morts, lorsque la loi lui fait une obligation de les déposer, chacun séparément, dans une fosse particulière ? Pourquoi, dans le cimetière de Loyasse, là cependant où l’on fait payer assez chèrement le droit d’être enterré, un corps ne peut-il y reposer tranquille au moins pendant cinq années ? Pourquoi là, après la première année de l’inhumation, vient-on fouiller impitoyablement la terre qui le couvre, pour y déposer un nouveau corps ? Serait-ce, Grand Dieu ! une épouvantable combinaison pour forcer à l’achat des terrains !.. Ah ! dans ce cas, honte, mille fois honte à l’auteur de ce calcul barbare ! Il mérite un éternel mépris[7].

Mais, ceci est à peine croyable, et l’on ne peut le dire sans éprouver un sentiment d’horreur, pourquoi, avant de conduire les corps à la Madeleine, et tandis qu’ils sont au Dépôt, des malheureux ont-ils l’infâme mission de venir les dépouiller de leur bière ? N’est-ce pas une violation de tombeau des plus révoltantes ! Ce cercueil, qui renferme les restes mortels d’un père, d’une mère chéris ; qui a été acheté par des enfans indigens, ou fourni par la charité publique, n’est-il pas un objet doublement sacré ! Qui vous donne le droit de vous en emparer ? Ah ! sans consulter la loi qui vous en fait un crime, si vous aviez vu cette jeune femme en pleurs, employer jusqu’à son dernier sou pour pouvoir déposer l’enfant qu’elle chérissait, dans cette frêle caisse que vous convoitez, oseriez-vous y porter vos mains sacrilèges, et ne reculeriez-vous pas à cette seule pensée !

Toutefois, à chacun ses œuvres, et ne rendons pas l’administration actuelle coupable des monstrueux abus qui existent ; elle les a trouvés subsistant en arrivant au pouvoir, et, pour son propre honneur, croyons même qu’elle n’en est pas informée.

Mais les choses ne peuvent, sans crime, rester dans cet état plus longtemps : il faut que le cimetière général soit agrandi, non pas seulement pour y disposer des emplacemens pour sépultures particulières, mais pour y recevoir les corps de toutes les personnes qui meurent dans Lyon. Ainsi le veut la loi. Chaque corps doit être déposé dans une fosse séparée ; chaque fosse ne peut servir à une nouvelle sépulture qu’après un tel laps de temps ; faire autrement c’est insulter à la cendre des morts, c’est violer la loi. Que le malheureux puisse donc au moins une fois, dans cette opulente cité, jeter une fleur sur la tombe de son vieux père, et qu’il ne soit pas dit, qu’à LYON SEUL, le chien du pauvre ne peut suivre son convoi.

En visitant le cimetière de Loyasse, et en voyant les dégradations que le temps fait subir chaque jour aux monumens qui y sont élevés, j’ai pensé qu’en reproduisant, tandis qu’il en est temps encore, toutes les inscriptions qu’ils portent, ce serait élever un monument plus durable à la mémoire des personnes dont ils doivent perpétuer le souvenir. Tel est le but que je me suis proposé. Je n’ai omis aucun monument, aucune inscription, depuis celle qui se lit sur la pierre de la plus simple tombe, jusqu’à celle gravée sur le plus beau mausolée[8]. Un plan topographique de ce cimetière, que j’ai placé à la fin de l’ouvrage, indique le lieu de chaque sépulture, de chaque monument, de chaque tombe ; enfin plusieurs planches, qui y sont également jointes, donnent le dessin au trait des monumens les plus remarquables.

Ce n’était point m’éloigner de mon sujet, que d’esquisser les abus qui existent à Lyon, sur le service des inhumations en général : je me le suis permis. Dieu veuille que l’appel que je fais à l’administration municipale soit entendu, et qu’elle s’empresse de les faire entièrement disparaître.

  1. Pour éviter d’être enterrés dans les cimetières des paroisses, il n’était pas rare de voir alors des gens fortunés se faire transporter à l’hôpital avant de mourir, afin de pouvoir être enterrés dans le cimetière de cette maison.
  2. Ces cimetières, presque tous placés près des églises, furent supprimés à l’époque de la révolution.
  3. Il était placé immédiatement au-dessous du lieu où sont aujourd’hui les télégraphes. Le génie s’en empara en 1815 pour construire à la place des fortifications. La terre fut impitoyablement fouillée, et il ne resta plus aucun vestige des nombreuses tombes qui s’y trouvaient. On y voit cependant encore aujourd’hui quelques pierres tumulaires contre les murs ; il est à désirer que l’administration les fasse transporter au cimetière de Loyasse.
  4. Une nouvelle délibération du conseil municipal, en date du 29 mars 1850, approuvée par ordonnance royale du 25 février 1831, a apporté quelques modifications au premier tarif. Les prix des emplacemens à vendre sont aujourd’hui fixés ainsi qu’il suit :
    POUR PIERRES TUMULAIRES,

    Un espace d’un mètre de face sur deux mètres de longueur, cent cinquante francs.

    POUR MONUMENS,

    Une demi-masse de deux mètres et demi de face sur cinq de longueur, quatre cent cinquante francs.

    Une masse de cinq mètres sur chacune des quatre faces, neuf cents francs.

    En sus des sommes à payer à la ville pour l’acquisition du terrain, les familles sont tenues, en conformité de l’art. 11 du décret du 23 prairial an 12, de verser dans la caisse des hôpitaux une somme qui ne peut être moindre du tiers de celle payée à la ville.

    Toutes les autres dispositions de la délibération du conseil du 11 janvier 1811 sont toujours en vigueur ; voici les principales :

    « Art. 5. Ces différentes parties de terrain seront aliénées sans retour, et ne pourront jamais être employées à aucun autre usage.

    « Art. 7. En ce qui concerne les tombeaux de famille, le concessionnaire, et après lui le chef de famille, ou celui auquel le tombeau aura été transmis par disposition de dernière volonté, pourra seul prononcer sur le droit d’y être inhumé, et l’accorder même pour un étranger à la famille. Ces parties du sol une fois aliénées, ne pourront être vendues par qui que ce soit, ni changer de destination ; et les monumens ou caveaux qui y auront été construits, demeureront à jamais fermés, lorsque la famille de l’acquéreur du sol sera éteinte sans avoir transmis son droit à tout autre.

    « Art. 8. Il sera libre d’ajouter à volonté à la décoration de ces tombeaux de famille ; mais nul ne pourra dégrader les monumens élevés par ses auteurs, ni disposer des statues, emblèmes ou ornemens quelconques qu’ils y auraient placés. »

  5. Voyez le plan topographique placé à la fin du volume, qui indique toutes les parties de terrain destinées à l’établissement de sépultures particulières.
  6. Tout porte à croire qu’il y erreur dans ce chiffre, car la somme doit être plus élevée. Voici le tarif des frais :
    Corps au dessus de 12 ans
    au Cimetière de Loyasse 
     34 »
    au dépôt 
     12 »
    Corps de 7 à 12 ans
    au Cimetière de Loyasse 
     18 »
    au dépôt 
     7 »
    Corps au dessous de 5 ans
    au Cimetière de Loyasse 
     12 »
    au dépôt 
     5 50
  7. Sur cinq mille cinq cents décès arrivés à Lyon en 1833, quatre mille corps environ ont été transportés à la Magdeleine. Le gouffre qui les a reçus, d’environ vingt pieds sur quarante à peu près de longueur, servira au même usage au moins pendant quinze années. On engloutira donc, dans ce faible espace, plus de soixante mille corps. À Loyasse, après la première année de l’inhumation d’un grand corps, on dépose dans la même fosse ou sur ses côtés, à une moindre profondeur à la vérité, le cercueil d’un enfant.
  8. Quelques-unes ne sont pas marquées au coin du bon goût, mais j’ai dû copier fidèlement.