H.-L. Delloye (IVp. 129-142).

XXVII.

Wapping.

« Vous savez bien, Mirabeau, reprit le prince sans qu’il semblât écouter la réponse, que ces titres de prince et d’altesse ne me conviennent pas, que je les ai reniés depuis longtemps et que depuis longtemps je ne rougis plus de mon père… Monfort le cocher ! »
(Barnave, tome III.)

Le maître d’armes était exactement renseigné ; le chevalier ne pouvait entendre ces misérables calomnies, il était parti de la veille pour l’Angleterre…

Ce voyage, il ne l’avait entrepris ou plutôt accepté (on verra tout à l’heure avec quel étrange compagnon) que pour échapper à la tourmente de pensées soulevées en lui par toutes les péripéties de ce drame.

Il avait parcouru en quelques jours un cercle d’émotions qui eût pu suffire à la vie entière d’un autre…

Il s’était vu insulté par un jeune homme, et au moment de lever son glaive contre lui, une voix qu’il n’avait pas entendue jusque-là lui avait crié de ne pas tuer son frère !

La même voix, jetant bientôt dans son âme un trouble inconnu, lui avait appris un secret que suivent d’ordinaire le bonheur et les caresses, elle lui avait crié : « Je suis ton père ! » et cependant après ce cri, le chevalier s’était trouvé seul et délaissé comme auparavant…

Ce glaive une fois tombé de ses mains, — sa porte ne s’était point ouverte à ces deux nouveaux visiteurs, son père et son frère ; nul n’était venu ; il semblait en vérité que tout cela fût un rêve ou tout au moins une combinaison adroite par laquelle on eût voulu arracher Maurice de Langey, son agresseur, à un péril trop certain. La pièce jouée, Saint-Georges redevenait un mystérieux anneau entre ces trois destinées, — un rouage utile, — une sorte de bouclier en cas d’attaque ; mais qu’y gagnait-il en vérité ? sinon d’avoir obligé des ingrats ?

Le sang du chevalier bouillonnait dans ses veines à cette dernière pensée. Transporté violemment dans un nouvel ordre de perceptions morales, son cerveau éprouvait les mêmes secousses que celles qui produisent l’étonnement du sauvage aux premières notions du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste. Quel passage en effet que celui de la situation décidée où il se trouvait avant la visite de M. de Boullogne, aux mouvemens tumultueux qui lui avaient succédé ! Il reconnaissait un père dans un homme pour lequel il n’avait éprouvé jusque-là aucune sympathie. Il voyait ce vieillard retranché dans un misérable orgueil, hésitant à le nommer son fils, inexorable envers ses remords et son cœur. Serait-ce désormais un vague souvenir que ce père, un écho lointain, une ombre presque effacée, ou bien se repentirait-il d’avoir été dur, oublieux, injuste à l’égard du chevalier ? Ce thème douloureux, Saint-Georges l’interrogeait sous toutes ses faces ; il en résultait tour à tour pour lui d’enivrantes illusions, auxquelles il ne se livrait que pour retomber ensuite dans un cercle d’idées pénibles.

Il rêvait tantôt que M. de Boullogne l’allait lui-même chercher en carrosse pour le ramener chez lui et l’installer publiquement dans son hôtel ; tantôt cette figure lui apparaissait railleuse et hautaine, lui montrant du doigt les colonies et le fouet du nègre commandeur. Il éprouvait ainsi les enchantemens d’un fol espoir et les tortures de la rage.

Et Maurice, ce frère dont il eût accueilli avec une si vive joie les embrassemens tardifs, comment n’était-il pas accouru le remercier de l’acte généreux qu’il avait fait ? Sa fierté devait-elle être plus inflexible que celle de son père, et son prompt départ à la suite de ce mariage manqué ne lui laissait-il pas au moins la ressource d’écrire à son frère ?

Tous ces retours sur des événemens encore récens entretenaient l’aigreur et l’affliction dans le cœur du chevalier.

Vainement eût-il alors cherché dans le souvenir d’une femme une douce consolation : Agathe ne venait-elle pas d’entrer au couvent, et l’unique souci de puériles dignités ne remplissait-il pas entièrement le cœur de la marquise ?

Il ne restait donc au chevalier aucune passion dans le cœur, aucune étoile que son œil chagrin pût suivre… Il se trouvait plongé dans cet état de torpeur où l’on éprouve je ne sais quel vague instinct de déplacement comme si l’on devait en quittant les lieux y laisser aussi sa misère… Noëmi, brisée elle-même à la suite de tant d’émotions cruelles, gémissait sous le poids d’une lente maladie… La négresse voyait bien qu’elle n’avait triomphé qu’à demi et que l’amour-propre irritable du chevalier était loin de se voir satisfait par les stériles aveux de M. de Boullogne. Vainement les bienfaits du contrôleur général étaient-ils venus la chercher comme pour réparer tout le mal qu’il lui avait fait souffrir ; la pauvre mère ne se croyait pas vengée tant que le sourire du bonheur fuyait les lèvres de Saint-Georges ; elle sentait elle-même confusément sa mort prochaine et se repentait de quitter ce sol de tristesse en laissant au cœur de ce fils des sentimens de haine contre un vieillard…

Saint-Georges par ce voyage lui épargnait la vue de ses secrètes blessures… Il craignait lui-même la curiosité des désœuvrés après ce funeste éclat du Palais-Royal ; ils ne manqueraient pas de l’interroger sur les motifs qui l’avaient rendu si clément envers Maurice… Il embrassa Noëmi en la recommandant aux soins de Joseph Platon.

Quand il fut parti, entraîné avec la vitesse du vent loin de cette ville dont chaque cercle allait commenter son absence, il éprouva un indicible bien-être… C’était un soir de printemps, les champs embaumaient, l’air était vif, les oiseaux becquetaient sur la route les fleurs du pommier ; les marguerites blanches étoilaient partout le gazon, les pensées fleurissaient jusque dans les jointures des murs. Du fond de la berline, le chevalier pouvait apercevoir çà et là sur les feuillages des arbres les touches empourprées d’un superbe soleil couchant, les lilas semblaient alors secouer des grappes de corail… Il y avait de la vie, de la sève et du bonheur dans cette chaude nature, au milieu de laquelle on aurait eu honte de se trouver triste… Il eût été doux d’en admirer le charme avec un ami.

Ce fut alors que Saint-Georges reporta ses yeux distraits sur son compagnon de route ; mais ce compagnon ou plutôt ce guide du chevalier, tout en ayant l’air de ne songer qu’au plaisir, roulait alors dans son esprit de sombres pensées… Malgré ses postillons chargés de rubans à sa livrée et les cris d’allégresse qu’il avait sans doute payés aux gens des premiers villages échelonnés sur sa route, cet homme était triste, car cet homme était un traître, c’était le duc d’Orléans.

Ce voyage, recouvert comme tant d’autres du spécieux prétexte de l’anglomanie, n’avait pas cependant pour but les modes anglaises. Le temps des petits soupers de Mousseaux et des nuits de l’hôtel Bullion était passé ; le duc d’Orléans avait remplacé le duc de Chartres. Ce n’était pas un simple marché de chevaux qu’il allait conclure à Londres, c’était le marché de la couronne de France, qu’il avait toujours rêvée. À diverses époques, ce banquier de jeux de hasard, ce vil flatteur de la populace, avait songé au peuple de Londres comme à un allié naturel ; il semblait qu’il voulût, comme dit énergiquement Mercier, tâter le pouls à l’esprit anglais. Hélas ! cet esprit d’une nation rivale n’était que trop disposé à soutenir ses criminelles tentatives, et l’auteur de la feuille intitulée Daily Advertiser feignait seulement d’ignorer le but de son voyage. Après avoir perdu chaque jour de l’estime des Parisiens, d’abord engoués de lui, ce misérable prince ne semblait plus vouloir conquérir que le mépris. Son jardin, son palais même étaient devenus le rendez-vous des sectaires. Necker, sur qui les opinions des gens de bien avaient reposé longtemps, devait donner à sa faction la force d’une véritable puissance. On sait aujourd’hui les motifs de cette haine enracinée dans le cœur de ce lourd Vitellius, qui voulut devenir à tout prix un Catilina… Frustré de l’espoir de succéder au duc de Penthièvre dans la charge de grand amiral de France, il avait voué au monarque et surtout à la reine Marie-Antoinette toute sa haine. Ce qui frappe, ce qui étonne dans les menées d’un pareil conspirateur, c’est le peu de souci que la cour semblait en prendre ; elle affectait de ne voir dans le premier conjuré du royaume qu’un homme borné, trop abruti par le vin et la débauche pour pouvoir lui nuire. Un reproche grave que nous semblent mériter, entre autres ministres[1], MM. de Brienne et de Monmorin, un reproche que l’esprit de vertige peut seul excuser, c’est de n’avoir pas fait surveiller avec assez d’attention les courses fréquentes du duc d’Orléans en Angleterre. Après son exil tardif à Villers-Cotterets, la cour devait-elle ignorer les connivences du cabinet de Saint-James dans tous les marchés et les accaparemens de grains par Pinet, la créature de ce prince ? Et puisque le palais du premier prince du sang était devenu à Paris un assemblage de tavernes et de maisons de débauche, fallait-il qu’il n’en sortît que pour retrouver à Londres les clubs politiques, les foyers de tumulte, les comptoirs d’emprunts et l’agiotage[2] ?

Par une inconcevable fatalité, c’était à ce même prince que Saint-Georges devait sa fortune. Modèle accompli de toutes les grâces, il n’avait pas manqué de faire une grande impression sur son esprit ; il faut ajouter que sa retenue avait plus d’une fois piqué le duc. Lorsque le baron de Breteuil lui obéissait, que MM. de Durfort et de Genlis se vouaient à ses caprices, il lui semblait étrange qu’un homme qui lui devait tout fit souvent la satire de ses mœurs par son silence. La conversation de Saint-Georges ressemblait à son visage, elle n’avait rien de trivial ni de plat : dans toute sa conduite habituelle, sa manière prompte de décider les bonnes ou méchantes actions prouvait assez sa franchise. Le charme de ses mœurs devait le rendre étranger à toute intrigue politique. Préoccupé de la seule manière de disposer un nœud de cravate ou de placer un bouquet à sa boutonnière, il ne pouyait faire un conspirateur dangereux. Le duc d’Orléans conçut toutefois la pensée de se servir de Saint-Georges à son insu ; il mit la bassesse de ses projets à l’abri de son élégance. Depuis que ce prince ne paraissait plus à la cour et qu’il avait rompu avec les plaisirs de Versailles, ses démarches étaient à nu ; il lui fallait, pour pallier son voyage d’Angleterre, un homme qui pût détourner les yeux de lui et accaparer à lui seul l’attention publique. Ce fut Saint-Georges que le duc d’Orléans choisit pour jouer ce rôle, Saint-Georges enthousiasmé lui-même depuis longtemps des mœurs anglaises, car ce n’était pas la première fois que le chevalier allait à Londres. Tout le temps de cette route, le duc entretint Saint-Georges, comme pour lui donner le change, de toutes les frivolités de la mode, des courses, des paris, des habits de quaker, d’un assaut à Carlton-House, de l’Opéra anglais et des jolies marchandes de Sipafields. Le voyant rêveur, il lui rappela ses succès, ses bonnes fortunes, ses traits d’adresse ; il l’assura qu’il effacerait Franklin, bien que ce docteur, avec son chapeau blanc et ses lunettes vertes, eût juré au peuple qu’il avait le secret de mettre la foudre en bouteilles. Le duc lui promit de le présenter au prince de Galles[3], à la reine et aux seigneurs ; il s’agissait, disait-il, de réformes à introduire dans notre costume français : une extrême simplicité devait être substituée tout d’un coup à l’or et aux broderies. C’était à Saint-Georges qu’appartenait de droit une telle révolution.

En écoutant cet homme, le chevalier se fût persuadé difficilement qu’il mentait. Doué lui-même longtemps d’un extérieur agréable, rompu de bonne heure aux belles manières de la cour, le duc formait un être d’autant plus étrange que les traces d’une éducation généreuse se confondaient par instans avec les vices qu’il avait acquis. Il était prodigue et mesquin, haut et familier, facile et dangereux ; passant ainsi par tous les contrastes pour arriver en définitive au mépris. Son intimité pesait d’autant plus au chevalier qu’elle prenait sa force dans je ne sais quelle bizarre conformité de goûts et de toilette. Le duc avait une ferveur de novice pour la moindre mode que donnait Saint-Georges : c’était son oracle, son Dieu ! Les rouages ténébreux de sa politique, il les lui cachait avec autant de soin qu’un horloger en met à cacher ceux d’une montre. Ce n’était avec lui qu’un camarade de gaîté, si toutefois on peut appeler gaîté la froide ironie d’un homme qui se joue des choses les plus saintes. Il affectait ainsi de traiter Saint-Georges avec une légèreté excessive : désespérant d’en faire un anarchiste, il voulait le compromettre à tout hasard.

L’arrivée du prince à Londres n’émut guère que les clubistes ; celle de Saint-Georges fit courir tout le beau monde… C’était ce que le duc d’Orléans avait prévu. À la faveur de cet engouement, il put bientôt reprendre avec le bas peuple et quelques gentilshommes du parti de l’opposition les négociations commencées. Ce n’était pas encore le jour de sa mission si contestée auprès de la cour d’Angleterre, mission qui équivalait à un exil. À peine débarqué, il ne parut occupé que de jeu, de courses de chevaux et de bonne chère. Sa première visite fut pour le prince de Galles, qui le reçut froidement à Carlton-House. L’accueil de Georges III et de la reine d’Angleterre ne fut guère plus flatteur. Les hommes des meilleures maisons d’Angleterre se firent une règle d’adopter le jugement d’un roi et d’une reine qui, sur un des premiers trônes de l’Europe, travaillaient de concert à assurer l’empire des bonnes mœurs et la félicité de leurs sujets. Ils ne voyaient qu’avec défiance le duc d’Orléans s’éloigner de Paris dans un temps où ses services politiques leur semblaient indispensables à la cause de la couronne. Les journalistes de Londres et les négocians anglais mieux informés savaient seuls vers l’exécution de quel projet il marchait alors à grands pas.

Cependant, comme il se résolut, malgré son avarice, à donner bientôt quelques fêtes, et qu’il ne manqua pas de proférer le cri de God save the king ! chaque fois que le roi vint à passer, ce ne furent bientôt plus qu’amusemens publics à l’occasion de sa venue. Quelques Anglais séduits affectaient de ne voir en lui qu’un homme engoué de leurs usages : le prince de Galles lui-même revint de sa froideur envers sa personne. Son carrosse était matin et soir à la porte du duc ; ils couraient tous deux les bals, les concerts, les lieux publics… À la nuit tombante, souvent ce carrosse royal ne ramenait que Saint-Georges : le duc d’Orléans, comme un alderman pressé, s’était fait descendre au coin d’une rue avoisinant les comptoirs de Temple-Bar… Il ne venait pas à Saint-Georges l’idée de soupçonner le prince d’un autre crime que celui d’une bonne fortune ; il ne pouvait pas non plus le croire en péril, car Lameth et Laclos le rejoignaient à quelques pas… La vie que le chevalier menait à Londres était du reste une vie de lord : on se le disputait dans les plus élégans salons ; quand il dansait, la presse était aussi grande qu’au rout le plus magnifique. Le peuple propre et triste des rues de Londres, qui n’a jamais su parler ni marcher, mais qui en revanche se complaît à penser profondément, l’admira pourtant à l’égal du peuple de Paris ; il le nomma le plus séduisant des couloured gentlemen. On ne lui laissa pas plus le temps de réfléchir que de s’ennuyer ; c’était chaque jour pour lui nouveaux paris et nouvelles victoires. Le prince de Galles lui-même, ravi des talens de Saint-Georges, voulut le décorer de l’ordre du Bain : le chevalier eut la modestie de refuser.

Pendant les succès du chevalier, devenu en un clin d’œil le héros de tous les cercles, que faisait le duc d’Orléans, venu seulement, avait-il dit, pour mener à Londres une vie joyeuse et folle ? Vêtu, presque chaque soir, d’un habit de palefrenier, il abordait avec quelques complices obscurs l’entrée des tavernes silencieuses servant de repaires aux spéculateurs qui devaient l’aider de leurs fonds et de leur crédit. Laissant ses fauteurs se mettre en avant, il entrait et sortait sans dire mot ; le plus souvent dans la compagnie de filles ressemblant par leur vermillon et leurs mouches aux pâles courtisanes d’Hogarth. Ce n’était plus là ce parfum asiatique des appartemens secrets du Raincy ou de Saint-Cloud, mais une odeur fumeuse comme celle des tavernes de la Hollande ; et cependant le duc ne craignait pas de la braver dans cette impure compagnie. Achetant quelques bijoux de menue joaillerie, il les attachait lui-même au cou des marins de Philadelphie, de Gersey, de Guernesey, qui venaient rendre compte mystérieusement à Ducrest du transport des grains… Aviné, chancelant, il n’était bientôt plus en état d’écouter ce qui se passait autour de lui ; les femmes des matelots, les cheveux épars, se ruaient sur lui comme des bacchantes. Pendant ce temps il faisait écrire en France que c’était la cour qui voulait affamer le peuple, et envoyait elle-même à l’Angleterre ces redoutables approvisionnemens.

C’était surtout dans le quartier de Wapping, le rendez-vous de tous les marins, que le duc ne rougissait pas de s’attabler, non pas comme Henri V, qui était venu dans ce même lieu pour s’y amuser de la compagnie de son hôtesse et boire le vin de maître Pistol, mais comme un conspirateur de bas étage, le front soucieux et tourné vers la muraille… Une nuit que le chevalier s’était attardé dans les rues de Londres, il aperçut dans ce même quartier de Wapping, devant la taverne du Vieux-Commodore, alors fermée, un homme en manteau qui semblait embarrassé du chemin qu’il devait tenir… Deux constables à cocardes allaient le saisir, car il demeurait seul dans la rue, malgré la nuit et l’heure avancée. Saint-Georges s’approcha : il reconnut le prince. Il le reconduisit à son hôtel, où il passa près de lui une grande partie de la nuit… À moitié brisé par le vin et la fatigue, le duc n’avait pas tardé à s’endormir… Quel sommeil, bon Dieu ! et de quelle terreur ne dut pas être saisi le chevalier en lui entendant prononcer des noms sans ordre, des noms qui, dans ce sommeil épais, passaient sur ses lèvres comme un remords ! Il recueillit ceux de la reine, du comte d’Artois, du prince de Lamballe… L’imprudent coupable s’accusait tout haut de l’assassinat de ce jeune homme ; il ne cachait pas davantage ses projets contre la cour, il s’avouait tout haut le fils du cocher Monfort ! En vérité, ce sommeil n’était plus un vain sommeil, c’était une redoutable prophétie… Saint-Georges se ressouvint alors d’avoir vu ce prince insouciant et léger, courant après le plaisir avant de courir ainsi après le trône par un chemin taché de gouttes de sang !

Le lendemain matin, la porte du duc s’ouvrit : c’était le prince de Galles pâle, ému de colère, qui venait l’accuser de l’avoir triché au jeu[4]. Vainement encore le duc voulut-il alors s’emporter, le prince en lui proposant un duel le mit bientôt dans la triste nécessité de s’avouer lui-même coupable d’une étourderie. Une étourderie ! l’excuse était pire que le délit ! Le prince de Galles n’avait pas pris, lui, des leçons du prestidigitateur Comus ; il ne voulut pas comprendre l’escamotage dans les mains du prince du sang[5]. Insensible à cette honte, le duc au lieu de repartir préféra surveiller encore ses meneurs : enfoncé dans les insidieux labyrinthes de ses projets, il n’allait plus à la cour…

Le rideau qui recouvrait ce monstre était enfin déchiré le jour brillait, et Saint-Georges ouvrit les yeux.

Bientôt le duc le chercha vainement autour de lui : le mulâtre était parti.

  1. Mémoires de M. le prince de Montbarey, p. 170, t. 3
  2. Nous avons sous les yeux un projet présenté au roi pour punir et dégrader le duc d’Orléans, par M. Berg…, député de l’assemblée nationale. Ce projet, qui fait suite aux Prophéties françaises, est un monument que nous ne saurions trop engager nos lecteurs à consulter. Il porte la date de 89.
  3. Depuis Georges IV.
  4. On accusait le duc d’Orléans d’avoir mis à la mode un certain habit auquel on adaptait des boutons d’acier de grandeur démesurée et tellement polis que les cartes de ses adversaires s’y reflétaient comme dans un miroir.
  5. « Ce fut ce même prince de Galles qui en apprenant plus tard le vote de Philippe-Égalité, son ancien ami, détacha le portrait qu’il avait de lui à Carlton, le déchira de ses propres mains et en jeta les lambeaux dans la cour. »
    (Vie politique de Louis-Philippe-Joseph-Égalité, premier prince du sang et membre de la convention. — Paris, chez Hivert, etc.