H.-L. Delloye (IVp. 117-127).

XXVI.

Calomnie.

Deux mousquetaires de ma province qui cachaient une âme des plus basses et des plus noires sous un air noble et poli.
(L’abbé Prevost, Histoire du marquis de Rosambert.)

Qu’on m’en nomme un dans Rome et dans Paris,
Depuis César jusqu’au jeune Louis,
De Richelieu jusqu’à l’ami d’Auguste,
Dont un Pasquin n’ait barbouillé le buste !
(Voltaire, épître à Mme Duchâtelet.)


C’était dans ce même café des Arts dont le lecteur se rappellera peut-être quelques figures, ce café des Arts où s’était passée l’affaire du neveu de Mme Bertholet…

Mlle Isaure trônait au comptoir ce matin-là comme d’habitude, l’abbé Domino faisait sa partie, et La Boëssière cherchait à deviner le logogriphe du Mercure de France.

Tout d’un coup un jeune homme portant l’uniforme d’enseigne aux chevau-légers entra bruyamment dans le café en s’annonçant avec les façons cavalières d’un enfant de Mars. Il se mit dans un coin et demanda un verre de rhum…

Il n’y cut guère que le professeur de grammaire M. Blondin qui donna quelque attention au nouveau venu, parce qu’il lui arracha, sans sommation préalable, le journal qu’il commençait à épeler.

Après vous, lui avait dit ironiquement le jeune homme en prenant la feuille.

M. Blondin, en sa qualité de professeur de grammaire, crut prudent de ne pas se risquer ; il se contenta de demander à Mlle Isaure une autre gazette.

L’enfant de Mars prit un cure-dents, tira un lorgnon de sa poche et le braqua sur la dédaigneuse Mlle Isaure… Il y eut dans ce mouvement à brûle-pourpoint une impudence de garnison des plus prononcées ; mais l’enseigne de chevau-légers se piquait peu sans doute de réserve avec le beau sexe. Ses moindres manières annonçaient un jeune homme enchanté de faire son apprentissage de César auprès des femmes ; il avait le parler rude, le front matamore et une coiffure à l’oiseau royal sous laquelle il se balançait mince et droit comme une asperge…

Ce jeune homme, ce César, c’était le neveu de Mme Bertholet.

Le neveu de Mme Bertholet avait grandi ; il revenait gonflé de la fumée qui fait les héros, quoique en ce temps-là on fût réellement en pleine paix : il servait dans le régiment de M. le marquis de Langey, à cette heure en Dauphiné.

En congé à Paris pour quelques affaires relatives à sa famille, il avait cru de son devoir de chercher partout son protecteur ; il n’avait pas oublié que Saint-Georges lui avait mis le premier les armes à la main.

Et soit en vérité que cela lui eût porté bonheur, soit qu’il eût vraiment quelques dispositions naturelles, il était devenu un tireur assez passable.

— Eh bien ! mademoiselle, qu’y a-t-il de nouveau dans votre Paris ? dit-il en s’approchant de la déesse de ce lieu. M. de Saint-Georges vient-il vous voir, mademoiselle ; prend-il toujours son moka versé par la main des Grâces ? Ainsi que l’a dit M. Bertin :

La jeune Hébé vaut mieux que Ganymède.

— Il y a longtemps, monsieur, que nous n’avons vu M. de Saint-Georges… Vous êtes un de ses amis ? reprit Mlle Isaure en affectant une soudaine considération pour l’enseigne. Vous avez peut-être tiré avec lui ?

— Justement… Vous ne vous rappelez pas ? ici même… dans ce café ? J’étais alors un provincial.

— Quoi ! c’est vous ! vous qui… Oh ! sûrement je ne vous ai point oublié, reprit Mlle Isaure ; vous étiez digne d’entrer au service !

L’enfant de Mars se rengorgea ; il dit quelques douceurs à la maîtresse du comptoir en relevant sa moustache. Il venait à peine de quitter le comptoir qu’un essaim d’habitués se précipita dans le café ; le neveu Mme Bertholet reconnut parmi eux MM. de Vannes et de La Morlière.

De Vannes prit brusquement un tabouret et s’assit rêveur à l’une des tables du café, où La Morlière se hâta de le rejoindre. La conversation ne tarda pas à s’établir mystérieusement entre eux.

— Eh bien, chevalier ?

— Eh bien ?

— Voilà une rafle qui nous met à sec : l’hôtel d’Angleterre nous porte malheur !

— Si tu avais suivi mes conseils, tu aurais plumé cet honnête Suédois que le sort t’a envoyé ! Le digne homme ignorait que l’hôtel d’Angleterre est un tripot, il aurait donné tête baissée dans nos lacs.

— Tu as raison heureusement que tout cela va finir, car dans six jours je rejoins mon corps.

— Je sais cela, et même le pourquoi.

— Je t’en défie bien.

— Trompe donc un pamphlétaire comme ton ami !… Tu rejoins ton corps parce que le duc l’y a chargé d’une petite mission anodine. Mon Dieu, oui, ne va pas faire le fin… tu iras prêcher l’insubordination et la discorde aux soldats, moyennant trois mille livres…

— Silence !

— Il n’y a pas de mal, puisque le prince le veut… Je suis orléaniste comme toi, mon cher ; mais entre nous, vois-tu, la poire n’est pas encore mûre…

— Je sais que c’est toi que le duc charge d’écrire et de rédiger les pamphlets. Tu en as déjà fait un contre le comte d’Artois dont on est fort content au Palais-Royal. Voilà ce qu’il me faut à l’heure qu’il est, de bonnes et solides exhortations pour les soldats de mon régiment, pour ceux des régimens du roi et pour ceux de Château-Vieux. Laclos et les deux Lameth répandront de leur côté à Metz plus de trois cent mille livres. Davigneau se charge des garnisons de Nancy et du régiment de Flandre. Tout ira bien, mais il faut du temps !

— Connais-tu cet enseigne qui a l’air de nous regarder en-dessous ? Il me semble avoir vu quelque part cette figure-là.

— Au diable l’enseigne ! reprit de Vannes ; j’ai bien d’autres choses en tête. Tu sauras d’abord que je ne dors plus depuis que je crains les indiscrétions de ces maîtres bâtonnistes qui ont si maladroitement attaqué le chevalier ; un de ces drôles ne m’a-t-il pas menacé par écrit de lui révéler notre équipée ?…

— Et quand cela serait, quelles preuves ? Le chevalier ne te croit-il pas son ami ? ne t’a-t-il pas prêté de l’argent dans l’occasion ?

— Prêté ?… c’est une figure… mais je lui ai emprunté, cela revient au même.

— Pour moi, c’est différent, il m’a cru toujours son ennemi, et, je dois l’avouer, le mulâtre ne se trompe pas. Mais nous sommes forts vis-à-vis de lui maintenant, nous tenons son secret entre nos mains. Quel secret ?

— Celui de sa dernière affaire avec le marquis de Langey ! Je me flatte que tu as répandu la Gazette des Gazettes ?…

— À telle enseigne que j’en ai encore un exemplaire sur moi. Il est malheureux que l’article ne soit pas signé ; cela ressemble trop à un pamphlet.

— J’avais mes raisons…… tu les comprends…… Y a-t-il longtemps que tu ne l’as vu, le mulâtre ?

— Pas depuis notre visite à tous deux et la catastrophe de la marquise……

— Pauvre femme ! c’est vrai… cela m’a fendu le cœur… D’après tout ce que tu m’en as conté, tu as fait là une irréparable perte ! On dit qu’elle s’est empoisonnée par amour…

— Ce qu’il y a de sûr en ce cas, c’est qu’on n’a pu mettre encore la main sur son amant. Il aura trouvé passage sur quelque navire… La créole ne m’avait jamais parlé de cet homme. Croyez donc aux femmes après cela !

— Ne trouves-tu pas, de Vannes, que cet enseigne nous considère de bien près ? Je vais lui demander sa gazette.

— Es-tu fou ?

— Je n’ai rien à faire.

— Jolie raison !

— Tu vas voir…

La Morlière se leva et s’en fut demander la gazette au neveu de Mme Bertholet.

Après vous ! monsieur de La Morlière, reprit le jeune homme du même ton qu’il avait déjà pris avec Blondin, après vous… et il garda le journal.

La Morlière voulut le lui arracher… De Vannes et Blondin accoururent afin de lui prêter mainforte…

— Vous n’avez donc pas de mémoire, monsieur de La Morlière ? reprit arrogamment l’enseigne. Vous ne vous rappelez pas de m’avoir vu tirer ici avec M. de Saint-Georges ?

Il se fit un grand silence dans le café ; on n’entendit que le bruit d’un double six que l’infatigable abbé Domino poussait à la queue de son échelle d’ivoire… Les gobe-mouches et les étrangers qui se trouvaient là dressèrent les oreilles ; La Boëssière lui-même, à ce nom de Saint-Georges, suspendit la lecture de son logogriphe.

— Quoi ! c’est vous, jeune homme ? reprit La Morlière en changeant tout d’un coup prudemment de batterie et en tendant à l’enseigne une main que celui-ci hésitait à accepter… Vous portez donc maintenant l’uniforme ? Vous venez à Paris pour en apprendre de belles sur notre héros !

— Que lui est-il arrivé ?

— Ce que personne à coup sûr n’aurait prévu…… ce dont nul au monde n’aurait pu même se douter…… en un mot ce que nous deux, dit-il en montrant de Vannes, nous ne pouvons croire encore.

— Mais qu’est-ce ? et ne pouvez-vous m’apprendre……

— Non, vous direz que cela est faux.

— Enfin ?

— Eh bien, M. de Saint-Georges, le beau, l’incomparable, comme on l’appelle, a refusé de se battre, il n’y a pas trois semaines…

— Refusé de se battre ! lui ! vous voulez rire…

— Pas le moins du monde, il a refusé de se battre avec le marquis de Langey.

— Le marquis de Langey ? mais c’est mon colonel ; il ne nous a rien dit de cela au régiment !

— Modestie calculée, monsieur l’enseigne, mais le fait n’en est pas moins certain ; nous devons le savoir nous, nous étions les témoins de M. Maurice de Langey.

— Et M. de Saint-Georges a refusé ?

— Refusé, affirma M. de Vannes.

— Alors il y a là-dessous quelque mystère…… pour cela j’en suis sûr !… Je me pendrais plutôt, mordieu ! avec la cravate de mon drapeau, que de croire M. de Saint-Georges capable d’une lâcheté !

— Écoutez donc, objecta de Vannes, le terrain et la salle d’armes ce sont deux choses… Il est assez curieux que M. de Saint-Georges n’ait pas encore eu un duel…

— La remarque est fort juste, dit La Morlière…

— Je pense, messieurs, reprit sèchement l’enseigne, qu’il n’a pas besoin de cela pour établir sa réputation…

— Enfin voilà le fait, vous en tirerez les conséquences… M. de Langey, votre colonel, pourra vous dire lui-même ce qui s’est passé…

— Mon colonel, messieurs, ne me dira rien, j’en suis sûr, qui puisse effleurer la réputation de M. de Saint-Georges.

— Vous faites de la générosité…

M. de Saint-Georges sait-il vos propos, messieurs, et trouvez-vous bon que je l’en instruise ?

— Je ne pense pas que cela soit utile…… reprit de Vannes ; j’interprète ici d’ailleurs les regrets de tous ses amis… Si je ne m’intéressais pas aussi vivement à tout ce qui touche la réputation du chevalier…

M. de Saint-Georges n’a pas besoin d’être défendu, monsieur de Vannes, entendez-vous ? interrompit alors brusquement La Boëssière, qui durant le cours de cette odieuse conversation éprouvait un inexprimable supplice. Il se défendra bien lui-même quand il sera venu, car il est absent ; il voyage pour le quart d’heure… J’aime à croire que monsieur de Vannes l’ignorait.

— Cela est parbleu de toute vérité, répondit de Vannes au professeur, qu’il toisa d’un air courroucé.

Mais le vieux La Boëssière, indigné de ce que cet homme eût osé seulement effleurer l’honneur de son élève, croisa à son tour les bras avec dédain et lui dit :

— Si pourtant, monsieur, et dans l’absence de M. de Saint-Georges, vous trouviez mauvais que je prisse sa défense, je vous prierais de vouloir bien me le dire… Je vous prouverai peut-être que je suis aussi solide sur mes jambes de maître d’armes que vous êtes facile à démonter sur les vôtres, monsieur le lieutenant !!

M. La Boëssière, mesurez, je vous prie, vos termes…

— Je n’ai pas besoin de faire de la politesse vis-àvis de vous… Je suis vieux, et vous m’insultez le premier en attaquant l’honneur du chevalier de Saint-Georges, mon élève !…

— Vous seriez enchanté, convenez-en, de me faire avoir un duel avec le chevalier ! repartit M. de Vannes.

— Je suis trop prudent pour vous exposer seulement avec lui à un simple assaut, répondit le professeur ; demandez à M. de La Morlière le nombre des fleurets qu’il lui a cassés sur le corps…

M. La Boëssière !  !  ! balbutia La Morlière, surpris et confus.

— Écoutez donc, messieurs, reprit le professeur, chacun son tour… Vous attaquez les absens ; moi, je me borne à dire aux présens la vérité ! Il est étrange que la calomnie ose s’attaquer à un homme dont le courage n’est certes pas un vain mot…

— Je me suis borné à raconter, ainsi que La Morlière, poursuivit M. de Vannes…

— Et nous verrons, messieurs, si vous osez soutenir ces paroles devant M. de Saint-Georges… Votre main, dit-il alors à l’enseigne ; touchez-là, jeune homme, il n’y a que vous qui ayez fait ce que vous deviez !

Le neveu de Mme Bertholet serra la main du professeur et sortit avec lui en jetant à M. de Vannes un long regard de vengeance.

Quand il eut reconduit le maître d’armes tremblant encore de colère à sa porte de la rue Saint-Honoré :

— Il faut avouer, monsieur, lui dit La Boëssière, qu’il y a des gens qui déshonorent l’uniforme… N’importe, ajouta-t-il, ce que vous avez fait est bien… Il n’y a que moi à qui Saint-Georges ait confié le trait de générosité qui vous mit à couvert autrefois au café des Arts… Vous voyez que je vous ai gardé le secret !

— Moi, vous voyez, monsieur, que je ne l’ai point oublié ! Et ce que je puis vous promettre, poursuivit-il, c’est que mon colonel me dira la vérité !…