H.-L. Delloye (3 - Parisp. 109-120).

VII.

Le café des Arts.

Ce fut un soir de mercredi,
Dans le temps que dom Bavardi
Racontait mainte fade histoire
À tous ceux qui venaient de boire,
Les uns plus ou moins de café,
Les autres plus ou moins de thé.
(Le Livre à la mode, impr. en 1730.)

Quand Saint-Georges, précédé de son heiduque, partit au milieu même de l’ivresse de son triomphe et après avoir remercié le duc de Chartres de cette nouvelle marque de protection, la nuit était déjà venue envelopper de son réseau les contours de Sainte-Assise.

À travers l’immense forêt le chevalier aperçut çà et là quelques lumières fuyardes : c’étaient les gardes de Sénart regagnant leur toit, où le souper de leurs ménagères et les embrassemens de leurs filles les attendaient.

— Braves gens ! se dit-il ; leur journée a été chaude ! ce serait eux qu’on devrait récompenser !

Comme il achevait ces mots, il vit une ombre noire dont son cheval eut presque peur. C’était le curé de Sainte-Assise qui cheminait paisiblement sur la grande route, il venait de visiter un malade.

Les vapeurs roussâtres qui obscurcissaient le disque de la lune ne permirent guère à Saint-Georges d’interroger ses traits. Il le reconnut seulement à son rabat ; et tirant de sa veste une bourse assez garnie :

— Prenez, lui dit-il, monsieur le curé, puisque aujourd’hui je suis ce qu’ils appellent un heureux !

Le curé s’inclina et lui demanda son nom.

— Saint-Georges, répondit-il en ralentissant de lui-même le pas de son cheval.

Une clarté aussi vive que celle d’un météore vint alors les envelopper tous deux ; c’était la torche agitée par l’heiduque, qui revenait sur ses pas.

— Nous aurons de l’orage, monsieur le chevalier, dit Platon d’un air inquiet, voyez donc ce gros nuage au-dessus de la Seine !

Saint-Georges ne répondit pas il croyait avoir reconnu le curé de Saint-Marc dans l’homme auquel il parlait… Cette singulière rencontre éveillant chez le mulâtre son instinct de superstition, il dit au curé :

— C’est vous, n’est-ce pas, qui m’avez donné le baptême à Saint-Domingue ?

— À vous, en même temps qu’à Maurice de Langey, répondit le prêtre. Dieu vous protège tous les deux, ainsi que votre mère Noëmï !

Comme s’il eût craint lui-même d’en dire davantage, il se hâta de serrer la main à Saint-Georges et se perdit dans les profondeurs d’un taillis qui longeait la route……

L’étrangeté de cette vision frappa le mulâtre. Elle lui remettait sous les yeux l’image de Maurice de Langey ; il se retourna involontairement pour voir si quelque fantôme ne le suivait pas.

Son bonheur le vengeait assez de l’ingratitude de Maurice, et cependant il sentait son cœur rebattre encore à ce nom ; il y a des illusions d’enfance auxquelles il est difficile de renoncer. Cependant la haine s’était déjà glissée comme un serpent au fond de son cœur.

« Pourquoi donc m’a-t-il refusé sa main ? se demanda-t-il. Ne suis-je pas à cette heure aussi élevé que lui, et croit-il descendre en m’avouant aux yeux de tous ? Veut-il donc hériter des insolens mépris de sa mère et se liguer avec elle contre ma fortune ? Ce serait un acte de lâcheté ou de folie. Ne me pardonneront-ils jamais tous deux de n’être plus leur esclave, et s’entendront-ils pour ruiner mon crédit ? Dieu m’est témoin que je pourrais perdre cette femme et faire repentir cet enfant de son imprudent orgueil ! Nous ne sommes plus à Saint-Domingue, grâce à Dieu, et les contradicteurs ne sauraient avoir gain de cause ! »

Tout en faisant jaillir les étincelles du pavé sous les pieds de son cheval, il repassa alors en lui-même les divers événemens de la journée ; un ressentiment nouveau vint confirmer ses soupçons et le faire croire à une ligue véritable organisée contre lui par Mme de Langey.

Pour la première fois peut-être Saint-Georges avait rencontré un homme assez hardi pour oser lui tenir tête un quart d’heure, et cet homme était un vieillard. Ce vieillard s’appelait M. de Boullogne……

Chaque phrase du chevalier avait servi de texte aux railleries détournées du contrôleur général, dans les rapides instans qui avaient suivi le dîner ; chacune de ses anecdotes avait déchaîné sa verve caustique…

Ni la grâce nonchalante dont Saint-Georges assaisonnait ses moindres récits ; ni l’humeur modeste dont il cherchait à se faire une arme contre l’envie, n’avaient pu adoucir l’impitoyable vieillard. C’était une pluie de traits acérés qui était venue l’assaillir. Il semblait que le contrôleur général eût juré de le pousser à quelque fâcheuse extrémité. La finance, à laquelle il est assez difficile de reconnaître de l’esprit, avait certes été vengée amplement ce soir là par les cruelles épigrammes de M. de Boullogne ; ce n’était plus vraiment un contrôleur général, c’était un marquis.

Personne mieux que lui ne savait manier l’insulte. Il n’y avait guère qu’un Cid de vingt ans qui pût se fâcher contre cet autre Don Diègue, tant son ironie était celle d’un homme de cour, usant d’une expérience consommée et mettant sa moquerie à couvert sous la bonhomie habituelle à son âge. Sa malicieuse politesse avait d’abord accablé le triomphateur d’éloges immodérés, elle l’avait rendu l’objet d’une aliénation forcée. Peu à peu la vie de Saint-Georges était devenue un roman entre ses mains, il la commentait, il l’épluchait, il en tirait l’horoscope…… Le mulâtre l’avait à peine rencontré deux fois au Palais-Royal, et il le retrouvait à Sainte-Assise, aussi aigre, aussi frondeur. Sans le crédit honorable et l’âge de ce vieillard, il n’eût point hésité à le rendre l’objet d’un combat même inégal, il préféra ne point s’apercevoir de ses sarcasmes.

En réfléchissant, il parvint même à se les expliquer. M. de Boullogne ne devait-il pas regarder sa nomination de capitaine des chasses comme un injurieux passe-droit fait à son fils bien-aimé Maurice de Langey ? Ce contradicteur étrange n’avait-il pas ses raisons et pouvait-il être autre chose que le pivot autour duquel s’agitaient ses ennemis ?

Le succès amène doucement celui qui l’obtient au pardon et à l’oubli des injures ; bientôt ces idées sombres firent place à l’enivrement du chevalier, qui ne pensa plus qu’à une chose, au bel uniforme qu’il allait se commander, au bruit que ferait cette nouvelle dans Versailles, aux jolies femmes qui ne manqueraient pas de l’en complimenter, aux amis et ennemis surgissant de toutes parts pour lui demander d’un commun accord des permis de chasse.

— Je me garderai bien, se dit-il à lui-même en souriant, d’imiter le capitaine des chasses du roi, le prince de Soubise…… N’a-t-il pas délégué à sa maîtresse, Mlle Guimard, le pouvoir d’accorder des permis de chasse dans les forêts royales à qui bon lui semble ? Il en est résulté dans les bois de Saint-Germain, de Versailles et de Marly, une foule de Vents, d’Amours, de Tritons et de Zéphyrs en guêtres de peau, tuant les faisans de Sa Majesté…… au profit des dames de l’Opéra !

À quelques éclairs produits sans doute par l’expérience chaleur succédaient en ce moment de larges gouttes d’eau, le vent menaçait d’éteindre la torche de Platon. Saint-Georges pressa le pas de son coursier ; il atteignait en ce moment la barrière.

— Tu ramèneras mon cheval aux écuries du duc d’Orléans, dit le chevalier à son heiduque ; tu viendras ensuite me retrouver au café des Arts.

» J’ai là une affaire à régler, continua-t-il, et j’ai donné ma parole.

Arrivé au coin de la rue du Coq, il descendit de cheval et s’achemina à pied vers le café. La pluie redoublait.

Il trouva en ce lieu beaucoup de gens réunis : d’abord M. de Laclos, officier d’artillerie connu, bien avant les Liaisons dangereuses, par une certaine épître à Margot qui fit quelque bruit sous le règne de la comtesse Dubarry ; puis les chevaliers Parny, de Chateau-Blond, Dorat, La Morlière et quelques autres habitués…

La plupart se levèrent dès que Saint-Georges parut, il n’y eut que La Morlière qui resta assis.

Saint-Georges ne lui tendit pas la main ; il promena son regard sur le cercle d’originaux que le café renfermait…… Il y avait là un certain abbé Domino, ainsi nommé parce qu’il excellait à ce jeu, un M. Blondin qui se disait professeur de grammaire, et ne pouvait demander un petit pain sans exciter un fou rire par la manière dont il faisait retentir les p. À l’une des tables de marbre les plus lointaines du café se tenait le maître d’armes La Boëssière, plongé dans la lecture du Mercure de France, auquel il envoyait souvent des vers, des chansons et des énigmes.

Le chevalier cherchait vainement de toutes parts le neveu de Mme Bertholet, quand la porte s’ouvrit et donna passage à un petit jeune homme mouillé jusqu’aux os.

M. de La Morlière, en le voyant entrer, ne put contenir un éclat de rire bruyant qui appela l’attention sur l’infortuné jeune homme…… Il faisait compassion en vérité, à voir son habit de ratine ruisselant de pluie et ses manchettes devenues en un clin d’œil un arrosoir. Le chevalier de La Morlière, après avoir frotté son lorgnon contre le velours de son frac, l’examinait comme une bête curieuse.

— Parbleu ! s’écria-t-il, c’est mon jeune homme d’avant-hier soir, celui qui m’a prié de bâiller plus bas au spectacle. Je l’ai attendu ce matin ici proche… au café de la barrière des Sergens……

— Où l’on a dû vous remettre, monsieur le chevalier, une lettre de moi, répondit le neveu de Mme Bertholet, enhardi par la présence de Saint-Georges, auquel (sans leurs conventions réciproques) il eût été si fier, de donner la main.

— C’est parbleu vrai ! mon jeune fils, reprit La Morlière d’un air d’impertinence marquée, vous me priiez, je crois, de remettre la leçon à ce soir. Vous ignorez, mon cher, qu’on ne se bat point aux chandelles. Avec la pluie et le vent, cela serait beau ! continua-t-il en se versant un verre de kirsch.

— Voilà qui est bien pour le terrain, chevalier, reprit Saint-Georges en s’adressant à M. de La Morlière, il fait un temps du diable, et je ne conçois pas plus que vous les duels en parapluie… Mais dans ce café, d’où les rentiers vont partir dans une demi-heure, nous pourrions donner leçon, comme vous le dites, à ce jeune provincial. Nous verrons sa force, et nous déclarerons s’il est digne de vous…

— C’est cela ! reprirent Laclos, de Château-Blond et Parny, quittant leur partie d’échecs, tandis que Dorat noircissait une feuille de papier de sa prose poétique ; nous remplacerons ici le tribunal de messieurs les maréchaux de France ! Nous n’aurons pas de peine à être aussi graves que son doyen, M. le maréchal de Richelieu !

— À la condition que ce jeune cadet paiera le punch au tribunal ! dit le papa La Boëssière. Voyons, avec qui va-t-il tirer ? Nous allons mettre les noms dans le chapeau de M. de Parny, et le sort décidera.

— Bien dit ! Les billets seront tirés par la blanche main de Mlle Isaure Delatour, l’Hébé charmante qui nous verse le moka, dit le gentil chevalier de Parny en regardant la belle limonadière, presque aussi renommée alors que Mlle Bourette.

— Et tu seras le sténographe de la séance, Dorat, avant que tu le sois de celles de l’académie……

— Mais, dit à son tour La Morlière, étonné de l’air tranquille du neveu de Mme Bertholet, qui s’était assis sur un des tabourets de cuir du café, où il feuilletait la Gazette des Gazettes, pourquoi ne pas nous rendre plutôt à deux pas d’ici à la salle d’armes de La Boëssière ?

— Y penses-tu, chevalier, gagner une fluxion de poitrine ! s’écria Dorat. Il pleut à ne pas mettre l’abbé Domino dehors.

L’abbé n’entendit pas, il venait au même instant de faire son domino sur Blondin.

— Va donc pour les fleurets ! s’écria La Boëssière. Je vais vous en rapporter de longs et de courts, à 32 ou à 33, vous choisirez.

La Boëssière fit craquer les ressorts d’un ample parapluie et posa son tricorne sur sa tête vénérable de maître d’armes. Jamais il n’y eut d’homme plus tranquille et plus aimé que La Boëssière. On aurait pu le prendre, rien que sur sa figure, pour le symbole de la Paix.

Dorat écrivit les noms, on les plaça dans le chapeau de Parny.

Mlle Isaure Delatour y plongea la main, le premier nom qui sortit fut celui de Saint-Georges.

Le neveu de Mme Bertholet pâlit, peu s’en fallut qu’il ne laissât tomber la Gazette des Gazettes.

Il se crut la dupe de quelque fatale machination ; mais il était trop tard pour reculer : La Boëssière venait d’apporter les fleurets.

— Le sort vous sert mal, jeune homme, dit La Morlière au provincial. Nous allons voir comment l’on tire à Évreux……

La pluie ayant cessé, les consommateurs venaient de sortir ; il ne demeura que Blondin et l’abbé Domino dans le café.

Son renfoncement en forme d’abside servit de théâtre, le provincial y monta plus mort que vif ; mais il surprit un sourire bienveillant dans le regard de Saint-Georges ; ce sourire lui remit du baume au cœur.

Après avoir fermé les portes en dehors, les garçons montèrent sur les tables de marbre pour voir l’assaut ; en l’absence de M. Delatour, Mlle Isaure était seule maîtresse du café.

Le salut fini, les tireurs se mirent en garde. Le neveu de Mme Bertholet en savait juste assez pour croiser le fer dans un vaudeville s’il eût été comédien. En revanche, il ne manquait pas de cet aplomb provincial qui passe à l’œil de certains niais pour de la force. Plusieurs coups attaqués imprudemment par lui et disputés se succédèrent comme une balle de paume envoyée et renvoyée par la raquette. Saint-Georges fit semblant de suspendre un moment comme pour le laisser reprendre haleine ; dans le fait, il ne voulait que l’épargner.

À l’exemple de Saint-Georges, le neveu de Mme Bertholet avait remis le talon à la cheville gauche ; son alignement était passable ; il y eut un garçon de café qui l’admira.

Par un incroyable bonheur de sa nature, le neveu de Mme Bertholet était gaucher. Il n’avait jamais regardé cela que comme un défaut, il ignorait que c’était un avantage. Après s’être contenté de rompre son fer, Saint-Georges lui ménagea une riposte admirable, dont le provincial s’empara.

— Touché, monsieur, dit Saint-Georges en mettant la pointe en terre, vous m’avez touché ; je ne nie jamais un coup !

La stupéfaction fut générale. La Boëssière allait parler quand Saint-Georges lui serra le bras à lui faire craquer les os. Le maître d’armes comprit……

— Les gauchers sont dangereux, balbutia La Boëssière.

— Ce jeune homme a des coups à lui, dit Saint-Georges.

— Je vous engage, mon cher chevalier, à ne pas tirer avec le Normand, murmura tout bas M. de Château-Blond à l’oreille de La Morlière.

— Vous êtes d’Évreux, jeune homme ? c’est un bien charmant pays, dit le maître d’armes. Prenez donc ce punch.

— Ma foi, monsieur, je ne vous croyais pas si habile, reprit La Morlière. Je vous en fais mon sincère compliment.

— Je me contente de vos excuses, chevalier, dit le neveu de Mme Bertholet, qui se sentait élevé au troisième ciel.

Il ne voulut pas prendre du punch, saisit son chapeau et sortit.

— Donnez-moi donc la main, lui dit Saint-Georges en le retenant par le bouton de l’habit. Seulement que ce ne soit pas la main gauche !

— Bien volontiers, reprit-il d’un air de triomphateur modeste.

Il ajouta bien bas, en serrant la main de Saint-Georges :

— Merci !

L’heiduque du chevalier arrivait avec un magnifique parapluie de taffetas rose. Saint-Georges dit adieu à ses amis et reprit le chemin de son hôtel.

— La Morlière enrage, se dit-il ; mais le neveu de Mme Bertholet roulera à six heures demain matin pour Évreux !