H.-L. Delloye (3 - Parisp. 89-108).

VI.

Le labyrinthe.

dumaine
C’est aussi pour lui ressembler que les ramoneurs sont noirs.
longueville
Et c’est depuis son temps que les charbonniers passent pour beaux.
(Shakspeare.)

On allait se mettre à table et faire honneur au déjeuner avec cet appétit, exorde habituel de la chasse, lorsqu’un nouveau convive entra subitement dans la salle à manger ; — c’était Maurice.

Son arrivée tardive causa quelque sensation ; il s’assit entre M. de Vannes et sa mère, après avoir balbutié quelques mots d’excuses à l’oreille de la marquise de Montesson.

M. de Boullogne lui sourit du haut bout de la table, où il se trouvait placé près de MM. de la Borde et Boutin, financiers presque aussi opulens que MM. de Beaujon et de Sainte-James. Maurice répondit à ce sourire empreint de bonté par un salut froid et respectueux.

— Vous nous donniez de l’inquiétude, marquis, dit M. de Vannes au jeune homme. Vous avez cependant un bai de quatre ans dont l’amble est, dit-on, merveilleux N’était-il pas à M. de Conflans ?

— C’est en effet de lui que je le tiens, répondit Maurice en s’inclinant devant M. le duc de Chartres, qui lui demandait de ses nouvelles. À la gauche du duc de Chartres était Saint-Georges……

M. de Vannes, dit Mme de Langey, empêchez donc Maurice de boire sitôt à la glace, il se fera mal…… Voyez comme il a chaud !

Maurice porta son mouchoir brodé à son front, il en étancha la sueur et promena sur les conviés un petit lorgnon d’émail qu’il portait depuis que M. de Lauzun avait trouvé amusant d’en avoir un.

Maurice de Langey ne s’était décidé à obéir au vœu de sa mère et à celui de M. de Boullogne qu’avec une extrême répugnance ; il se trouvait assis contre son gré à cette table.

La conversation sérieuse échangée la veille entre M. de Boullogne et lui avait laissé dans son âme une impression de découragement et d’amertume indicible…… Maurice avait atteint l’âge auquel il faut qu’un jeune homme bien né soutienne son nom. Le contrôleur général lui avait paternellement représenté qu’il ne pouvait demeurer oisif, que son désir était de le voir pourvu d’une charge : « Si vous n’étiez pas marquis, mon cher Maurice, avait ajouté M. de Boullogne, la finance vous eût offert de belles et vastes chances, surtout avec mes leçons, qui ne vous eussent pas manqué ; mais il est décent que le fils d’un marquis représente à la cour : jeune et noble, vous ne sauriez y manquer d’emploi. M. le marquis de Langey était malheureusement en défaveur sous le feu roi ; il y a encore trop de créatures de la Dubarry pour que vous puissiez réussir dans une demande. Sa majesté, qui m’a fait l’honneur de m’admettre dans ses conseils, a bien voulu elle-même me faire toucher du doigt ces obstacles ; ils sont tels que je ne vois, malgré son désir royal pour vous, qu’un parti ; ce parti est celui qu’ont pris MM. de Durfort, de Valence, de Blot et autres, c’est de vous faire admettre dans la maison d’Orléans. Mme la marquise de Langey est amie de Mme de Montesson, monseigneur le le duc de Chartres est votre aîné, il ne pourra manquer de devenir votre protecteur ; il ne vous refusera pas une place à laquelle il y a beaucoup d’utile et d’agrément attachés, et qui exige autant de noblesse que de tenue. Vous êtes bien fait, vous avez la terre de Brevannes, dont je vous ai assuré les rentes à titre d’ancien ami de M. de Langey, vous aimez la chasse (du moins vous l’aimiez il y a deux mois), je ne vois qu’une charge dans les chasses du duc de Chartres qui puisse vous aller. Vos antipathies particulières et vos idées de repos doivent céder devant la nécessité d’un emploi qui vous mettra sur la voie d’un mariage convenable à votre titre. Votre fortune, il est nécessaire de vous l’apprendre, s’amoindrit de jour en jour. Consentez à nous suivre demain à Sainte-Assise, et mes efforts, réunis à ceux de Mme de Langey, vous prouveront si nous avions à cœur de réussir. »

Pendant ce discours de M. de Boullogne, Maurice avait tenu les yeux constamment baissés. Il ne pensait, hélas ! qu’à une seule chose, à Agathe. De sorte que ce mot de mariage jeté en l’air par M. de Boullogne fut un coup de foudre qui eut le pouvoir de le tirer de sa rêverie. Il crut l’instant propice pour risquer l’aveu de son amour ; il parla au contrôleur général de Mlle Agathe de La Haye, il lui détailla l’histoire de la belle fille en peu de mots ; lui raconta ce procès qu’il lui serait peut-être facile d’appuyer de son crédit, il parla avec tant d’ingénuité de cet amour que M. de Boullogne se sentit touché. Cet attendrissement dura peu, la raison lui représentant ce mariage comme une folie : une fille de Saint-Malo, une fille sans fortune épouser M. le marquis de Langey !

L’opinion de M. de Boullogne était formée ; il condamna cet amour, malgré sa condescendance habituelle pour Maurice.

Le jeune homme fut écrasé. Il se repentit d’avoir épanché son âme dans celle d’un confident qu’il n’accusa que trop tôt de ne pas le comprendre. Cette fleur de poésie, ne devait-il pas la mettre sous verre, la cacher à tous les yeux ? Son parfum paisible pourrait-il être compris d’un autre que de lui ? devait-il traduire à d’autres les palpitations de son âme, ses désirs, ses espérances ? Il maudit les exigences de ce rang, auquel jusqu’alors il n’avait jamais songé.

Cependant M. de Boullogne le pressa tant qu’il promit…… Sous le poids de cette concession, le jeune marquis se résigna donc à tout ce qui pourrait advenir de la double sollicitation de M. de Boullogne et de sa mère. À la vue de ces convives brillans, ses idées toutefois ne manquèrent pas de prendre un autre cours en se comparant tacitement à quelques-uns d’eux ; Maurice s’avoua je ne sais quelle infériorité coupable. En effet, n’avait-il pas tout ce qu’il lui fallait pour briller ; et, comme une lampe qui ne brûlerait que pour elle, ne concentrait-il pas en lui-même sa lueur et son éclat ? Qu’avait-il fait jusque-là qui pût seulement provoquer le regard d’une femme, l’éblouir, l’intéresser ? Hormis son amour, qu’elle semblait n’accepter qu’avec froideur, qu’apportait-il de séduisant à Agathe ? Autour de lui ce n’était que chuchotemens amoureux à l’oreille de ces belles Dianes, auxquelles il ne manquait que le croissant argenté pour couronne à leurs cheveux ; ce n’était que grâce, esprit, tournois de phrases galantes. Les femmes écoutaient plutôt la figure aimable de ces causeurs que leurs paroles ; la science de la fatuité était devenue en leurs mains une arme perfectionnée, ils s’en servaient en victorieux accomplis. Comme il arrivait souvent que l’on donnât alors un régiment pour un bon mot, c’était à qui se ferait aventurier en fait de succès ; tout ce monde était ivre d’airs, et d’extravagances. Les plus insouciantes d’entre ces femmes leur souriaient complaisamment, encourageant elles-mêmes des conversations semées de pièges pour elles.

Devant ces esprits légers, si habiles en séductions, Maurice de Langey introduisit en idée la blanche forme d’Agathe ; il se demanda ce qu’elle deviendrait au milieu de ce bourdonnement de voix, au sein de ces roués élégans rompus aux sièges difficiles.

Tout d’un coup il vit Saint-Georges, et cette figure noire le jeta dans une suite d’étranges perplexités…… Il lui sembla qu’à cette table tous les yeux étaient attachés sur cet homme, que la voix des femmes tremblait en lui adressant la parole, que celle des hommes perdait elle-même de sa rudesse. À deux pas de Maurice, quelques jeunes seigneurs s’inquiétaient peu de raconter à demi-voix les prouesses galantes du mulâtre, ses triomphes, sa veine inouïe de bonnes fortunes. D’autres se récriaient sur son adresse, son agilité, ses moyens de réussir. Maurice aima mieux se persuader qu’il possédait un talisman que de croire à sa supériorité ; un mulâtre pouvait-il l’emporter à ce point sur un créole ? Abîmé dans cette incroyable contemplation, Maurice ne tarda pas à sentir glisser dans ses veines un froid inconnu ; il lui sembla que ce triomphe qui l’insultait, raillait sa propre passion et la taxait à ses propres yeux d’infirmité ou d’insuffisance. Il vit Agathe, Agathe son plus cher désir, son rêve bien-aimé, son tourment, debout devant lui, la veille de ce même jour, tenant à la main le menuet du mulâtre. Agathe avait retenu le nom de cet homme ; peut-être l’avait-elle vu, peut-être l’aimait-elle !…… Cette idée fit refluer tout son sang à son cerveau. Pour la première fois, Maurice éprouva un supplice affreux, une indéfinissable torture, la honte de la jalousie vis-à-vis d’un être dont il ne pensait pas qu’il pût se déclarer même le rival. La veille, il avait demandé à sa mère si elle se rappelait le nom de Saint-George, et la marquise n’avait pas manqué de lui répondre : « C’était un de vos esclaves à la Rose. » Nulle voix, nul souvenir ne s’était élevé dans le cœur du créole pour lui rappeler que cet esclave avait été son ami.

« Serait-il vrai, mon Dieu, se disait Maurice avec un singulier désespoir en voyant les prévenances féminines dont Saint-Georges était l’objet, serait-il vrai qu’aux yeux d’Agathe je serais moins que cet homme ? Ne suis-je donc pas noble ; et qu’est-ce que ce chevalier des Antilles, sinon un comédien du théâtre d’Orléans ! »

De son côté, Saint-Georges, dès qu’il aperçut Maurice, ne put réprimer en lui mille mouvemens de joie et d’inquiétude. C’était leur première entrevue depuis leurs beaux jours passés à la Rose : qu’allait-il lui dire, ce faible enfant pour lequel il avait autrefois exposé sa vie ? Sans doute, pensa-t-il, ce long cordeau de convives qui nous sépare le gêne et le glace, le monde seul impose silence à son cœur Oh ! dès que les fanfares vont sonner, je vais me précipiter dans ses bras, lui dire : « C’est moi ! cher Maurice ! moi Saint-Georges, moi, qui ne suis pas plus fier de mes succès que vous ne l’êtes vous de votre titre ! me reconnaissez-vous ? c’est moi ! »

Mille images confuses apparurent alors à ses yeux comme de lointaines vapeurs : il revit, la Rose, les joies ou les douleurs de leur double enfance, tout ce qui avait dû laisser au cœur de Maurice, comme au sien, des germes impérissables.

Il le vit partageant avec lui l’eau sainte et la robe blanche du baptême, le même jour, à la paroisse de Saint-Marc.

Il le vit récitant les mêmes leçons aux mêmes maîtres, et le chargeant de toutes ses iniquités.

Il le vit assis près de lui sous l’ombre des mêmes cocotiers, où chantait le bengali, où rampait le scarabée, où le moqueur sautillait de branche en branche.

Il le vit encore ému de son terrible renvoi, lorsque sa mère osa l’accuser ; lui, d’avoir distillé le poison dans l’assiette du créole.

Il le vit enfin sauvé par lui, sauvé par lui seul, des atteintes de l’Espagnol, lorsqu’il attaqua à main armée la berline de la marquise, et que Saint-Georges l’étendit sur la savane !

Et il se dit : « Peut-être aura-t-il oublié mon noir visage, mais il ne peut avoir oublié ma voix ; rien qu’à ce frisson de bonheur qui court à mes nerfs, sa main reconnaîtra la mienne… »

Le repas fini, la fanfare accoutumée sonna ; les chasseurs se levèrent ; Saint-Georges attendit qu’une partie de ce monde se fût écoulée, et comme Maurice regardait par la fenêtre les cascades jaillissantes du carré vert, il s’avança et lui ayant tendu la main ;

— Je suis Saint-Georges, me reconnaissez-vous, Maurice ?

Maurice de Langey ne lui tendît pas la main ; il le toisa, il prit son fusil et siffla deux chiens magnifiques de sa meute…… Son piqueur parut, et il lui donna des ordres…

Le mulâtre retira sa main avec colère, et sortit par la galerie opposée……

L’instant d’après il avait rejoint le duc de Chartres et s’élançait à ses côtés sur une délicieuse bête de chasse, nommée Jonquille ; le duc de Chartres montait Ébrir.

Pour le duc d’Orléans, il suivait la chasse avec la marquise de Montesson dans une coquille délicatement réchampie d’or et festonnée de guirlandes. La chaleur était devenue insupportable, Mme de Montesson pria son altesse de choisir des chemins plus ombragés ; le duc de Chartres et le chevalier de Saint-Georges cavalcadaient aux portières de la coquille…

De temps à autre, une œillade furtive de Mme de Montesson semblait remercier Saint-Georges des voltes gracieuses qu’il faisait décrire à Jonquille et de la grâce exquise qu’il déployait. Le duc d’Orléans regardait les deux cavaliers avec envie, car il ne chassait plus depuis qu’il avait eu le malheur de blesser un de ses gens au Raincy.

— Quel est-ce jeune homme ? demanda-t-il à la marquise en lui indiquant du doigt un cavalier galopant par les taillis avec le comte de Vaudreuil.

— Le marquis Maurice de Langey, le fils de cette belle personne… dont les grâces commencent à mûrir, ajouta avec une malignité intéressée Mme de Montesson…

Le cerf fut lancé sur les deux heures, et après lui, deux cents chevaux à sa poursuite à travers les vastes futaies et les carrefours verdoyans de Sénart. La couleur tranchée de leurs robes, la beauté de leurs mouvemens, l’agilité des chasseurs en habit rouge qui les montaient, plongèrent les vieillards de Sainte-Assise dans un merveilleux étonnement ; eux qui avaient vu pourtant les chasses du régent, entouré de son escadron volant de pages !

C’est qu’en effet l’équipage de M. le duc de Chartres était admirable, il pouvait lutter d’élégance avec celui de M. le comte d’Artois et du prince de Condé.

Saint-Georges, que le duc de Chartres se piquait d’affectionner, en raison de ses manières, qui relevaient la vulgarité des siennes, et de la conformité de leurs deux âges, avait donné de grands soins à cet équipage de chasse ; il avait fait exprès plusieurs voyages en Angleterre pour l’améliorer et le rendre digne de lutter avec ceux des princes……

La suave limpidité du ciel, l’attrait des paysages qui se déroulaient de temps à autre par les belles percées de la forêt, le son des fanfares et les aboiemens des chiens rassemblées au Mai-Joly, le point de départ de la chasse, les brillans uniformes des piqueurs et des jockeis entremêlés à ceux des heiduques et des coureurs ; la plume des amazones balayant doucement leurs blanches épaules ; le rire, le tumulte, les cris, les voitures de mille sortes accourant se grouper vers ce rond-point, tout ce spectacle gardait l’empreinte d’une toile animée par Oudry ou par Béga.

Le soleil semblait prendre plaisir à faire étinceler l’écharpe de la forêt de toutes les teintes rompues de l’arc-en-ciel ; les chênes se balançaient mollement sous un vent frais et léger ; le frissonnement des feuilles portait l’allégresse et l’espérance dans l’âme.

Maurice eut dépassé bientôt la voiture de sa mère. La marquise, mollement étendue sur les coussins, se faisait tenir son ombrelle par M. de Vannes, pendant que M. de Boullogne, dans la compagnie de M. de Thélusson, se promenait à pied par les jardins, dont quelques autres personnes graves, conseillers ou intendans de finance pour la plupart, admiraient la riche ordonnance.

La course rapide de Maurice rafraîchit sa tête brûlante ; il échappait aux inquiétudes de son âme par un exercice violent. Déterminé à conquérir sa place au milieu de tous ces gentilshommes, il s’excitait lui-même intérieurement à ne rien perdre de ses avantages ; il ne voulait plus revenir aux pieds d’Agathe sans une protection marquée à lui offrir : si elle entrait quelque jour dans ces dangereux salons du Palais-Royal, il serait du moins son introducteur, son soutien ! M. de Boullogne, qui l’aimait comme son fils, pourrait-il refuser la main de la cousine de Mme de Montesson au capitaine des chasses de M. le duc de Chartres ? Ne s’empresserait-il pas de faire rendre justice, à Mlle de La Haye, et quand il aurait vu cette enfant à la fois si belle et si triste, n’oublierait-il pas ses ambitieux projets ?

Une voix secrète encourageait Maurice dans cette subite réforme de lui-même…… L’aiguillon de la jalousie le déchirait. Il venait de voir un mulâtre lui apprendre par son exemple le chemin de la fortune : son mérite se sentait blessé ; que serait-ce si la fatalité amenait cet homme sur le chemin de son amour ? La seule gloire capable de tenter Maurice était, nous l’avons dit, cette puissance d’attraction qui amène vers nous les femmes, comme l’aimant se soumet le fer ; l’ambition de la faveur y entrait pour peu. Maurice méprisait la cour, il s’avouait faible, inhabile à marcher sur son théâtre, et c’était sur ce théâtre que l’espérance et la fortune d’Agathe reposaient ! Il lui semblait inouï, injurieux, qu’un visage d’esclave accoutumé à pâlir devant le visage du maître, des bras de mulâtre encore tatoués de coups, des cheveux crépus et tous les stigmates irrécusables de la servitude eussent mené si loin cet homme sans génie, bon à redire, suivant lui, les bruits communs et les historiettes de la ville, gagiste de manège et prévôt de salle d’armes, honoré des faveurs de Mme de Montesson Qu’eût dit la cour du grand roi de cette absurde souillure ? Et puisqu’il existait pour cet homme une porte secrète, ouverte et fermée sans bruit, pourquoi le produire, l’afficher, s’en parer aux yeux de tous ?

La fureur s’empara de lui en jetant la sonde au fond de sa propre misère pour ramener ensuite sa vue sur la fortune de Saint-Georges. Par un curieux hasard, les goûts, les études que Maurice, en sa qualité de gentilhomme, avait le plus en amour, formaient le fond de la supériorité de Saint-Georges : il excellait aux armes, à la danse, au violon. Maurice se ressouvint avec amertume des triomphes audacieux de cet enfant qui avait osé lui prendre ses maîtres ; il releva le front avec orgueil et se promit bien de l’en punir. Puisque dans le siècle où il vivait le désintéressement du cœur et l’élévation naturelle étaient folie, que l’étrangeté suffisait, et qu’après tout ce rival n’était arrivé que par surprise, il jura de faire mentir cette gloire effrontée, de la contrarier dans son essor et de la ployer sous lui. Dieu ne pourrait manquer d’être juste et de détruire lui-même cet édifice insolent, plutôt que d’exposer ses créatures les plus nobles à le maudire !

Suivant le cours arrogant de ses pensées, Maurice se perdit par les mille sinuosités de la forêt, il était déjà à une lieue de Sainte-Assise.

Au sein de ces bois touffus avoisinant le château et formant un véritable parc anglais, plusieurs bandes d’invités s’étaient égarées, peut-être à dessein ; mais de ce côté silencieux, à l’abri des mille clameurs de la chasse, le seul murmure de plusieurs sources d’eau vive et l’ombre des plus beaux arbres vous attiraient.

Sans compter les grappes roses de l’arbre de Judée égayant le vert assombri d’un cordeau d’acacias, le peuplier d’Italie élevant sa flèche vers le ciel, ou le platane, au corsage de chèvrefeuilles, des cèdres vigoureux balayaient le gazon de leurs belles palmes tombant sur lui comme autant de larges éventails. Les calices panaches du catalpa ouvraient amoureusement leurs grandes pétales ; l’érable et le sapin y mariaient leurs senteurs à celle des rosiers. Par un dédale frais de riantes allées, où le râteau semblait n’avoir laissé aucun gramen parasite, on arrivait jusqu’à un petit temple appelé le Labyrinthe.

Depuis Trianon et Choisy, la mode des temples était alors la grande mode ; ces ruines factices, dont l’abbé Delille s’indigna, plaisaient étrangement aux architectes. Il faut croire qu’ils y avaient trouvé leur compte.

L’opulent sybaritisme de Louis XV avait dépassé le but de ces temples agrestes dans la construction du pavillon de Luciennes ; sous le règne de son successeur, ils se multiplièrent à l’infini ; il n’y eut pas un maltôtier qui ne se voulût un temple pour sa Dubarry bourgeoise.

Le devis du labyrinthe de Sainte-Assise montait à trente mille francs.

Sa forme octogone annonçait assez au dehors son style intérieur plein de coquetterie et de recherche.

Une foule de charmans petits vitraux de couleur, enchâssés de baguettes d’or, devait répandre, le jour, sur le parquet de citron une pluie d’agates, de rubis et de saphirs. Disposé en serre, le pourtour était bordé de mignonnes allées remplies de fleurs exotiques, le sable de ces allées était contenu dans de riches bandes d’acajou. La tenture du temple était en mousse naturelle encadrant six belles glaces. Une lampe d’albâtre, retenue par des cordes à puits en filigranes, descendait comme une étoile amoureuse sur un sopha circulaire formant le centré de la pièce. Le plafond était semé d’amours joufflus donnant la volée à leurs oiseaux ; le chiffre de Louis-Philippe d’Orléans et celui de la marquise reposaient comme cartouches aux encoignures.

Et en vérité, il fallait que la veille encore on se fût perdu dans le labyrinthe, car le sable conservait l’empreinte de plusieurs pieds délicats……

Évidemment aussi, et rien qu’à mesurer ces vestiges au compas, ce ne pouvait être le pied du duc d’Orléans ; il était reconnaissable !

Mme de Montesson se dirigeait parfois d’un pas soucieux vers ce galant Élysée, soit pour y attendre le chevalier de Saint-Georges, soit pour y réfléchir seule devant les doux souvenirs qui peuplaient le temple…

Tout d’un coup, il y eut un léger bruit vers le labyrinthe ; une oreille exercée eût pu même se convaincre qu’on avait tourné avec précaution une clé dans sa serrure. Était-ce la brune jardinière de Sainte-Assise, Mme Lalain, dont Collé fut amoureux ? Venait-elle arroser ses fleurs ?

Les vitrages restaient fermés…… On entendait à peine en cette partie du parc l’hallali mourant au loin ; le soleil jetait une bande pourpre aux collines mirant leurs fronts dans la Seine.

— Quel asile frais ! dit une voix. Convenez, chevalier, que j’ai eu là une de ces idées que n’aurait certainement pas eues une bourgeoise ! Me voilà perdue comme Phèdre dans le labyrinthe !

— Perdue ! pas encore ! répondit une autre voix. Il faut que vous le vouliez. Je ne ferai pas tourner à mon profit cette peinture que voici. Elle représente un satyre, l’œil allumé, portant sur Vénus sa main profane……

— La Vénus, chevalier, ne peut être qu’allégorique ; elle est belle, elle est brune, et ne ressemble en rien à la Montesson… mais pour ce satyre, c’est bien le duc d’Orléans !

— Il est vrai qu’elle n’a pas comme vous, marquise, la peau douce et satinée…… Dites-moi donc où vous prenez ces épaules et ces mains-là ? Vous avez aujourd’hui un petit air dragon qui vous convient à ravir ! Si j’embrasse votre épaule, c’est votre faute ; elle est plus belle qu’un beau marbre !

— Ne trouvez-vous pas, chevalier, que toutes ces glaces devraient répéter autre chose que les agrémens éternels de Mme de Montesson ? J’ai bien ri, chevalier, de ses airs de jeune vestale au déjeuner ; elle n’y a pas mangé une fraise sans jouer la distraction, comme si elle était la Zobéide d’Angola ! Que dites-vous de son mulâtre, ma foi, et ne doit-elle pas le blanchir quand elle l’embrasse ? Fardée, ridée, décrépite, quelle syrène ! chevalier ! Elle est anéantie, parole d’honneur.

— Vous m’avez fait tomber de mon haut, marquise, en m’assurant que ce chevalier de Saint-Georges n’était autre que ce petit monstre de sauvage à qui nous donnions nos fusils de chasse à porter chez vous à la Rose ! Je l’ai toujours tenu pour mulâtre, au fond, tout en lui prodiguant les épithètes d’Américain et de créole ; mais, par la sambleu ! je ne pouvais guère me douter que le tatouage dût un jour devenir de mode !

— Qu’y a-t-il d’étonnant, chevalier, Mlle Béraud de la Haye, autrement la Montesson, n’est-elle pas la fille d’un capitaine négrier de Saint-Malo ? Reliquat de compte, chevalier, suite de la traite !

— Vous devriez vraiment l’avertir, cette digne marquise de Montesson, que le chevalier de Saint-Georges est l’as de pique habillé !

— Un vrai pâté d’encre dans de la poudre !

— Arlequin !

— Un pain d’épice !

— Ne rions pas si haut et ménageons la marquise, mon cher chevalier, elle tient ma demande entre ses mains…

— Un placet écrit par d’aussi jolis doigts que ceux-ci doit réussir, marquise !

— Vous êtes un trompeur, M. de Vannes. Vous m’aviez promis un collier de chatons de chez Richebois ; où est-il ?

— Dieu le sait, et le reversi le sait aussi…… Hier encore, marquise, j’ai perdu deux cents louis !

— Ne vous semble-t-il pas, chevalier, avoir entendu du bruit ?

— Les boutons de ces rosiers que le vent agite contre les carreaux.

— C’est extraordinaire…… j’ai cru voir se refléter dans cette glace une figure…

— Celle du mulâtre ! dit de Vannes avec effroi.

— Non, celle de la marquise une imagination sans doute……

— Laissons le mulâtre et la marquise pour nous occuper de nous. Que vous êtes belle ainsi, Caroline ! Je donnerais tout un royaume pour, ces yeux.

— La chasse est finie n’entendez-vous pas le cor, chevalier ?

Que j’embrasse ce col encore une fois ! Les cygnes de ces bassins n’en ont pas de plus souple et de plus blanc.

— Vous venez de m’érailler la chair avec votre bague ! Tenez, dit-elle, en se tournant vers la glace et en montrant au chevalier une ligne rougeâtre qui courait sur son épaule, voilà ce que c’est de porter ce saphir entouré de diamans. Donnez-le moi.

De Vannes l’ôta de son doigt, pour le passer au doigt effilé de la créole.

 
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Les fanfares s’éteignaient ; chevaux et piqueurs, tous épuisés de fatigue, rentraient dans la cour d’honneur. Le duc d’Orléans et la marquise attendaient sur le perron ; la grille s’ouvrit, le flot des chasseurs s’y précipita ; le duc de Chartres arriva l’un des premiers et présenta le pied du cerf à Mme de Montesson…

Mme de Langey, appuyée languissamment au bras de M. de Vannes, se tenait à deux pas derrière la marquise de Montesson, cherchant à démêler la figure pâle de Maurice du milieu de cette foule… son inquiétude était visible ; elle se repentait presque de l’avoir perdu de vue. Il parut bientôt, ses bottines poudreuses et déchirées par les ronces, l’œil animé, le front haut. On eût dit qu’il présageait lui-même le degré de faveur auquel il allait monter, il n’avait guère quitté les côtés du duc de Chartres.

Mme de Montesson s’approcha du jeune duc, qui descendait de cheval ; elle le prit agréablement par la main et l’amena elle-même à son père, qui se baissa pour lui glisser quelques paroles à l’oreille… Saint-Georges, pendant ce temps, surveillait la curée et les innombrables piqueurs emplissant la cour de leurs uniformes.

Un laquais de la marquise de Montesson apporta sur le perron même, au duc de Chartres, un encrier ; il signa rapidement un papier, ce papier fut remis à Mme de Montesson.

Le dîner fut splendide et dura autant que de coutume. Au dessert, M. le duc d’Orléans se leva et porta un toast à tous les chasseurs. Il les félicita sur l’excellence de leur tenue et déclara que son fils venait de nommer, à sa sollicitation, l’un des conviés pour capitaine de ses chasses.

Le cœur de Mme de Langey battit avec violence, celui de Maurice fut ému pour la première fois peut-être. Il lui semblait que cette nouvelle épreuve de sa vie de noble était décisive ; il échangea avec M. de Boullogne un regard où l’inquiétude le disputait à la joie.

Tous les convives s’entre-regardaient avidement ; il est des instans de la vie où l’homme le plus inutile et le moins ambitieux se croit digne d’une récompense.

M. de Durfort, premier gentilhomme de la chambre du duc d’Orléans, ouvrit le brevet, et lut tout haut :

« Le duc de Chartres nomme en ce jour M. le chevalier de Saint-Georges capitaine de ses chasses.


 » Sainte-Assise, ce 11 septembre.
signé : Louis-Philippe-Joseph,
» duc de Chartres. »

— J’en suis désolée pour vous, bonne amie, dit négligemment à voix basse Mme de Montesson à la marquise de Langey ; mais monseigneur le duc de Chartres est le maître. La cour, bonne amie, est un véritable labyrinthe !

Mme de Langey, à ce dernier mot, fut prête à se trouver mal.

— Partie perdue par notre seule faute, murmura à son oreille M. de Vannes, la marquise nous écoutait !…