H.-L. Delloye (3 - Parisp. 59-67).

IV.

L’heiduque.

« Fort bien, Trim, dit mon oncle Tobie, tout cela est à merveille. »
(Tristram Shandy.)

— En croirais-je mes yeux ! monsieur Platon ! s’écria Saint-Georges ; quoi, monsieur Platon, c’est vous qui m’avez écrit ?

Et le chevalier montrait au gérant de la Rose la lettre sans signature qu’il avait reçue quelques jours auparavant à sa toilette, et qui était, on l’a vu, fermée par le plus économique de tous les cachets, une boule de mie de pain.

— Moi-même, mon jeune ami…… c’est-à-dire, monsieur le chevalier !…… J’ai voulu vous laisser le plaisir de la surprise…… Et puis j’avais, peur que vous ne gardiez rancune à Platon. Vierge sainte ! que je vous retrouve grand et bien fait ! Vous voilà logé comme un marquis !

— Et toi, mon cher Platon, tu iras bientôt nu comme un nègre. Vois plutôt, ton habit de taffetas rayé tombe en loques, et la culotte de velours chocolat montre la corde…

— Hélas ! mon cher élève ! reprit Platon, enhardi par la commisération que Saint-Georges lui accordait, nos rôles sont intervertis ! Je vous vois encore nouant la serviette au menton de M. Poppo, nettoyant mes fusils de chasse et m’éventant au retour de mes inspections…

— Moi je te vois, Platon, me condamnant à partir pour ton domaine, après tout ce qui m’était arrivé à la Rose, m’empilant, moi centième, dans ton horrible charrette ! Je ne répondrais pas que la balle qui a sifflé aux oreilles de ma mule ne fût pas de toi, puisqu’elle m’a manqué…

— Monsieur le chevalier, je n’ai jamais été cannibale, c’est la seule conversation que je pusse avoir avec vous à pareille distance…

— Merci.

— Le ciel m’est témoin, Saint-Georges, c’est-à-dire monsieur le chevalier que je vous ai toujours distingué du peuple, j’ai favorisé vos talens ; comme dit M. Rousseau, je n’ai point arrêté la culture de cet arbre dont les…

Ici, Joseph Platon entama une phrase de l’Émile dans laquelle il se perdit.

— Comme te voilà fait, mon pauvre Platon ! il t’est donc arrivé bien des malheurs ?

— Je le crois !… d’abord ma caféyère pour laquelle M. de Lassis m’avait fait de si rigoureuses conditions que j’en suis parti…

— Après ?

— Après ? comment ! l’incendie de la partie du sud à la Rose, vous savez bien, monsieur le chevalier, c’était là que couchait Mme la marquise…

— Je n’ai appris cela qu’à Bordeaux, l’incendie, le meurtre de Finette… Le coupable est-il vraiment cet Espagnol qui s’est échappé de la prison de Saint-Marc ?

— Mais on le dit du moins, monsieur le chevalier. Allez, si le scélérat nous a échappé, ça n’a pas été faute de recherches, nous avons assez couru le pays, moi et M. Printemps, que la marquise a licencié aussi.

— Pourquoi ?

— Parce que M. le prince de Rohan lui avait proposé un voyage en Angleterre !… La Rose l’ennuyait, monsieur le chevalier ; la Rose, un paradis terrestre, un lieu de délices ! Elle voulait voir les buveurs de bière et les boxeurs ! Quel goût dépravé chez une femme noble ! pouah ! C’était pitié que de voir notre départ, à ce bon M. Printemps et à moi. Nous nous tenions serrés l’un contre l’autre, accolés comme la fourchette et le couteau. M. Printemps avait bien souffert du coup de cette mort de Mlle Finette, Finette qui vous aimait tant, monsieur le chevalier !

Les sanglots de Platon l’empêchèrent de continuer, il soupira quelques secondes et reprit :

— Vous vous souvenez sans doute que la mort violente de mon perroquet m’avait fait prendre en horreur cette marquise ; elle en a fait de belles depuis ce temps-là !

— Est-elle remariée ?

— Remariée, elle ! ah bien oui ! elle est trop heureuse de jouer son rôle de veuve !

— Ses amans l’ont affichée ?

— Elle est trop habile pour mécontenter publiquement M. de Boullogne… Elle a des amans, mais elle les cache ; ils entrent par plusieurs portes, ça les regarde, voilà tout. Les marquises en cela sont plus favorisées que les blanchisseuses, Rosette n’avait qu’une porte…

— Qu’a-t-elle donc fait ?

— Ce qu’elle a fait, monsieur le chevalier, un morne noir d’abominations ! D’abord elle a fait couper la belle avenue de palmistes qui bordait la Rose, sous le prétexte qu’elle attirait les insectes ; elle a refusé à M. de Lassis de retourner avec lui en France, et s’est fait croire malade pendant qu’elle complotait l’horrible trame de son voyage britannique pour comble d’infamie, elle m’a dit un jour qu’elle me trouvait trop âgé, qu’elle avait envie d’un gérant anglais… Un gérant anglais, monsieur ! vous voyez si elle a juré la perte de la Rose !… Transporté de fureur je me suis embarqué dans la compagnie de M. Printemps, qui lui avait déjà rendu son épée de maître d’hôtel en lui disant : "Elle vous a servi fidèlement, madame, ainsi que le maréchal de Saxe ! Dieu veuille que vous ne preniez pas celle d’un Anglais ! "

— Tu n’as pas oublié, j’espère, ta collection de naturaliste ?

— Ma collection, monsieur le chevalier, rôtie, abîmée, éteinte dans ce diable d’incendie ! Moi qui comptais si bien m’établir avec mes coquillages et mes oiseaux mouches ! Arrivé ici, je m’en suis allé droit à l’hôtel de M. le contrôleur. Le suisse m’a refusé ; Mme de Langey avait déjà sans doute prévenu M. de Boullogne contre son fidèle Platon ! J’ai écrit, mes lettres sont demeurées sans réponse. Faut-il vous le dire enfin ? je me suis fait, moi, domestique de louage ; moi, nouveau débarqué, je me suis mis à la piste des arrivans.

— Ce pauvre Platon !

M. Printemps était mort de douleur autant que de regret dans la traversée… Il avait été volé, ainsi que moi, de ses épargnes par les métis qui transportèrent nos bagages ; nous ne nous aperçûmes de ce vol qu’après avoir doublé la pointe du Cap. Alors seulement, je me recommandai au ciel, et je me dis : « Platon, Dieu te punit d’avoir tant usé du fouet sur ces pauvres nègres ! » et je me fis domestique de louage !

— Qui t’a appris mon adresse ?

— Tout le monde. Dans les cafés, aux spectacles, j’entendais parler de vous. C’était un bourdonnement Celui-ci vous avait vu tirer et percer en l’air une pièce de six livres, cet autre nager tout vêtu, un troisième s’écriait : « J’ai fait des armes avec lui ! » aucun ne disait : « Je l’ai touché ! »

— Eh bien ! repris-je alors avec un orgueil qui me grandit de six pieds, je l’ai touché à Saint-Domingue, moi qui vous parle ! il est vrai que ce n’était pas avec un fleuret !… J’irai le voir, il m’accueillera ! Je consens de grand cœur à le servir, et pourvu que j’aie à moi mon petit dimanche pour aller voir mes anciens amis de Bercy… qui me donneront peut-être des nouvelles de Rosette…

Ici M. Platon retomba dans un de ses attendrissemens conjugaux, il tira même son mouchoir. Ce mouchoir avait l’air d’un drapeau percé de balles tant il était troué, rapiécé, noir de tabac.

— Monsieur le chevalier, s’écria Platon en embrassant les mains de Saint-Georges, décidez de mon sort, je suis à vous ! Un des amis de votre valet m’a dit qu’il était parti, que vous l’aviez même chassé à grands coups de pied, parce qu’il vous manquait de l’or ; prenez-moi à votre service, vous me connaissez, je suis honnête !…

— Il est vrai que tu n’es plus intendant !

« Mais, ajouta Saint-Georges, touché de l’air humilié de son ancien maître, je ne veux pas que tu endosses la livrée de M. Jasmin ! Ouvre cette armoire, tu y trouveras une robe d’heiduque

— Qu’est-ce que cela, une robe ? heiduque ou eunuque ? fit avec effroi Joseph Platon ; déguiser mon sexe sous une robe ! Allons, monsieur, c’est bon pour le chevalier d’Éon !

À cette réponse qui servait une des antipathies secrètes de Saint-Georges, il sourit ; on était toujours sûr de le prendre par l’amour-propre.

— La livrée d’heiduque, reprit-il, en étalant lui-même sous les yeux de Joseph Platon, ébloui, une robe à la tartare, bordée d’or et de fourrures, dont son tailleur lui avait fait sans doute présent, la livrée d’heiduque t’ennoblit au lieu de te dégrader. Un heiduque monte à cheval, digne Platon, et j’ai à mes ordres tous les chevaux du Palais-Royal. Tu seras fort bien sous ce costume avec ta barbe grisonnante, que je t’engage à ne pas couper pour l’effet, et que M. Bruno, mon perruquier, te laissera croître en pointe tartaresque. Sais-tu la langue tartare ? cela ne ferait pas mal.

— Vous plairait-il, monsieur le chevalier, de me dire ce que je dois faire sous cette tunique ? Vont-ils se moquer de moi à Bercy, mes anciens amis de gabelle !

— Un heiduque, Platon, est un être inviolable. Si l’on veut lui donner des coups, il a le droit de les recevoir, mais aussi celui de s’en plaindre à tous les ambassadeurs asiatiques

— C’est-à-dire que je ne fais plus partie du corps respectable des bourgeois parisiens ! Encore une fois quels sont mes devoirs ?

— Ceux d’un heiduque fidèle, d’un homme posé, qui porte des bottes jaunes et un bonnet fourré, digne de celui du roi de Mogol.

— Mais enfin ?

— Tu m’accompagneras.

— C’est tout ?

— Tu porteras mon violon et mes fleurets.

— La cuisine ?

— Tu n’en feras pas ; j’ai quelqu’un.

— Et… pour les dames ?

— Tu leur porteras mes lettres en heiduque, c’est la mode.

— Monsieur le chevalier, je me déclare votre féal et respectueux heiduque, dit Platon en mettant un genou en terre Ah ! j’oubliais. Ce sabre peut-il me servir en cas d’attaque ?

— Je ne pense pas, car la lame en est de bois : c’est une ordonnance de M. Le Noir… Oui, depuis que l’heiduque du comte d’Argenteau a passé son sabre, à Longchamps, à travers le corps d’un arlequin… En cas d’attaque, tu peux t’en reposer sur mon épée.

— Comme sur Dieu même, monsieur le chevalier. Il me tarde de vous accompagner à cheval ; vous y êtes si beau ! Allez, c’est bien vrai le proverbe qui dit : « Monté comme un Saint-Georges ! »

L’effusion de Joseph Platon donna au chevalier un quart d’heure de gaîté bouffonne dont il augura bien pour l’avenir. Affublé de cette grande robe qui le faisait ressembler à feu Mahomet, l’heiduque de nouvelle date porta ses pas vers l’antichambre, où il ne trouva aucun domestique… Cette singularité l’ayant frappé, il se dirigeait vers la petite porte vitrée d’un des cabinets attenant à cette pièce et se disposait même à en tourner la clé, quand il vit Saint-Georges marcher doucement à lui en élevant son doigt à ses lèvres :

Elle dort, dit-il à Joseph Platon.

 
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Il le ramena très-étonné dans la cuisine, près d’un énorme quartier de chevreuil, vis-à-vis duquel il le laissa.