H.-L. Delloye (1p. 133-143).

XXIII.

Rencontre.

« Sauve-toi, s’écria celui-ci, sauve-toi, Antonio !»
Hoffmann.


— Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il en voyant ses bras meurtris et la charpie sanglante qui entourait ses oreilles… Il me semble que le galop d’un cheval bruit encore dans ma tête… C’est vous, ma mère, c’est toi, Finette, n’est-ce pas ?

— Donne-moi ta main, fils aimé, tu as la fièvre !

— La fièvre ! oh ! non ! je vais mieux Laissez-moi vous dire la fable de M. Maurice, celle que je lui lisais souvent… Comment donc ?… Attendez…

« Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre… »

Ses yeux se mouillèrent de larmes ; il ne put continuer ; sa tête retomba sur l’oreiller.

— Un peu de limon, et ferme les yeux. Tu as besoin de dormir.

Et pendant qu’il reposait la négresse ouvrit sa Bible et elle lut ;

« Si je crie dans la violence que je souffre, on ne m’écoutera point ; si j’élève ma voix, on ne me rendra pas justice.

« Le seigneur a fermé de toutes parts le sentier que je suivais, et je ne puis plus passer ; il a répandu des ténèbres dans le chemin étroit par où je marchais.

« Mais celui-là seul est puissant et redoutable qui fait régner la paix dans ses hauts lieux.

« Peut-on compter le nombre de ses soldats, et sur qui sa lumière ne se léve-t-elle point[1] ?

Noëmi ferma le livre ; un rayon d’espérance avait pénétré le cœur de cette mère…

— Pauvre enfant ! comme ils t’ont battu ! murmura Finette à voix basse, en baisant les bras du mulâtre pendant son sommeil. Ils étaient marbrés de coups.

— Poussez la fenêtre, Finette, l’air qui vient des jardins le rafraîchira ; voici une infusion de thym des savanes que je lui prépare.

— Les belles feuilles longues et dentelées ! Elles imitent celles du chamœdris. Ce thym des savanes, mère Noëmi, ne fleurit-il pas toute l’année ?

— C’est avec la liane à cœur un des meilleurs vulnéraires de l’île. Mais tu te connais donc en plantes, chère Finette ?

— Du tout, mère Noëmi, je me souviens seulement de ce nom de chamœdris, parce qu’un de ces caperlatas ou charlatans qui courent les rues et les places à la Guadeloupe m’en prescrivit l’usage dans une longue maladie. Je n’étais pas alors au service de Mme  la marquise, Je n’y suis entrée que deux mois avant la mort de son mari. Cet exécrable médecin fit tellement traîner en longueur la maladie, qu’à ma convalescence ma mère eut toutes les peines du monde à le payer… Si je vous avais connue, bonne Noëmi, J’aurais été sur pied bien plus vite. Mais nous n’habitions pas le même quartier…

— Oh ! reprit la négresse en secouant la tête d’un air rêveur, tu dis vrai, Finette, j’ai sauvé la vie à bien des gens ! La nuit de Noël, par exemple… continua-t-elle, en fixant les charbons sur lesquels bouillonnait son vase de terre.

— Et qu’avez-vous donc fait la nuit de Noël ? demanda Finette avec un élan de vive curiosité.

— Oh ! rien… rien qui puisse intéresser une autre que moi…

— Mais encore, mère Noëmi ?

— Eh bien, la nuit de Noël, j’ai sauvé la vie à une grande dame… et à son enfant, il y a de cela quelques années… je ne puis te dire son nom par une raison toute simple, c’est que moi-même je ne le sais pas… Tout ce que je sais, c’est qu’elle était, ainsi que son enfant, en danger de perdre la vie… On est venu me chercher, je les ai sauvés… c’est tout…

— Et depuis, il ne vous a pas été possible de savoir qui elle était ?

— Je n’ai là-dessus aucun indice. Trois jours après cette scène on m’a ordonné de quitter l’habitation des Palmiers, pour venir à celle de la Rose. Pourtant je n’avais rien fait de mal et j’aimais tant les Palmiers !

— On ne vous avait pas même payé ce service !

— Oh ! pour cela, si fait ; de l’or… cinq belles pièces d’or. Je les garde encore précieusement pour celui-là… dit-elle en montrant le jeune homme qui dormait. Il m’a vu cet or l’autre jour, il n’en pouvait revenir… Pauvre cher petit ! C’est pour lui surtout que je voudrais savoir, Finette, qui est cette grande dame, j’irais la trouver ou je lui ferais écrire, je réclamerais sa protection, car elle est puissante, Finette, elle connaît peut-être M. de Boullogne autant que Mme  de Langey… Oui, mon Dieu, je me jetterais à ses pieds, mon enfant ne serait pas battu, Finette, j’ai sauvé le sien !

— Quoi, sauvés tous deux ! quel péril couraient-ils donc ?

— Je n’en puis dire davantage, Finette, on m’a fait promettre le secret… D’ailleurs il y a longtemps de cela, et cette dame est sans doute loin…

— Que vous avez là sur vous de beau linge de Hollande, négresse, et que ce tour de chemise est coquet ! dit Finette, voyant que Noëmi voulait rompre la conversation…

— C’est un reste de ma rechange, Finette, j’étais autrefois nippée à te faire envie, à toi la plus belle fille de l’Artibonite !

— Tiens, voilà que vous me louez, comme M. Printemps. Il me disait hier, en me priant de lui tenir sa casserole pour des pattes d’oies bottées à l’intendante, que je ressemblais à ma maîtresse, et qu’il était temps pour moi de former un établissement. Comme il s’était mis à me lutiner avec ses aides de cuisine, savez-vous ce que je lui ai répondu ? Que je n’aimais qu’une personne au monde, un être qui ne me payait point de retour !… mais chut ! ajouta Finette, en posant mystérieusement son joli doigt sur ses lèvres, celui-là dort, et il ne faut pas le réveiller !

— Tu aimes mon fils ! soupira la négresse, tu l’aimes ! N’est-il pas vrai qu’il est beau ? Je tremble seulement, Finette, qu’il ne soit jamais heureux.

— Vous dites vrai, Noëmi, car celle qu’il aime, reprit Finette avec amertume, celle qu’il aime, ce n’est point moi…

— Et pour qui son cœur aurait-il déjà parlé ?

— Pour une femme, Noëmi, qui n’aimera jamais son amant, cet amant fût-il aussi beau que le soleil sortant de la mer d’émeraude qui ceint nos plages, pour une femme qui ne le regardera seulement pas, pour Mme  de Langey !

— Madame de Langey ! s’écria Noëmi en se levant avec un tremblement convulsif, jamais, jamais, Finette ! Mais tu te trompes, oh ! cela ne se peut pas ; il n’aime pas Mme  de Langey !

L’exclamation de Noëmi venait de réveiller le jeune mulâtre… Il étendit ses bras, et il vit sa mère à son chevet, sa mère glacée, immobile…

— Qu’as-tu, mère ? lui demanda-t-il, ta main est trempée de sueur plus encore que la mienne… Rassure-toi, je serai guéri demain… Je faisais tout à l’heure un rêve qui m’inondait de bonheur et de délices… J’étais beau, fêté, chacun me souriait, les femmes blanches elles-mêmes, oh ! c’était un bien beau rêve ! Je ne rentrais plus dans une chétive hutte, mais dans un palais. Je me suis réveillé quand j’allais parler à une reine, à la reine de France, oui, bonne mère !… à la reine !

— Enfant ! pauvre enfant ! que Dieu exauce ton sommeil !

— N’est-ce pas de cette fenêtre, dis-moi, Finette, que l’on aperçoit la volière de la marquise ? Tu es debout contre cette fenêtre, tu peux voir ce qui se passe sur la pelouse ?

— M. le marquis Maurice s’y promène tout seul avec M. Joseph Platon.

— Tout seul !… c’est vrai… l’on m’a chassé, je ne suis plus son Saint-Georges ! Te souviens-tu, Finette, de cette piqûre de moustique qu’il attribuait un jour au dard venimeux du scorpion ? On ne savait ce que cela deviendrait, moi je me mis à sucer la plaie au risque d’être empoisonné ! Et c’est moi que l’on accuse d’avoir voulu le tuer par le poison !

Il s’animait lui-même au feu de ces dernières paroles, il regardait le ciel, qu’il semblait prendre & témoin de cette injustice.

— Ne vous emportez pas, Saint-Georges, votre condition va changer, M. Platon assurait hier que vous ne serviriez plus que lui ; il a obtenu cela de Mme  la marquise. Ignorez-vous qu’il possède aussi trente nègres et qu’il a acheté la moitié d’une caféyère à huit milles d’ici !

— À huit milles !

— Oui, près la route des Cayes. Elle est située sur le plus charmant plateau qui puisse se voir.

— À huit milles ! murmura le triste jeune homme.

— Qu’avez-vous donc ? vos lèvres se heurtent comme si elles poursuivaient quelques mots intérieur…

— Je n’ai rien, rien, je t’assure… seulement j’ai un peu froid ; ferme cette fenêtre, ma bonne Finette.

— À huit milles d’ici ! se répétait le mulâtre à voix basse et lente. Ne plus la voir ! Mon Dieu ! c’est un exil, j’eusse préféré souffrir sous ses yeux !…

— Bonne nouvelle ! mon cher Saint-Georges, vous me revenez, s’écria Joseph Platon qui entrait. Le digne homme balançait à sa main une grande carte semée de lignes jaunes et rouges.

— C’est le plan de ma caféyére, mon jeune ami. D’après l’avis de M. de Lassis, qui vous a trouvé fort et découplé, vous avez besoin de ne pas vous amollir dans les délices de Capoue, c’est-à-dire de la Rose. Or, ma nouvelle plantation est sur un plateau favorable à la culture, je vous arrache à la Rose ainsi que Noëmi, je vous installe là dans mes domaines, car au lieu de me faire les gros yeux comme je l’avais craint, cet excellent M. de Lassis m’a adjugé cette lande de terre, au prix coûtant, il est vrai ; mais enfin je suis seigneur ! En cette qualité, je vous enjoins de vous tenir prêts, nos fourgons partiront cette nuit même.

— Cette nuit ?

— Oui, cette nuit, vous serez parbleu bien soigné. Votre mère-nourrice Noëmi ne vous quittera pas, elle vous chantera tout le long du chemin des airs créoles ; cela vaudra mieux pour vous que le spectacle de Saint-Marc, où vous avez manqué de laisser vos deux oreilles ! Allons, préparez-vous, je cours veiller aux apprêts de ma caravane !

Et Joseph Platon descendit l’escalier en fredonnant un refrain de vieil opéra. Saint-Georges était demeuré sans voix devant cette ivresse stupide du gérant de la Rose, ivresse qui renversait tout le plan de son bonheur. Pour Noëmi, sa joie de quitter cette demeure était réelle : Platon ne venait-il pas de lui dire que le sort de son fils devait être amélioré ? L’esprit borné des négresses croit toujours aux félicités possibles, et celle-là son fils la méritait, ce serait pour lui une terre de Chanaan toute nouvelle ! D’ailleurs cette émigration forcée l’arrachait au fatal amour dont Finette lui avait fait confidence, et que la négresse maudissait intérieurement. Elle s’éloigna, laissant Finette pensive et regardant Saint-Georges avec de grands yeux noirs tout humides.

— Est-ce que vous irez là-bas, Saint-Georges ? murmura la triste enfant. Qui vous aimera aux Cayes après Noëmi ? qui vous dira de ne pas désespérer ?

— Rassure-toi, Finette, je n’irai pas.

Il y eut une vibration mélancolique dans cette phrase soudaine. Le mulâtre regardait Finette avec une lucidité de regard qui donnait à ses yeux l’éclat d’un diamant noir. Tout d’un coup il l’embrassa avec transport et comme il ne l’avait jamais embrassée ; l’étreinte d’un adieu que l’on pressent devoir être suprême possède seul cette force amère et sombre.

— Vous n’irez pas aux Cayes, vous me le promettez ? dit-elle.

Le carillon flamand de l’habitation sonna trois heures : c’était le goûter de Maurice ; la mulâtresse descendit.

— Mon bon ange est parti, pensa tristement Saint-Georges en la regardant s’éloigner ; pourquoi n’est-ce pas Finette que j’aime ?

— Je n’irai point aux Cayes ! reprit-il résolument en se levant après son départ.

Il fit un paquet de quelques hardes qu’il mit au bout d’un bâton, sortit de cette chambre, qui était une chambre des communs, et se réfugia sous des palétuviers assez distans de l’écurie. La nuit tardait au gré de son désir impatient ; il observa tout de cette cachette, les fourgons attelés, les noirs réunis, les bêtes à cornes qui devaient les suivre. Il espérait sans doute n’être point vu, cette fois ce fut Noëmi qui le trahit. Devinant sa résolution, elle l’en gronda ; ne seraient-ils pas tous les deux réunis dans ce voyage ? La négresse, on le pressent, ne l’interrogea pas sur Mme  de Langey… Elle lui représenta seulement sa mauvaise fortune dans cette demeure funeste, les douleurs et les supplices qui l’y attendaient. Le sifflet des nègres commandeurs appelait en ce moment les esclaves de départ. Saint-Georges monta dans l’une de ces charrettes sans savoir ce qu’il faisait, on l’y entassa près de sa mère. Les chevaux partirent au grand trot, la nuit était noire, et l’on distinguait à peine la croupe luisante et polie de quelques mules indociles attachées par la bride à ces fourgons.

À la chaleur et à la poussière accablante de cette route il fallait joindre la fatigue corporelle résultant des travaux de la journée, une influence somnifère se répandit bientôt sur cette noire caravane.

Saint-Georges était parvenu à se placer sur le derrière de la charrette ; Noëmi, assise à côté de lui, dormait déjà profondément.

La main droite de la négresse serrait étroitement une petite bourse de soie rouge, la bourse où elle avait serré ses cinq pièces d’or… Il y eut un instant où le chariot pencha, cette bourse frôla les doigts de Saint-Georges…

— Que je vous garde cette bourse, mère, et maintenant sommeillez en paix !

Il la serra dans sa poitrine, recouverte d’une ancienne veste de chasse qui avait appartenu à Platon, et, les yeux tournés vers les dattiers et les palmistes de la Rose, qui fuyaient au loin derrière lui, il soupira…

Et tout son courage d’enfant ne put le défendre, il fut brisé de douleur à la vue de sa misère.

— Non ! s’écria-t-il, non ! je ne suivrai point ces hommes !

La caravane passait alors sous des lianes touffues, des plantes grimpantes formaient un berceau sur la route et redoublaient son obscurité. Profitant de ce voile épais si favorable à sa fuite, le mulâtre, avec une agilité merveilleuse, se glissa sous la charrette sans réveiller le moins du monde ses compagnons, puis avec son couteau il coupa le licol d’une mule non sellée qu’il enfourcha.

Il était à vingt-cinq pas quand un coup de fusil retentit à son oreille.

— À mort le fuyard ! à mort ! criait en même temps Joseph Platon.

Mais la mule fougueuse, obéissant à son cavalier autant qu’à son humeur, avait emporté le jeune homme loin des regards irrités qui le cherchaient.

— Mon fils ! mon fils ! cria la négresse en se tordant les bras de désespoir.

Épuisé de fatigue et distinguant à peine la route qu’il avait prise à tout hasard, Saint-Georges se trouvait alors devant un enclos planté de croix et voisin d’une grande église. La mule s’arrêta, blanche d’écume, devant cet endroit que l’aube naissante éclairait. Saint-Georges reconnut le derrière de l’église de Saint-Marc. Un homme en manteau brun priait debout, le bras appuyé sur une tombe de marbre ; son cheval broutait l’herbe auprès de lui. Il se détourna et considéra le mulâtre avec un certain air de défiance. Voyant sans doute qu’il n’en avait rien à craindre, — car Saint-Georges n’était pas armé, — il continua sa prière.

  1. Livre de Job.