H.-L. Delloye (1p. 27-67).

XVII.

Suite.

Tout cela par vous et pour vous, Rufine ; vous avez votre ouvrage devant les yeux.
(Histoire de dona Rufine.)


« Il y avait sept ans que j’avais quitté la Guadeloupe, sept ans que je ne vous avais revue ; à peine m’aviez-vous écrit !

!…

« Ma première visite fut pour vous. On me répondit que vous n’y étiez pas, que M. de Langey voyageait alors lui-même hors la colonie. Votre ancienne demeure me parut en effet inhabitée.

« Les souvenirs des lieux sont cruels, ils portent avec eux le découragement. En revoyant la case où je vous avais connue, la tristesse me prit au cœur. Je ne pus douter que le noir qui me parlait ne voulût me cacher un funeste événement. M. de Langey vous avait peut-être emmenée avec lui ; cette idée me fit frémir.

« Ce noir vous avait servie ; il me connaissait, il m’avait vu souvent m’introduire chez vous ; à la tombée de la nuit. À mes questions réitérées, il avait jugé que je devais être un amoureux ; il craignit peut-être ma colère et ne me répondit que par ce seul mot : Partie !

« Ma mauvaise étoile me fit rencontrer quelques-uns de ces jeunes créoles qui m’avaient amené chez vous la première fois ; ils venaient de vous donner une aubade à votre nouvelle habitation située vis-à-vis de celle des Palmiers. Je crus pouvoir me mêler à eux. Je me représentai à vos regards, vous ne me reconnûtes pas. Hélas ! j’étais si changé !

« Il est vrai qu’en ce moment vous étiez alors fort entourée, ces importuns élevaient presque une barrière entre nous deux. Cependant la facilité des mœurs créoles m’était connue ; je tentai dès le lendemain une seconde épreuve, j’eus soin de choisir l’heure de votre déjeuner. J’étais plus enflammé que jamais, je vous avais revue si belle, si admirée !… Il me sembla que je devais oublier ce premier accueil, et je m’empressai de me faire annoncer cette fois par votre mulâtresse, qui, moins oublieuse que vous, s’était rappelé mon nom.

« — Madame, c’est le marchand de San-Yago, vous dit-elle, c’est Tio-Blas.

« Quelqu’un causait alors avec vous à ce déjeuner, car j’entendis les deux voix et une sorte de débat élevé sans doute à mon sujet.

« — Faites entrer, répondîtes-vous peu après.

« J’avançai. Vous étiez assise devant un guéridon couvert de fruits ; un homme d’un certain âge, en habit de cour assez riche, vous faisait une lecture ; d’autres personnes jouaient paisiblement dans le salon. Je vous avoue que je ne fis pas grande attention à cet homme, qui de son côté ne me regarda seulement pas. Je ne pouvais guère soupçonner alors que la comédie étrange qui allait se passer entre nous deux eût reçu l’honneur de son approbation, et qu’il vous l’eût même conseillée. Je m’attendais à vous voir bientôt éloigner cet indiscret de votre divan ; je pris un siège, et je vous demandai de vos nouvelles.

« Après que nous eûmes chacun échangé quelques paroles :

« — Voici le prix de votre collier, monsieur ; vingt mille piastres en bons solvables sur la Compagnie des Indes. Je ne saurais oublier le service que vous m’avez rendu il y a sept ans ; ne vous en prenez qu’à vous même si je ne vous ai pas soldé plus tôt.

« En disant ces mots, vous tiriez de votre secrétaire les bons en question ; et du bout de votre doigt ganté vous agaciez cette même perruche bleue que je vois ici…

« Ma stupeur fut au comble. Je m’attendais à être reçu, après sept ans, comme un homme aimé, on me traitait en marchand ! Je pensai faire un éclat, la crainte me retint ; je sortis la rougeur au front et la pâleur sur les lèvres ; une fois dehors, je ne marchais pas, je courais. Mille projets de vengeance se présentaient en foule à mon esprit… Je relus vos lettres, qui ne firent que m’irriter, je parcourus la ville et visitai mes amis pour me distraire ; mon pied me reportait comme malgré moi à votre maison. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’elle était montée sur un nouveau pied : vos gens y faisaient beaucoup de fracas ; on y voyait des tapis, des meubles venus à grands frais, des glaces, des tableaux, tout ce qui indique le luxe. J’appris aussi que dans ce pays renouvelé sans cesse comme celui-ci par les arrivans de France, c’était à qui se mettrait sous l’aile de votre protection ; que toutes les faveurs, les places étaient presque distribuées par vous dans l’île. Jeunes et vieux, crédules et sceptiques, tout le monde était à vos pieds. Ces récits faits en passant, heurtés, incomplets, m’inspiraient de justes craintes ; je jurai de m’en affranchir en pénétrant chez vous la nuit même, en obtenant de votre propre bouche l’aveu de votre nouvelle existence. Aucun nom d’amant n’était parvenu encore dans cette journée à mon oreille, personne ne s’était chargé de m’apprendre la vérité, soit que l’on me regardât comme un étranger, soit que les mesures à l’égard de votre secret fussent bien prises. Résolu d’en finir, je vous fis remettre un billet tracé au crayon ; je vous y demandais un dernier, un indispensable rendez-vous. L’affront que mon amour avait subi le matin me donnant le droit de l’exiger, je ne m’arrêtais point aux prières. À minuit, votre porte devait s’ouvrir, vous deviez me recevoir sans témoins, comme autrefois !

« Votre lettre ne se fit pas longtemps attendre, et, je dois le dire, j’en fus surpris.

« En posant le pied sur le seuil de votre maison, je me rappelai que j’en avais été presque chassé le matin, j’étais encore sous le poids de cette douleur, j’allais enfin avoir la clef de cette bizarre énigme ; dût-elle me frapper au cœur, la vérité me semblait préférable à l’ignorance de mon sort.

« J’entrai à la lune dans vos jardins ; la fraîcheur du soir les embaumait ; votre mulâtresse fut mon guide. Après avoir traversé plusieurs salles, elle s’arrêta dans la pièce où vous m’attendiez ; c’était précisément celle où vous m’aviez reçu le matin ; sa vue ralluma bientôt ma rage. Je tirai de ma poche le portefeuille où je m’étais vu contraint d’enfouir vos billets de banque ; je vous le présentai tout ouvert en vous demandant si vous aviez voulu vous jouer de moi, et par quel motif vous en étiez descendue à cette injure ? Le front haut, les bras croisés sur ma poitrine, je vous interrogeai à coups si pressés que vous ne sûtes d’abord que répondre. Le bruit de ma botte, il m’en souvient, faisait alors gémir le parquet ; vous gardiez un froid silence. Toutefois votre admirable génie de comédienne vous reprit dès que je me laissai, comme un enfant, aller aux sanglots à la suite de cette violente sortie. Je pleurai… ne fallait-il pas une issue à ma colère ! Vous me répondîtes que la seule crainte du monde avait pu déterminer votre action du matin, que vous aviez tenu à me payer le prix de ce collier pour votre mari. Mais, vous répondis-je, autrefois vous ne me parliez pas de M. de Langey !

« — C’était chose naturelle, reprîtes-vous ; alors il n’avait reçu aucun avis, il n’était pas jaloux, et surtout il n’avait pas comblé à mon égard la mesure des sacrifices. M. de Langey m’aime, monsieur, et dans ce moment encore il ne visite Saint-Domingue que pour des intérêts graves, un procès qui menace, dit-il, sa fortune. En s’éloignant de moi, vous pouvez croire qu’il a pris tous les moyens nécessaires à son repos ; ses amis sont devenus ses espions, je suis gardée à vue ; et si je me dévoue une dernière fois à vous recevoir, comme vous le demandez, c’est que vous allez vous-même au-devant de mes désirs. J’avais, monsieur, à vous demander mes lettres. Voici les vôtres que je viens de jeter au feu… Désormais, rien de commun entre nous ; ainsi que vous le disiez, cette entrevue demandée est la dernière.

« Un pareil discours devait mettre le comble à mes étonnemens de la journée ; il venait de bouleverser ma raison et de retourner dans mon cœur ce fer aigu que vous y aviez plongé.

« — Un tel aveu, m’écriai-je, et après sept ans d’absence ! Me revoir ainsi ! Ah ! Caroline, vous raillez. Partir, parce qu’il vous a pris fantaisie d’aimer cet homme ! Partir, parce que vous l’aimez ! Renfermer en moi cet amour et l’entendre rugir perpétuellement dans mon âme comme le lion dans sa caverne ! oh ! jamais, jamais ! Je ne vous aime pas comme un autre, moi : je ne vous poursuis pas de madrigaux, je n’étends pas sur vous le parasol, je ne danse pas avec vous comme un créole qui imite le grasseyement d’un duc français ; mais je sais traverser pour vous les plaines et les mornes, illuminer la nuit ma rivière de flambeaux pour que ses eaux vous charrient de l’or ; mes richesses et mon industrie sont à vous. Ce voyage, c’est pour vous que je l’ai fait. Sept ans entiers j’ai souffert, j’ai courbé mon front pour vous. Et vous me dites de partir, et vous me demandez vos lettres ! N’y comptez pas. Vous venez de brûler les miennes, c’est bien ; moi, je garde mes morts, je les relève après le combat ; je ne les brûle pas comme vous, mais j’en prends autant de soin qu’un médecin d’Égypte de sa momie. Oui, je tiens à vos lettres, madame la marquise, car des lettres parlent, ces cendres froides ont une voix. Il arrive un jour où les paroles qui couraient jadis douces et tendres sous la plume s’éveillent et bourdonnent contre l’ingrate comme autant de guêpes empoisonnées. Oh ! non, non, jamais je ne vous rendrai vos lettres !

« Disant ainsi, je froissais encore avec plus de fureur entre mes doigts votre odieux portefeuille ; si la flamme ne se fût pas éteinte depuis longtemps dans votre foyer, je l’eusse jeté au feu. J’y portai la main pour déchirer les billets, la vôtre m’en empêcha… Je reparlai d’éclat, de vengeance ; j’étais hors de moi, ce mot de départ fouettait mon sang.

« — Non, je resterai, je ne vous quitterai pas, repris-je avec une sorte de frénésie ; qu’ai-je besoin de partir ? Ce n’était que pour vous que je voulais accroître ma fortune ; j’étais un chercheur de pierreries, un lingot d’or ; vous m’avez sous la main, gardez-moi, vous ai-je fait défaut après sept ans ? J’attendrai auprès de vous le retour de votre mari ; mais que Dieu vous sauve tous les deux de ma colère !

« J’avais prononcé ces paroles avec un accent de rage si impérieux, si hardi, que vous eûtes peur… M’enlaçant de vos baisers, vous ne rougîtes point de jouer avec moi le rôle d’une courtisane ; mes artères battaient, ma poitrine était en feu, vous m’entraînâtes près de vous pour me calmer, en m’appelant des noms les plus tendres.

« — Oh ! si tu pouvais lire au fond de mon cœur, toi qui m’accuses ! disiez-vous au milieu de nos doux embrassemens ; si tu pouvais connaître mon désir ardent de m’éloigner avec toi, de devenir libre ! Le suis-je, enchaînée à lui par une union qui me pèse ? N’est-ce pas lui qui m’a achetée ? ne suis-je pas son esclave ? Hélas ! la pauvre fille de Dunkos que l’on vend au marché, un carcan de fer au cou, n’est pas plus à plaindre que moi ! Que ne m’est-il donné de te suivre dans ces déserts que l’industrie espagnole a transformés en villes florissantes ! Tio-Blas ! que ton peuple me semble grand ! Insatiable de richesses, il a frappé cette terre du pied, et sur cette terre a germé l’or. Raconte-moi, je te prie, les voyages de ce Christophe que Ferdinand et Isabelle d’Espagne nommèrent l’amiral de l’Océan, l’histoire du grain merveilleux de la rivière d’Hayna[1], que Bodavilla acheta pour la reine trois mille six cents écus d’or ; dis-moi la souveraineté castillane et son orgueil, les combats des Flibustiers, les trésors enfouis et toujours renaissans de la contrée. Ton amour, Tio-Blas, c’est un rêve étoilé des Mille et une Nuits ; tu m’aimes, dis-tu, mais pour me voir toujours splendide et belle, n’est-ce pas ? tu m’aimes comme un brillant magicien aime sa statue animée ? Tu voudrais me voir, Tio-Blas, couverte de perles, radieuse de ces belles étoffes qu’on ne fabrique qu’à Damas, escortée d’hommages et d’admirations jalouses ? Encore une fois, Tio-Blas, que ne suis-je libre ! tu serais le seul arbitre de mes destinées, tu ne verrais plus entre nous deux surgir un fantôme. S’il faut te l’avouer, je suis malheureuse… Écoute… oh ! oui, je n’aime que toi ! Mon mari est léger, présomptueux ; il m’accable de reproches ; il ne fait rien de ce qu’il devrait tenter, il se refuse à prendre du service ; il est mal en cour. Je voudrais que tu fusses juge entre lui et moi : tu verrais quels emportemens insensés, quelle folle jalousie ! Il a parlé de m’emmener en France, de me faire quitter la Guadeloupe ; ses exigences sont plus fortes de jour en jour. Croirais-tu que je me suis souvent prise à rêver que j’étais devant un autel ; tu m’y donnais la main, j’étais agitée de mouvemens vifs et confus ; il n’était plus là, j’étais libre ! À toi seul ma vie, mon amour ! m’écriais-je en le couvrant de mes baisers. Ô douleur ! ce songe devait crouler avec le réveil : loin de me retrouver, comme aujourd’hui, émue, délirante entre tes bras, je me surprenais contrainte, inanimée dans les siens ! Alors seulement je pouvais sonder l’abîme qui nous séparait, entrevoir sa profondeur ! toute prospérité m’était interdite avec toi Je n’avais plus qu’à mourir !

« — Mais il est à Saint-Domingue ? interrompis-je.

« — À Saint-Domingue, je te l’ai dit, et dans huit jours je l’attends.

« — Ainsi notre bonheur sera troublé, nous n’aurons plus un seul instant de repos ! il va s’abattre ici sur notre nid comme le vautour ! À quoi bon mes veilles, mes privations, mes souffrances ? Caroline, vous me dites tard la vérité. M. de Langey, quand je suis venu ici il y a sept ans, était moins jaloux, moins soupçonneux. N’importe, votre bonheur avant tout… Oui, je m’éloignerai, je partirai ; dans quelques heures, je vous aurai quittée encore une fois ! Aussi bien, ne suis-je qu’un misérable exilé de ma terre natale, mon sort est d’errer ainsi qu’un juif maudit !… Au revoir, madame ; le jour qui tombe à vos rideaux m’avertit lui-même de partir. Caroline, adieu ! l’amour d’un Espagnol est moins flexible que la lame de son épée, mais il tue comme elle, sachez-le !

« Je venais de m’envelopper de mon manteau ; je m’élançai à travers votre jardin, où gazouillaient déjà les ramiers. La même mulâtresse m’accompagna. À travers la brume de l’aube j’arrivai jusqu’au navire sur lequel j’avais retenu passage ; j’avais encore à mes lèvres le parfum de vos baisers. Vos promesses d’amour me rassuraient, votre tristesse menteuse m’avait touché ; dans mon cœur fermentait déjà la vengeance. J’avais hâte d’arriver à Saint-Domingue, de provoquer M. de Langey, je le voyais debout devant mon épée, je le tenais vaincu ; je l’avais à ma merci… Comme un homme encore étourdi des vapeurs du vin et dont les souvenirs se heurtent confus, je me rappelais à peine les détails de ma nuit, quand le capitaine me demanda mon passeport. Je l’avais serré la veille dans mon portefeuille, ce portefeuille laissé chez vous et que vous aviez refusé d’accepter malgré mes instances. Il m’eût semblé honteux de reprendre cet or à l’aide duquel vous eussiez effacé jusqu’au premier souvenir de notre amour ! Le capitaine ne m’en reçut pas moins à son bord sur la recommandation de quelques marchands, et nous partîmes.

« Quel horrible coup le sort me tenait en réserve à mon arrivée ! nulle pensée humaine ne pouvait certes le prévoir ! Moi-même, en entendant le tambour battre aux champs dans San-Yago, devais-je me douter qu’il allait s’agir du renversement entier de ma fortune ? J’arrivais avec la soif de la vengeance, m’en remettant au hasard du soin de me faire trouver M. de Langey, et voilà qu’une semaine d’absence avait suffi pour me dépouiller à mon insu ! Un ordre de la cour d’Espagne, dicté par la plus indigne fiscalité, signifiait au président de San-Domingo de faire sur-le-champ combler toutes les mines de l’île ; il interdisait d’ouvrir des rameaux le long des rivières, d’exploiter les veines du sol, d’en vendre les produits aux Anglais. Les milices de San-Yago et du fort Saint-Jérôme étaient chargées de l’exécution de cette loi, qui mettait le sceau à ma ruine ! Vainement les propriétaires avaient-ils réclamé contre ces iniques prétentions ; vainement les juifs (et San-Domingo en contient un grand nombre) avaient-ils offert eux-mêmes des subsides au président ; l’état déplorable de la colonie espagnole, connu déjà du conseil de Madrid, sans qu’il y eût porté remède, n’était même plus un argument à faire valoir. Comme une caravelle que le canon ennemi coule au fond de l’eau, ma cargaison d’or s’abîmait ; la baie de Samana, celle de Yaqui et du Macabon, frappées elles-mêmes de cet interdit royal, m’apparurent bientôt protégées par le pavillon jaune de l’Espagne, que je fus tenté d’arracher de mes deux mains…

« Ruiné, ruiné par ma propre patrie ! m’écriai-je. Car ce ne sont pas des noirs qui m’ont cette fois volé, c’est une commission souveraine, un ordre du roi qui veut se réserver la Castille d’or ! Nos ministres ne trouvent plus indispensable de passer la mer pour profiter des richesses de la partie espagnole ! Ce n’était pas assez des départemens que la cour d’Espagne accorde ici à ses créatures, elle rêve tous les riches domaines d’Ovando ! Malédiction et opprobre sur mon pays ! Moi, noble d’Espagne, noble ruiné comme tant d’autres, je me suis fait marchand au lieu de mendier des faveurs près de la cour ; J’ai préféré le labeur à l’indolence, les voyages au repos ; et maintenant, parce que c’est le bon plaisir du roi, je me retrouve plus nu et plus pauvre qu’un muletier de Monte-Plata ! Par San-Domingo ! il n’en sera pas ainsi ! Grâce au ciel, je connais les mines mieux que personne ; quelques-unes se sont enfoncées dans les terres, d’autres reposent sur des monts dont l’accès est presque impossible ; dans la cavité des mornes j’ai su ramasser le diamant ; près du Bào j’ai trouvé des émeraudes. Toutes ces pailles souterraines n’attendent que ma voix pour éclater ; avec quelques esclaves je puis me remettre au travail ! Le ciel m’est témoin que si je voulais bâtir ici un temple comme Salomon, temple de pierreries et d’agates, c’était pour cette femme, dont l’amour remplit ma vie ! Me recevra-t-elle les mains vides ? Allons, Tio-Blas, va te jeter aux genoux de l’évêque ton parent ; demande lui de te sauver, ou bien fais-toi tuer par le marquis de Langey, car il ne te reste que le souvenir de ta richesse et la honte de te voir tombé dans la misère, fier cacique, qui vendais 140 piastres un grain d’or de ta rivière à un Anglais.

« Fuyant les roulemens précipités du tambour, j’étais arrivé près du Rio-Verde, mon ancienne source de richesses, mes noirs s’y tenaient encore les jambes dans l’eau et y ramassaient le sable dans les rainures cannelées de leurs sébilles. Il n’y avait guère que dix-huit à vingt esclaves ; l’ordre n’était point encore venu jusqu’à eux. Mon habitation s’élevait à peu de distance ; le fleuve lui-même formait sa ceinture : on apercevait de loin San-Yago, bâti sur un escarpement sablonneux. Monté sur un excellent bayahondros[2], j’avais atteint les limites de mes domaines, escorté de trois mulâtres, quand un commandant militaire espagnol déboucha tout d’un coup d’un taillis d’acacias et vint me prescrire impérieusement de faire retirer de l’eau mes orpailleurs. En même temps il fit placarder l’ordonnance aux poteaux de ma maison par deux de ses cavaliers. Trouvant peut-être que mes noirs ne mettaient pas assez de promptitude à se retirer, il ordonna à quelques gens de sa suite de leur distribuer des coups de plats de sabre : les femmes et les enfans, employés principalement à ce travail riverain, poussèrent d’horribles cris… La fureur me saisit ; je me voyais non-seulement dépouillé de ma récolte, mais on maltraitait mes propres esclaves devant moi… À la vue de mes négresses dispersées comme une troupe de grues craintives, et dont l’épaule de quelques-unes saignait, je ne me contins plus ; je piquai des deux vers le poteau, et je déchirai l’ordonnance… Il n’y eut qu’un cri d’étonnement : le commandant militaire courut vers moi ; mais, à la faveur de ma monture, je fus bientôt hors de sa portée… Le vent de la mer soufflait fortement ; je courais aussi rapide que lui, poussant mon cheval par les graviers et les herbes. Le capitaine n’avait pas osé faire feu sur moi ; il avait assez de peine à contenir l’exaspération de mes nègres. Peu de temps après ma fuite, il s’était vu cerné, lui et ses hommes, par un grand nombre de noirs armés de couteaux, qui arrivaient aux autres comme renfort. Le bonheur voulut qu’une escorte de trente à quarante dragons jaunes vînt le rejoindre. La minute d’avant il suppliait ; une fois délivré, il donna le cours le plus violent à sa rage. Sans respect pour les droits de la propriété, il entra dans ma demeure à la tête de tout son monde, pilla mes coffres de la façon la plus insolente, brisa mes glaces, mes cristaux, et, me déclarant déchu de mes droits au nom du conseil militaire, il se rua sur mes vins, après avoir fait occuper par ses complices les avenues de mon parc. Vainement mes gens opposèrent-ils de la résistance, ce déploiement de forces dans une habitation assez lointaine de la ville les intimida. Ils se dispersèrent pour me chercher, abandonnant mes meubles à l’ennemi.

« Quand je me déterminai à revenir, harassé de ma fuite et de ma colère, le soleil avait tout à fait quitté l’horizon, et cependant une bande de couleur rouge encadrait le paysage. Ma tour se dressait comme un géant sur ce fond ardent enflammé ; j’approchai au pas, et je vis que le feu en avait calciné la pierre. Une fumée compacte se répandait et se résolvait sur elle-même dans ma cour, les misérables avaient tout brûlé indistinctement dans leur ivresse, fauteuils, images de saints, nattes coffrets. Cinq noirs, plus morts que vifs, étaient garrottés aux piliers de ma cour, ils m’apprirent bientôt tout les détails de cette horrible vengeance. Mon argent, ma vaisselle, mes bestiaux avaient péri. Je fus me jeter aux pieds de l’évêque Don Fernando del Portillo mon parent, qui me rit au nez en me demandant pourquoi je m’étais rebellé contre la force publique. Mon exemple, continua-t-il, était devenu si vite contagieux que ces représailles étaient toutes simples. Pour lui, dégagé de toute administration terrestre, il me conseillait la patience et le mépris des biens qui m’avaient valu ce rude assaut.

« La stupidité et l’indifférence de mon parent m’irritèrent au dernier point. Don Fernando était loin d’avoir oublié les torts de ma jeunesse, je le savais ; il me considérait comme un aventurier, un homme qui était venu s’abattre dans l’île. Mais en dépit de lui-même, je devais obtenir justice ; n’avait-on pas indignement outragé en moi les colons et les marchands ? J’eus recours aux autorités, qui firent traîner mes poursuites en longueur ; à la fin, ne dominant plus mon ressentiment, abandonné de tous, ruiné, pensant que je ne vous verrais plus peut-être, je me résolus à essayer d’une vie nouvelle, à mettre encore plus bas sous mes pieds, par une sanglante ironie, cette noblesse qui ne me servait à rien. L’évêque Don Fernando, le ministre de Dieu invoqué par moi, ne m’écoutant pas, j’invoquai Satan, et sa voix me répondit… De toutes mes richesses, je n’avais conservé que les cinq nègres trouvés au milieu des décombres de mon incendie, les autres avaient profité du désastre pour reprendre leur liberté. Façonnés par moi, ces cinq hommes devinrent bientôt des démons… Comme un hibou sinistre, je plaçai ma nouvelle demeure loin de toute case habitée, près des rocs, dont les plus élevés se perdent jusque dans les nues. Je rejoignais mes hommes à la tombée de la nuit dans la plaine du Morne-Noir ; là, nous nous partagions la besogne. C’était une caravane de mulets chargés de café, d’autres fois des soldats espagnols armés que nous dépouillions sans coup férir, car je nourrissais si bien la haine générique de mes noirs qu’ils se seraient fait égorger. J’avais choisi la plaine du Morne-Noir, parce que les pierres y rendent la poursuite pénible ; dans les monts voisins, sur la gauche, se trouvent des mines de cuivre, je laissais mes hommes y travailler le jour ; le soir ils me revenaient avides de butin. Je me savais perdu, sans ressource, sans nul espoir d’être un jour à vous par les nœuds que je rêvais. D’un autre côté, je vous savais avide, luxueuse, insatiable ; ma résolution fut bientôt prise : je me fis voleur, voleur de diamans, voleur d’or ! On avait comblé mes mines, je m’ouvris d’autres mines souterraines. Grâce à l’évêque de Santo-Domingo, il m’était permis de pénétrer à toute heure dans la cathédrale, j’affectai un recueillement si profond que souvent les porte-clés m’y oubliaient. La coquetterie et le luxe dont notre culte environne les statues me parut une chose utile, je ne reculai point devant un sacrilège presque journalier, le détournement des couronnes de diamans que portent nos madone. Les châsses d’argent, les images, rien ne fut à l’abri de mes atteintes impies. Nulle flamme cependant ne sortait du tabernacle, nul fantôme de saint ne se levait ; et moi, misérable enfouisseur, après avoir chargé sur ma mule tous ces trésors, j’allais procéder à leur fonte avec mes noirs au sein des montagnes. La moitié de mon or payait ma troupe ; l’autre partie, dont je savais seul la cachette, devait servir à me racheter de ma ruine à vos yeux. Je ne vous eusse jamais avoué que j’étais un mendiant !

« Cette vie infâme m’avait tellement absorbé que j’en avais presque oublié ma haine… L’image de votre mari ne se présentait plus à moi, ou du moins la vôtre se plaçait si délicieusement devant la sienne que je ne ressentais plus rien de ces frémissemens jaloux, de cette fièvre insensée qui me transportait à son nom seul… Accoudé contre un rocher, je me surprenais, au milieu de veilles terribles, à suivre des yeux une étoile sur la voie lactée du ciel, je lui donnais votre nom, je maudissais les nuages envieux qui me la cachaient… Mes noirs, habitués à m’obéir, attendaient souvent mon signal et demeuraient hébétés de me voir ainsi muet, quand je secouais ma rêverie, mon regard leur faisait peur. Aucun n’eût songé à me dénoncer, pas un ne me comprenait !

« — Viendrez-vous demain à la Concha ? me dirent-ils un soir, il y aura, maître, plusieurs Anglais débarqués de l’Ariane… le navire en rade qui nous est venu de la Guadeloupe il y a deux mois… C’est à la Concha, vous ne pouvez l’avoir oublié, que se font tous nos marchés… Et puis on y danse, il y a des mulâtresses ! Allons, maître, venez, peque el nino, pague la familia[3] ! Vous trouverez là peut-être quelques officiers de justice à secouer… Le grand saint Dominique d’Espagne a mal inspiré son fils le conseil de Madrid, c’est à sa famille à nous en rendre raison !

« Je leur promis machinalement de les suivre. Le lendemain en effet j’abordais seul avec un mulâtre le trou de la Concha, où ils dansaient…

« S’il faut vous le dire, j’éprouvai, en arrivant dans ce lieu, je ne sais quel pressentiment sinistre ; c’était un ramas digne de l’enfer. Imaginez cinquante à soixante nègres espagnols réunis dans une vieille case aux planches crevassées : il y a de la fumée, des danses, d’horribles cris. Là, c’est un marchand qui en pipe un autre en jurant sur des reliques ; ici des enfans noirs accroupis devant un grand feu de broussailles se trichent en jouant aux dés. J’y vis aussi des juifs, mais si pauvres, si cassés par la frayeur plus encore que par l’usure, qu’ils semblaient venir sous le couteau échanger quelques marchandises avec les colons assez hardis pour aborder pareil lieu… Des mulâtresses et des femmes de la partie espagnole y chantaient auprès de matelots ivres ; l’uniforme de quelques officiers anglais tranchait seul sur ce tableau… Un étranger introduit dans cette caverne pouvait se croire entouré d’ennemis : aussi les précautions des visiteurs étaient, je vous jure, bien prises. Presque tous les arrivans étaient armés de pistolets ou de carabines. Pendant que le rhum et l’eau-de-vie circulaient sur les tables, les hommes de la colonie faisaient leurs marchés : on n’entendait parler que de balles de sucre, d’indigo, de mines de fer. Je regardais ce long ruban de damnés, plus horrible cent fois que celui de la fresque de Michel-Ange, quand j’entendis vibrer près de moi une voix douce, une voix qui me parut celle d’une femme, tant les notes m’en semblèrent grêles et abaissées… Étonné qu’une femme osât aborder cet antre, je me retournai vers la table d’où la voix partait, et je ne tardai pas à reconnaître un jeune homme au visage livide, au teint fiévreux, qui causait avec sir Crafton, le capitaine de l’Ariane,

« — Vous êtes fou, marquis, reprenait le capitaine, puisque les mines d’or de la partie espagnole n’offrent plus la moindre chance et qu’il n’y a rien qui vous retienne, il est décidé que vous partez avec moi. Je lève l’ancre demain, et si je ne vous ramène à la Pointe-à-Pitre, je ne veux plus me nommer sir Crafton !

« — Capitaine, — répondit le jeune homme, interrompu de temps à autre par la toux sèche que donne le mal de poitrine parvenu à son extrême période, — capitaine, je ne vous suivrai pas… Songez que ce n’est que pour après demain que le juif Nathaniel m’a promis… Je sais qu’il se glisse dans la Concha des petits blancs qui font le commerce ; mais, sir Crafton, il me faut deux cent mille livres…

« — Deux cent mille livres ! peste ! mais cela est gigantesque, mon cher marquis ; cette femme-là mangerait donc la Jamaïque !

« — Ses dettes s’élevaient à deux cent mille livres, sir Crafton, lorsque je l’ai quittée ; depuis ce temps, mon ami, pas une lettre, et Dieu m’est témoin !…

« Ici un accès de toux plus violent, produit sans doute par le brouillard opaque des cigares et des pipes dans cette masure, l’empêcha de continuer. J’attendais avec avidité qu’il reprit ce dialogue.

« — Capitaine, dit-il, voici, je crois, le juif Nathaniel, appelez-le.

« — Holà ! Nathaniel, s’écria sir Crafton en frappant la table de son poignard de capitaine. Ne viens-tu ici que pour voir danser la tumba ?

« Le juif s’avança vers eux avec une expression de douleur hypocrite que rien ne peut rendre. Ils parlèrent tous trois à voix si basse que je ne pus rien saisir de ce qu’ils disaient… Tout ce que je compris, c’est que le jeune homme, malgré ses instances, ne pouvait déterminer Nathaniel, l’usurier le plus roué de Léogane. La fureur brillait dans son regard, il aurait déchiré le juif en morceaux si lui-même n’eût pas été si faible.

« Quand il se fut perdu dans la foule des noirs :

« — Parbleu ! s’écria sir Crafton en regardant de mon côté et en élevant sa main au-dessus de ses yeux, voilà un homme qui fera votre affaire, c’est un marchand de la partie espagnole… mon cher Langey !…

« À ce nom, qui réveillait en moi tant de souvenirs, je me dressai droit et debout contre la muraille, comme si le dard de quelque aspic m’eût touché, puis je retombai pesamment sur ma chaise de paille… Si le capitaine ne l’eût pas prononcé, ce nom, je n’eusse jamais reconnu peut-être l’infortuné qui le portait : sa pâleur était devenue effrayante, c’était celle d’un alchimiste fatigué d’user sa vie à un souffle stérile devant des creusets menteurs. Il me regardait sans me reconnaître davantage sans doute, car moi aussi j’étais changé ! Le capitaine, qui m’avait souvent pris à son bord sous le nom de Tio-Blas, me le présenta comme un de ses amis qui désirait emprunter pour une affaire. J’écoutai sans répondre, je parus indifférent. Il entrait dans mon plan que ce rival, dont vous m’aviez tant parlé, distillât goutte à goutte devant moi toute sa vie ; que sa jalousie, dont vous m’aviez fait un tableau si noir et si chargé, se fît jour devant moi par quelque issue ; je me nommai, je lui promis de l’aider. Mon nom lui revint à la mémoire, il me regarda, il prit ma main ; la sienne était inondée d’une sueur froide…

« — Vous m’avez vu à la Guadeloupe, me dit-il, je puis me confier à vous, je suis ruiné ! Comme autant de brins de paille jetés au feu, j’ai consumé une à une les heures de ma vie, tantôt à des projets de fortune formés pour elle, tantôt à des emprunts que je ne pouvais soutenir. Elle, toujours elle ! oui, je l’aime, mais d’un amour saint et profond, d’un amour que j’ai ressenti s’accroître encore par l’absence ! Oh ! les témoignages de sa tendresse ne m’ont point manqué, elle m’aime ; la naissance d’un fils n’a-t-elle point scellé notre bonheur ? Je voudrais racheter son existence compromise par tout ce qui me reste de sang ! Si vous me prêtez cette somme, monsieur, vous m’ôtez le poids des souffrances : ma misère future me poursuit comme une honte… Songez qu’à l’heure qu’il est des gens de justice peuvent venir enlever ma femme au sein d’un bal ; que moi, son mari, son défenseur, je ne suis plus là ; que peut-être en ce moment on l’assiége d’hommages ; qu’on rampe devant elle avec de douces voix, et que demain ces mêmes hommes, la voyant pauvre, l’écraseront d’un regard ! Il y va de ma vie et de la sienne, songez-y. Ma famille ne veut rien faire pour moi ; j’ai soutenu avec la cour une lutte inégale, je devais succomber, sir Crafton vous le dira. Mais les temps venus, mes droits à l’héritage de mon père vous seront cédés, je suis prêt à passer par ce que vous exigerez ; ou si vous me refusez, comme le juif Nathaniel, je me tuerai avec le poignard de sir Crafton, monsieur ; ce poignard d’un noble officier tranchera de nobles jours !

« Il avait baissé la tête, et il soupirait profondément. Il y avait dans ces soupirs étouffés, dans ce découragement amer, un motif de joie infernale pour moi, froide statue qu’il suppliait ; je m’enivrais complaisamment de cette douleur, je croyais assister à la décomposition d’un cadavre…

« — Pouvez-vous me prêter cette somme, oui ou non ? me demanda-t-il. Je ne répondis pas, j’étais attéré. Cet homme vous aimait, et il venait me le dire insolemment ! Ce n’est pas là le langage d’un mari, c’était la passion d’un amant avec toutes les angoisses, les combats qui déchirent l’âme…

« Tout d’un coup, me voyant muet, il fit un effort sur lui-même et s’écria :

« — Eh bien, sir Crafton, j’y suis résolu, je pars demain pour la Guadeloupe !

« — À la bonne heure, répondit le capitaine en buvant un verre de rhum.

« Il avait annoncé ce départ à sir Crafton d’un ton de voix si ferme que je pâlis moi-même rien qu’à l’entendre… Je craignis qu’il n’échappât… L’infernale ronde qui s’agitait autour de nous durait encore ; c’était une rotation à donner le vertige, un pêle-mêle nocturne et terrible, dans lequel j’apercevais çà et là les grands yeux blancs de mes nègres, le plumet des officiers anglais, la figure des marchands et les mouvemens animés des mulâtresses… Toute cette vapeur me montait insensiblement au cerveau, l’atmosphère était imprégnée de vices, de meurtre, de guet-apens. Mon regard demeurait fixe, ma tête pesante, je ne pouvais croire encore à ce que je venais d’entendre ; ce fut seulement alors que je m’aperçus qu’il m’avait tourné le dos…

« Il causait avec sir Crafton en lui montrant un portrait enrichi d’un cercle de perles…

« — Senor capitan, dit un nègre en s’avançant, voici un facteur noir qui veut vous entretenir. Vous savez, ajouta-t-il à voix basse et en se penchant à l’oreille du capitaine, que s’il vous offre en causant des bananes trempées dans l’huile, ou tout autre mets, vous n’avez pas le droit de les refuser. Nous sommes ici à la Concha ; c’est la règle, ce serait faire insulte à la société…

« — Excusez-moi, marquis, reprit le capitaine en se levant, je reviens dans la minute. Et il s’en fut causer dans un coin de cette cahute enfumée avec le facteur.

« — Malédiction ! m’écriai-je sourdement en regardant alors par-dessus l’épaule du marquis ; c’est le portrait de Caroline !

« Ce portrait, il le baisait avec une sorte de frénésie. Alors, seulement alors, je caressai la mancheta[4] retenue à ma veste par une chaîne d’argent, et je m’agitai convulsivement derrière sa chaise.

« Pour vous donner idée de l’étrange police établie dans de bas lieu, sachez que huit nègres attachés comme domestiques à ce trou de la Concha ont l’ordre de se tenir perpétuellement contre la muraille, à laquelle sont collées quelques chandelles. À la première dispute survenue entre les marchands ou les danseurs, ils soufflent sur les lumières, on tire les couteaux, et alors on se frappe souvent au hasard. Or, pendant que sir Crafton s’entretenait d’affaires avec le facteur au coin opposé de celui qu’occupait alors le marquis, plusieurs des noirs lui ayant offert des bananes préparées dans l’huile, ainsi que je vous ai dit, il les jeta violemment par la fenêtre… L’aube blanchissait, et un reflet blafard éclaira sa figure quand il referma le volet…

« Aux chaises ! cria-t-on, aux chaises ! il nous a fait une injure ! c’est un misérable, un Anglais !

« Les chaises tournoyaient déjà dans toutes les mains ; sir Crafton et ses officiers s’étaient vu désarmer, lorsqu’à l’aide de mes noirs je trouvai moyen de protéger le marquis et de le soustraire à leur rage. Mais ce n’était que pour mieux m’assurer de sa parole ; je le tirai à l’écart sous un bouquet de pins et de gayacs, puis je lui dis :

« — Marquis de Langey, il faut que tu me donnes ce portrait que tu tiens là !

« Sa pâleur devint effrayante. Il porta la main à son flanc gauche, mais il n’y trouva qu’une légère épée à la dragonne ; il la tira, je la lui arrachai, elle rompit comme une paille sur mon genou.

« — Le portrait !

! m’écriai-je en le lui saisissant avec furie. Et maintenant, marquis de Langey, jure-moi sur Dieu et sur le Saint Évangile que tu ne reverras jamais ta femme ; sinon, vois-tu, par san Domingo, tu es mort !

« — Misérable ! hurla-t-il en sautant sur moi avec un rugissement étouffé et en saisissant un de ces pistolets qui étaient alors comme aujourd’hui pendus à ma ceinture, tu vas mourir avant moi !

« En même temps il lâcha le chien… la balle alla couper la feuille dentelée d’un palmiste…

« — Marquis de Langey, à moi la femme et le portrait ! m’écriai-je, à Dieu ton âme ! Et je lui plongeai la lame de ma mancheta dans la gorge.

« Sir Crafton, sur un signe de moi, recevait alors le même traitement de mes noirs…

« Jusque-là je n’avais pas tué, mon Dieu !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tio-Blas reprit après une pause glaciale de quelques secondes, et sans que la marquise, anéantie de frayeur, pâle, regardant avec un œil hébété, pût trouver seulement la force de l’interrompre :

« Nul habitué de la Concha ne s’était ému de pareille scène. Pour la plupart, ils ne se donnèrent même pas la peine de l’approfondir ; ils crurent que c’était une vengeance, de justes représailles à l’égard d’un capitaine anglais et de ses officiers. C’était au profit des Anglais, disait-on, qu’on avait fermé les mines. Le jour venait, et tous ces vautours avaient à cœur de regagner leurs repaires… Vis-à-vis de ce ciel d’un gris d’ardoise qui m’éclairait, les mains chaudes encore d’un meurtre, immobile devant le corps du marquis, dont les yeux ouverts me regardaient, je sentis s’opérer en moi une horrible révolution ; je compris ce que je venais de faire, une action lâche, infâme, que je ne me pardonnerais de ma vie. — En vérité, j’eus peur du ciel, peur de Dieu, peur de moi-même !

« — Du moins, m’écriai-je, si je l’eusse tué en duel, si mon épée eût rencontré son épée ! Mais non, je me suis jeté sur lui avec la fureur du tigre ; j’ai versé le sang d’un homme qui n’avait d’autre tort que d’aimer celle qu’il avait choisie et de souffrir pour elle mille supplices ! Le voilà mort loin d’elle et de son pays, sous un ciel qui n’est pas le sien ! mort après une vie de misère comme la mienne ! Aujourd’hui, dans une heure, il comptait mettre à la voile, et maintenant le voilà gisant à terre, près de ce capitaine de navire qu’il accompagnait !

« Et je frappais ma tête, puis ma poitrine ; je renvoyais aux mornes excavations de ces rochers de lugubres cris. Mes cinq noirs me regardaient stupidement en essuyant leurs couteaux sur les feuilles d’un latanier.

« Jamais peut-être M. de Langey ne m’avait paru plus beau qu’à cette suprême entrevue… À l’admirable mélancolie de sa figure avait succédé la pâle blancheur de la mort ; le sang inondait sa cravate blanche et les paremens de son uniforme de marin ; il aimait, vous le savez, à porter cet habit quand il voyageait sur mer. Son gant droit serrait encore avec force la chaîne du médaillon ; c’était une chaîne formée de vos cheveux ; cette vue ralluma toute ma haine. Je ne craignis point d’écarter les doigts du marquis et de leur ravir cette dernière relique…  Il portait encore la croix de Saint-Louis sur la poitrine : cette croix, je la foulai sous mes pieds… Je le considérais comme l’auteur de tous mes maux sans lui, je vous faisais la maîtresse absolue de ma vie ; il était de trop entre nous deux, il devait mourir !

« J’ignorais qu’en ce moment même, heure de crime et de suprême agonie, vous le trompiez ainsi que moi !…

« La cloche de San-Yago, sonnant au loin, appelait les colons à l’église… Cette cloche matinale retentit comme un glas funèbre à mon oreille ; elle me fit souvenir que j’étais chrétien ; l’homme que j’avais tué était mort sans prêtre, sans sacremens, sans prières ! Il s’agissait de faire disparaître le corps. — Je ne pensais plus, je vous jure, à celui de sir Crafton, qu’en sa qualité de protestant j’avais déjà fait jeter par mes nègres au fond d’une soufrière, en cette plaine isolée… — Mais Langey était mon frère, Langey était de la même religion que moi son assassin ! Il serait impossible de le présenter à l’église espagnole — cela était vrai ; mais je ne saurais non plus me faire à l’idée que la terre où je marchais pût receler sa dépouille : chaque plaine, chaque pierre ne crierait-elle pas contre moi ? Quelle vie mènerais-je sur cette lande inculte ? quels remords, quelles tortures, si je l’y savais près de moi, ombre implacable, terrible ! Et quand je vous entraînerais vous-même, — comme je l’espérais déjà, — dans ma nouvelle demeure pour y partager mon sort, ce mort, si voisin de nous, ne pourrait-il se lever ?

« En proie à ces pensées, je donnai l’ordre à deux de mes hommes de charger le corps sur une mule et de m’accompagner vers la partie française de l’Ile, à la ville de Saint-Marc. Je connaissais le curé de cette paroisse ; je le savais bon, crédule : je l’aborderais en lui disant que votre mari avait croisé le fer contre sir Crafton ; que l’Anglais l’avait tué et avait fui vers les mines de Cibäo. De cette façon, M. de Langey serait enterré en lieu saint ; la voix de ma conscience ne me crierait plus : « Impie ! »

« Ce voyage dura cinq jours. Je montais un coursier de nos hattes ; mes deux noirs suivaient avec un mulet en laisse, caparaçonné de noir. Je ne saurais vous dire par quels épouvantables remords je me sentis le cœur labouré durant cette route : il me semblait que tout le monde dût lire mon crime sur mon front. Ce crime odieux, je ne l’avais commis que pour vous : aussi, par les brûlantes savanes que je parcourais, vous retrouvais-je incessamment à mes côtés comme un mauvais ange… Vous me paraissiez, dans de sinistres visions, heureuse de cette délivrance ; vous me tendiez les bras, et je m’y précipitais comme dans une anse où le vent du remords ne soufflerait pas !

« Le curé de Saint-Marc me crut ; il reçut mon offrande pour le service funèbre, où j’assistai seul avec mes deux compagnons. Le terrain payé, je partis ; l’air que je fendais sur les monts, l’horrible fardeau dont je me sentais affranchi, ramenèrent chez moi des momens de calme dont je profitai pour vous écrire. Vous savez ma lettre, je vous y racontais le duel de M. de Langey ; — ce duel était un mensonge !… La seule vérité contenue dans cette lettre, c’était l’invariable amour dont je protestais, un amour, Caroline, dont vous ne pouviez soupçonner le désespoir !… En effet, même en vous parlant de retourner bientôt près de vous, je savais que je ne le pourrais pas ; qu’outre les soupçons que ce prompt départ ferait naître, après ma déclaration du duel de M. de Langey au curé de Saint-Marc, je n’aurais jamais le courage de vous aborder pauvre, ruiné ! Il me fallait attendre un mois pour présenter aux orfèvres de l’île mes diamans de Bannique et de Saint-Jean ; larcins dangereux à monnayer, d’après les nouveaux édits du gouverneur, qui prévenait les colons de ces déprédations successives opérées par des hommes assez habiles pour demeurer inconnus. Faut-il vous le dire d’ailleurs ? je ne voulais pas me mettre en route avant d’avoir reçu de vous une première lettre ; il me tardait de subir le contre-coup de ma nouvelle : l’impression de cette mort sur votre esprit m’inquiétait. Le silence que je vous vis garder me parut inexplicable ; je m’épuisai en conjectures pour l’excuser, je me fis une loi sévère d’attendre encore : pendant ce temps les remords obsédaient mon cœur et le rongeaient. N’allez pas croire que je pusse dormir une heure seulement dans mon hamac, sous mon toit : je passais des nuits entières couché dans mon manteau, au pied des mornes… Souvent les oiseaux lançaient des cris lugubres autour de moi ; le sifflement des serpens ou des chauves-souris m’arrachait à un demi-sommeil ; et alors, le front baigné de sueur, le visage en feu, je me dressais debout ; puis je courais chez moi me laver les mains à la fontaine : je croyais toujours trouver du sang à ces mains !…

« La fièvre, cette hyène qui rôdait autour de moi, m’étreignit si bien qu’à la fin je succombai. Je restai deux mois sous sa serre brûlante, à peine soigné par un mulâtre qui était mon domestique, rêvant de ce dont les damnés doivent rêver, vous appelant, ainsi que lui, dans mes nuits de douleur et de rage. Une fois, je vous vis guidant vers moi les soldats du gouverneur ; il y avait un homme à qui vous donniez le bras, et cet homme, je crus le reconnaître… Il me regardait en souriant de pitié et en me montrant du doigt un spectacle terrible de mon enfance, dont j’avais gardé souvenir, c’était le bras desséché d’un chef de brigands supplicié près des roches d’Anduxar par ordre du roi d’Espagne. Il arrachait en ricanant, de ma poitrine, l’ordre de Saint-Jacques, ainsi que j’avais fait de la croix de Saint-Louis trouvée sur Langey ; me déclarait noble, comme sur la sainte Trinité je le suis, coupable d’un crime, et me rejetait au bourreau !… Vous, Caroline, vous riiez avec lui, vous aviez une robe de cour, vous partagiez la joie que lui causait mon supplice ! Ce fantôme, ce n’était point le marquis, c’était un homme de cinquante années… Je le croyais votre père dans mon délire ! Ces deux mois passés, ma convalescence commença : ne recevant de vous aucune lettre, je partis. Débarqué à la Pointe-à-Pitre, l’accès de fièvre qui me reprit fut si fort qu’il me fit tomber devant la porte d’un café. Là, presque évanoui de fatigue, j’entendis prononcer le nom de votre mari ; ce nom me tira de ma léthargie… de ma douleur… je levai la tête, comme s’il m’eût fallu répondre devant un juge. Parmi les jeunes créoles attablés dans ce café, nul ne m’interrogeait cependant, mais tous s’entretenaient de votre absence.

« — Elle a quitté la Guadeloupe, disait l’un, pour complaire à M. le contrôleur général ; maintenant qu’elle est veuve, n’a-t-il pas sur elle les droits d’un mari ?

« — C’est une vraie perte pour la colonie, reprenait un autre, la seule femme de la Pointe-à-Pitre qui sût convenablement le menuet !

« — Quel luxe ! quelle opulence ! continuait un troisième, quand je pense que M. de Boullogne a payé un matin, devant moi, à cette femme, une parure de vingt mille piastres, qu’elle devait rembourser à je ne sais quel marchand de San-Yago !…

« — Nous avons fait une faute, messieurs. Laisser partir la marquise de Langey, et surtout quand elle a le bonheur de devenir veuve !… Moi, j’allais me présenter !

« — Partie perdue, mon cher, elle épousera M. de Boullogne. Il y a d’ailleurs pour cela de bonnes raisons… Mandé par le cabinet de France, M. de Boullogne s’est vu forcé de repartir. Mais la Rose, à Saint-Domingue, est sa propriété de prédilection, et puisqu’il y a caché sa colombe, Saint-Domingue le reverra…

« — Pour mon compte, messieurs, je déclare M. de Boullogne un homme du bel air, légèrement voûté peut-être, cacochyme, mais né pour être grand seigneur… Il fait les choses comme un ambassadeur de Louis XIV…

« — Une noblesse de robe !

« — Oui, mais il a l’oreille du roi, et Mme de Langey a besoin d’un bras pour l’appuyer à la cour. Mme de Langey a beau être marquise, elle est ruinée, messieurs. Or, une marquise ruinée, qui a vingt-cinq ans et qui est belle, réfléchit… Moi qui vous parle, j’ai connu particulièrement M. de Langey. Eh bien ! le digne mari se tuait, à la lettre, pour subvenir au train de sa femme. Comprenez-vous ce bel héroïsme, cette abnégation de soi-même pendant qu’un autre mettait tant de conscience à l’aider ?

« — Et aller se faire tuer en duel par un Anglais, après cela !

« Jusqu’ici j’avais écouté machinalement ; mais à ces dernières paroles, qui entraient comme un fer brûlant dans ma plaie, je faillis me trahir et venger moi-même cette belle âme si injustement raillée par cet amas de discoureurs indifférens. Ils m’avaient à peine regardé, j’étais mal vêtu, j’avais le teint hâve, miné par la fièvre ; un garçon de café me mit quelques limons devant moi, j’y imprimai mes dents avec une sorte de rage.

« Eux continuèrent :

« — Ce pauvre Langey ! il n’y a que les rois et les maris, on a raison de le dire, pour ne rien savoir de ce qui se passe ! Je vois toujours la bienheureuse expression de sa figure quand il apprit, à son retour d’un voyage de six mois à la Martinique, l’accouchement de Mme de Langey ! Il paraît, du reste, que la délivrance de la marquise n’avait pas eu lieu sans peine ; elle fut, dit-on, en danger de perdre la vie… Oui, sans une négresse que M. de Boullogne envoya chercher à une lieue des Palmiers… et qui sauva les jours de Mme de Langey…

« — M. le marquis Maurice de Langey ne venait point au monde, tu as raison, Martial. En vérité, c’eût été là grand dommage !

« — Il vous eût fallu voir, vous autres, avec quel air de souveraine tranquillité M. de Boullogne présenta lui-même à Langey cet enfant, quand le marquis fut de retour, quelle joie orgueilleuse le pauvre Langey ressentit à l’embrasser ; et cependant, vous le savez tous, l’enfant était né débile, délicat ; on hésita longtemps à le baptiser, il fut élevé dans le duvet, quittant à peine son berceau… soumis à la baguette des médecins… Que voulez-vous ? l’enfant d’une jeune femme et d’un vieillard pouvait-il être robuste ? Je lui souhaite, Martial, de boire un jour le rhum comme moi !

« Celui qui parlait de la sorte vida son verre en effet, ses camarades l’imitèrent… Pour moi, percé d’aiguillons aussi froids, aussi glacés que l’est celui du scorpion de nos îles, je sentais alors arriver à mes oreilles je ne sais quel bourdonnement, à mes lèvres je ne sais quelle écume… Je portai la main à mon front : il était baigné de sueur… une lumière nouvelle m’environnait, me montrait le fond d’un abîme ; je m’échappai du café en jetant une piastre sur le comptoir, ce n’était pas trop payer cette effroyable hospitalité d’un quart d’heure et les odieuses révélations que je venais d’acquérir !…

« Je savais tout, Caroline : vous m’aviez trompé comme Langey ; votre conduite m’apparaissait à cette heure sans aucun voile ! Vous m’aviez joué, dupé pendant sept ans ! vous aviez trafiqué de mon amour comme la plus vile des courtisanes ! Habituée à vivre au milieu de vos esclaves, blanche créole, vous m’aviez traité comme un de ces noirs qui meurent à la peine et que l’on regarde comme un produit ! J’avais enfin la clé de vos mystérieuses terreurs à mon approche, de votre amour intéressé à m’éloigner, de votre vie entière abîmée dans la muette contemplation de son égoïsme ! Ah ! vous ne m’aviez pris que comme un fruit que l’on jette à terre après en avoir pressé le jus ! Pendant ces mortelles années où vous me saviez luttant pour vous contre le souffle des vents contraires, vous m’aviez entretenu dans des idées de bonheur, en concluant le marché de votre honte avec un autre ! Mais vous ne saviez pas Caroline, que pour vous j’étais, devenu voleur, pour vous j’avais tué… pour vous !!! »

Tio-Blas, épuisé, appuya sa main contre le rebord du lit de la marquise, il sembla respirer après avoir déroulé de la sorte en quelques haltes pressées l’infernale chaîne de ses malheurs… La lumière de l’appartement imprimait à ses joues une pâleur singulière ses cheveux, grisonnant par mèches rares et dispersés dans le désordre de son récit, lui retombaient sur le front comme une crinière luisante. La marquise attendait la fin de cette nocturne entrevue comme un combattant déjà blessé attend la fin d’un duel… Si la fureur de l’Espagnol au lieu d’être refroidie bouillonnait encore, égalant sur elle-même les tournoiemens de la lave, la stupeur de Mme de Langey, sa crainte, son attention, formaient en elle un conflit dépensées aussi actif, aussi absorbant, aussi lourd…

— Donc, poursuivit-il avec une voix sourde, vous êtes à moi, je vous ai achetée à double titre, par de l’or et par un crime !… Caroline, vous allez me suivre !…

— Vous suivre, Tio-Blas ! vous n’y songez pas ! vous suivre, vous l’assassin de mon mari !

— Je vous le répète, madame, j’ignore la différence de l’esclave qui tue ou du maître qui fait tuer… Encore une fois, comme il y a du sang à mes mains, il y a du sang aux vôtres. Caroline, regardez-vous !

Il la conduisit, muette et pâle, devant la glace de la toilette… Par un instinct d’épouvante que le remords seul peut expliquer, la créole n’osa s’y voir… elle détourna le front.

— Bien ! reprit son maître (car Tio-Blas dans cet instant de solennelle terreur lui commandait), bien, tu as compris que pas plus que moi tu n’avais le droit d’interroger devant Dieu cette nature créée dans l’origine à son image, et que le crime seul peut ternir. Ah ! tu en conviens donc à présent, froide vipère ! si tu m’enlaçais de tes baisers menteurs, il y a quatre ans, c’était pour me faire partir ; si tu me parlais de la jalousie de cet époux, c’était pour armer mon bras ! Eh bien ! rassure-toi, Caroline, Je l’ai tué, bien tué !… Il ne reviendra pas, il dort sous la pierre près de l’église de Saint-Marc ! Tu es encore trop près de lui, Caroline, J’ai pitié de toi, tu vas me suivre… Ces mêmes noirs qui ont vu le meurtre de ton mari, son meurtre… notre œuvre à nous deux… ils sont là, là sous les mangles que tu pourrais distinguer de cette fenêtre si ton regard n’était pas si morne, si troublé… À un coup de ce sifflet d’ivoire suspendu à ma ceinture, vois-tu, ils paraîtront, mon cheval t’emportera. Viens, J’ai pitié de toi : tu ne peux rester sur le même sol où Langey repose ; dans la partie espagnole de cette île tu dormiras en paix. Tu ne déroges pas d’ailleurs, tu ne seras pas la femme d’un marchand, tu seras la femme du comte de Cerda ! le comte de Cerda ! ah ! ah ! poursuivit-il avec un rire étouffé…

— Misérable ! laisse-moi ; tiens, reprends, si tu le veux, tes diamans, ils sont là… là, dans cette cassette ! je ne te dirai plus rien ; voici la clé… Prends…

Et parlant ainsi, elle se roulait sur la natte, et elle étendait ses doigts crispés vers la cassette… La repoussant avec une ironie froide, il lui dit :

— J’attends ! comtesse de Cerda… Oublies-tu donc que ce n’est plus ici le marchand qui te parle, c’est un noble Espagnol, plus noble, je te l’ai dit, que ton financier… Quitte cet homme, et viens avec moi… J’ai des richesses, peu t’importe d’où elles me viennent. Ne sommes-nous pas maudits ?

— Mais moi ! moi, Tio-Blas, moi je ne suis pas libre… J’ai un fils !

— Je l’enverrai en Espagne, ou tu le renverras à son père si tu le veux. Ce n’est point le fils de Langey ! murmura l’Espagnol avec une rage dédaigneuse. L’enfant d’un mort eût été sacré pour moi, poursuivit Tio-Blas en essuyant la seule larme qui eût débordé de son œil sec.

— Tio-Blas ! dit-elle alors avec un accent d’inexprimable douceur que l’angoisse seule, l’angoisse désespérée peut donner… Tio-Blas ! je l’aime !…

L’oreille de l’Espagnol découvrit un tressaillement si aigu de peur dans la fin de cette phrase hypocrite que malgré la pantomime de la marquise il s’écria :

— Comédie !

— Ah ! tu ne m’accuseras pas d’aimer cet homme, reprit-elle en joignant les mains : cet homme, c’est un vieillard ; toi, du moins, tu es jeune, tu es beau !

Tio-Blas hocha la tête avec un sourire triste… En ce moment l’horloge de la chambre sonnait deux heures du matin.

— Allons, senora, votre main dans la mienne et le pied à l’étrier ! s’écria-t-il comme s’il fût sorti d’un rêve.

— Jamais ! oh ! jamais ! reprit-elle ; tu me fais horreur !

— Deux heures viennent de sonner. Vous emporterez vos diamans : cela sera bientôt fait.

— Je suis maîtresse ici, Tio-Blas ! Songez que je n’ai qu’à jeter un cri, l’on viendra.

— Vos gens sont à la veillée…

— Vous voulez donc me voir briser le front contre ce mur ?

— Vous n’en ferez rien : cette main vous tient sans colère, vous le voyez…

— Encore un coup, lâchez-moi. Je vous dis que vous êtes un assassin !

— Et moi, je te dis, femme, que nos deux destinées doivent être unies à jamais comme le sont nos deux mains. Tu dois marcher avec moi, car tu es une femme perdue… Entre nous s’élève quelque chose, marquise de Langey ou comtesse de Cerda, c’est une colonne de sang ! Allons, marche, marche !

Il tira en même temps son sifflet d’ivoire et le porta à ses lèvres — La marquise comprit qu’elle était perdue…

— Infâme ! cria-t-elle en dégageant son bras de celui de l’Espagnol par un effort surhumain, ne fais pas un mouvement, ou je mets le feu à ma moustiquaire…

Armée d’un flambeau qu’elle avait saisi sur sa table, la marquise de Langey s’était réfugiée sous la gaze du lit… Tio-Blas la considérait avec stupeur…

— Dussions-nous brûler ainsi tous deux avant l’enfer, je t’y suivrai ! cria-t-il résolument.

En prononçant ces mots, il écartait le voile de la moustiquaire, à laquelle le flambeau de la marquise mit le feu…

En voyant la flamme se propager rapidement d’un bout de la gaze à l’autre, lécher de sa langue flamboyante les stores et les corniches, la marquise fut elle-même effrayée de son courage… Deux secondes encore, et la chambre était en feu… Tio-Blas tira de son sifflet un cri aigu, lugubre comme celui du serpent. — Un cri pareil lui eut bientôt répondu.

— À l’assassin ! au meurtre ! cria la créole hors d’elle-même, se penchant à la fenêtre.

Elle sentit bientôt sa voix se sécher dans sa gorge, et elle tomba…

Poussant du pied la porte de la chambre, Tio-Blas allait entraîner Mme de Langey quand il s’aperçut qu’elle était évanouie… Des pas retentissaient, la flamme continuait avec violence… Tio-Blas jeta de l’eau au visage de la marquise, et d’une voix entrecoupée à la fois par la fumée et la colère, il lui dit :

— Marquise de Langey, retenez ceci. J’ai deux choses à vous : votre médaillon trouvé sur votre mari et vos lettres adressées à moi. Votre nouvel amant comparera un jour les lettres de la marquise de Langey à Tio-Blas avec celles de la marquise de Langey à M. de Boullogne. Quant à ma proposition d’hymen, puisqu’elle vous déplaît, n’en parlons plus… J’avais cru que l’opiniâtreté de mon amour vous ébranlerait, vous ma complice. Vous venez de crier à l’assassin ! Je pourrais vous plonger à cette heure dans la poitrine la lame de ce couteau qui a tranché les jours de Langey ; mais cette lame est sacrée, elle est trop sainte pour vous !…

Il ajouta en se pendant à la soie de sa longue ceinture, qu’il attacha aux barreaux de la fenêtre :

— Adieu ! Vous n’êtes pas la seule de votre famille, marquise ; j’attendrai… Je puis me venger peut-être sur quelqu’un qui vous est cher !

La pâle créature avait assez recouvré ses sens pour entendre bruire ces paroles à son oreille comme un son de cloche funèbre. Le galop d’un cheval retentissait déjà sous la fenêtre quand les noirs accourus aux cris de Mme de Langey pointèrent leurs fusils du haut de sa fenêtre enflammée. Mais Tio-Blas avait disparu ; les ombres de la nuit gardaient seules le secret de sa route.

  1. « Un jour que les esclaves indiens déjeunaient sur le bord de la rivière Hayna, une femme s’étant avisée de frapper la terre du bâton qu’elle avait à la main, elle ressentit quelque chose de dur ; elle regarda et vit que c’était de l’or. Elle le découvrit entièrement, et surprise de la grosseur de ce grain, elle jeta un cri qui fit accourir François de Goray, lequel n’était pas fort loin.

    « Il ne fut pas moins surpris que ne l’avait été l’Indienne, et dans le transport de sa joie, il fit tuer un porc et le fit servir à ses amis sur ce grain, assez grand pour tenir la bête tout entière ; et il leur dit qu’il pouvait bien se vanter que les rois catholiques n’étaient pas servis en vaisselle plus riche que lui. « Bodavilla acheta ce grain pour Leurs Altesses : il pesait 3 000 écus d’or, et les orfèvres, après l’avoir examiné, jugèrent qu’il n’y en aurait pas plus de 300 de déchet à la fonte. On y voyait bien encore quelques petites veines de pierres, mais ce n’était guère que des taches qui avaient peu de profondeur. Enfin il ne s’est jamais vu nulle part un pareil grain, et l’on peut juger combien cette découverte anima les espérances de ceux qui s’occupaient à la même recherche.

    « Ce fameux grain fut englouti par les vagues, en 1502, au milieu d’une tempête qui fit périr vingt et un navires chargés d’or. »

    (Mémoires de dom Nicolas Ovando, commandeur de l’ordre d’Alcantara.)
  2. Cheval.
  3. Que le fils pèche, la famille doit le payer.
  4. Couteau.