H.-L. Delloye (1p. 1-26).
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XVI.

Tio Blas.

Venga la muerte ; ya soi listo !
— Vienne la mort ; je suis prêt !


Il portait le costume d’un simple marchand de la partie espagnole de l’île…

C’est vous dire que son habillement consistait dans un méchant pantalon de basin blanc, une veste brune d’étoffe légère, garnie de deux ou trois rangs de boutons d’or, un manteau de drap bleu avec un large galon au collet, un chapeau noir entouré d’une vieille ganse à brillans.

Mais tout cela usé, terni, misérable… Vous eussiez cru voir un juif de Santo-Domingo au lieu d’un marchand.

Deux pistolets damasquinés au pommeau reposaient pourtant à sa ceinture à côté d’un couteau fermé, dont la seule lame eût coupé la branche d’un tamarin.

Il ôta son manteau, le ploya et le jeta assez arrogamment sur le lit.

À l’index de sa main droite scintillait en vives bleuettes de lumière un diamant d’étrange grosseur.

Ce personnage était de taille exiguë ; c’était moins un hombre qu’un hombrecillo, mot qui résume merveilleusement en espagnol un petit homme.

En revanche, sous cet ensemble inculte, sous ces vêtemens secs et râpés, il conservait une expression de physionomie peu commune.

Son teint pâle n’avait rien de celui des habitans ordinaires de la partie espagnole ; ses dents, ses mains et sa barbe, toutes choses dont il se montrait fort curieux, n’appartenaient pas davantage à cette caste bâtarde, sœur de l’Afrique. Sa lèvre inférieure exprimait un grand dédain ; ses joues maigres couvaient la fièvre, mais cette fièvre continue à laquelle sont en proie, plus particulièrement sous les tropiques, les hommes sombres, haineux.

Rien qu’à le voir ainsi les bras croisés devant la marquise de Langey, vous eussiez deviné sa nature hautaine. L’arc de ses sourcils noirs se soulevait par momens au-dessus de son front plissé déjà de quelques rides bien qu’il eût à peine trente ans. Son regard limpide et froid dénotait l’opiniâtreté, mais une opiniâtreté terrible en sa voie, à laquelle rien ne coûte ni ne résiste. L’empreinte irrécusable de la fatalité marquait cet homme, tombant pour ainsi dire en ruines autour de lui-même, usé par les passions ou le climat, eau stagnante au premier aspect, mais qui fermentait continuellement au soleil. À travers sa dégradation et sa misère, il laissait percer des airs réels et imposans d’autorité.

Debout devant la marquise, il l’examinait avec une avidité singulière ; il semblait qu’il y eût longtemps qu’il n’eût contemplé ses traits ; il s’en repaissait comme l’alligator se repaît d’abord de sa victime, — par la vue.

En ce moment terrible, la marquise regretta de ne plus avoir de mari, de défenseur ; mais l’horreur de sa situation l’entraînait, elle connaissait cet homme, et il était écrit qu’elle lui devait répondre comme à un juge.

— Caroline, dit-il, depuis combien de temps me croyez-vous de retour ici ?

— Mais je ne sais… Qui me l’aurait dit ? Vos propriétés ne sont-elles pas dans le continent espagnol ?

— Mes propriétés ! vous riez. Je suis un marchand orpailleur qui commande, pour son commerce, à quinze nègres : voilà tout.

La marquise ne répondit pas à ces mots prononcés avec une ironie insouciante.

— Vous ne doutez pas de mes paroles, je l’espère ! Me croyez-vous noble ou grand seigneur, par hasard ? Fi donc ! Je suis Tio-Blas, un marchand.

— Oh ! reprit-elle en se cachant la figure de ses deux mains, je ne l’ai point oublié ! Mais qu’avez-vous à me dire ?

— J’ai à vous dire, Caroline, que je vous hais.

— Vous me haïssez ? reprit-elle en se levant toute pâle.

— Comme on hait le noir qui incendie votre maison, celui qui empoisonne vos bestiaux, celui qui essaie de vous tuer. Vous êtes la couleuvre, Caroline, la couleuvre longtemps aimée, à laquelle j’offris le lait ; maintenant vous ne pouvez ignorer le sort de la couleuvre, — le fusil d’un misérable noir l’a tuée ; — mais vous, — vous, Caroline, qui vous tuera ?

— Vous me faites frémir… Vous êtes cruel, Tio-Blas ; si j’eus des torts, je vous en demande pardon !

— Vous humilier, vous ! allons donc ! vous devez porter la tête haute… Ah ! vous ne savez pas d’où j’arrive, Caroline ? Eh bien ! moi, je vais vous le dire. J’arrive de la Guadeloupe ! de l’habitation des Palmiers, où vous étiez et d’où vous veniez de partir…

— L’habitation serait-elle brûlée ? dites… une révolte de noirs peut-être ?… Vous avez, je le vois, à m’annoncer de tristes nouvelles…

— Tristes, Caroline, tristes comme la robe que vous portez. Vous portez le deuil de M. de Langey ; c’est héroïque !

— Ne le dois-je pas ?

— C’est juste… Mais dans les cafés on m’a appris là-bas d’étranges choses.

— Dans les cafés !

— Écoutez donc ! c’est le seul endroit où l’on m’ait parlé de vous avec franchise !… Vous avez, madame, de vrais amis à la Guadeloupe !

— Je ne vous comprends pas. Qu’alliez-vous faire aux Palmiers ? Me chercher ? Mais je n’avais répondu à aucune de vos lettres. Je devais agir ainsi, je l’ai fait ; vous m’avez écrit que vous aviez été le témoin de M. de Langey, je vous en remerciai. Vous ne pouvez avoir recueilli sur moi aux Palmiers ou dans les cafés de la colonie des mots cruels, insultans, sans les avoir punis de votre dédain ou de votre vengeance. Que venez-vous donc m’apprendre ? Depuis que je ne vous ai vu, monsieur, continua la marquise en baissant la voix, j’ai subi le poids d’une grande douleur, vous ne venez pas la réveiller ; oh ! cela serait infâme !

— Pas de phrases, madame ; je suis l’un de ces voyageurs qui, grâce aux mille circuits de la route, n’a jamais pu aborder le point de vue qu’il cherchait. Vous m’avez toujours échappé, vous m’avez promené de détours en détours ; Caroline, il faut m’entendre ! Je viens savoir aujourd’hui de vous-même ce que c’est qu’une femme, ce qu’en doit faire ma colère ou mon amour ; car, encore une fois, je l’aime et je la hais tout ensemble ; mais elle m’a joué, elle m’a trahi, je ne veux plus d’elle que comme ma femme, ou elle mourra !

— Comme votre femme ! reprit-elle avec un mouvement de dédain.

— Comme ma femme ! continua Tio-Blas, dont les lèvres bleuâtres tremblaient.

— Tio-Blas, vous n’y songez pas !

— Je viens réclamer une promesse… j’ai compté sur vos sermens, Caroline ; vous devez être ma femme, vous la serez !

— Tio-Blas, respectez mon deuil, si vous ne me respectez pas moi-même. Tout doit finir entre nous, je ne m’appartiens pas. Oui, je vous avais promis ma main, cela est vrai, mais en d’autres temps… Aujourd’hui je dois rester veuve…

— Veuve à vingt-cinq ans ! veuve en aimant le luxe et les pierreries ! dit-il avec un rire étouffé. Car vous aimez les pierreries, marquise, je ne l’ai point oublié !

— Tio-Blas !

— C’est pour cette raison que je veux vous emmener avec moi — chez moi — à San-Yago ; — vous y verrez des mines ; des bassins d’or. Vous auriez tort de me refuser ; Caroline, mon habitation est moins splendide que la vôtre, mais on s’y plaît. Nous repasserons de là en Espagne, si vous voulez. Acceptez-vous ?

— La marquise de Langey épouser un simple marchand !

— Le nom de ce simple marchand, Caroline, vaut peut-être bien celui d’un contrôleur général de France. Que dites-vous de celui-ci, le comte de Cerda !

— Vous, le comte de Cerda ?

— Oh ! cela vous étonne ! Don Juan Alvarez d’Alhange de Cerda, c’est mon nom. Vous semble-t-il sonore ? Je suis de Catalogne, et l’évêque de Santo-Domingo est tout bonnement mon oncle… Encore une fois, cela ne vaut-il pas la noblesse de robe de M. de Boullogne ?…

L’Espagnol avait enlacé de son regard la tremblante Mme de Langey. L’assurance amère de ses paroles confondait toutes les idées de la marquise… Jusque-là elle n’avait vu dans Tio-Blas qu’un marchand ; était-ce un piège que cet homme lui tendait, ou bien avait-il le droit de traiter avec elle d’égal à égal ? Il la tira lui-même de ce chaos de pensées en lui disant :

— Eh bien ! maintenant le noble ne vous semble-t-il pas l’égal du financier ? Le noble est jeune, vert encore ; on l’appelle, je sais, Tio-Blas le marchand ; mais il a ses parchemins bien en règle. Marquise, ce noble en ruines vous déroulera son histoire ; la place que vous y tenez fut terrible. Entre nous il y a du sang !

— Du sang ! cria-t-elle épouvantée.

— Du sang, dit l’Espagnol en marchant vers elle.

— Et vous osez m’offrir votre nom ; qui que vous soyez, Tio-Blas ou comte de Cerda ? que m’importe ? Vous ai-je commandé jamais un crime, monsieur ?

Tio-Blas, dont les dents se froissèrent d’abord avec rage, répondit avec un air de raillerie calme à la marquise :

— Vous me rappelez le confesseur de la vieille duchesse de Capmani. Il était précieux à entendre sur le fameux axiome de : Qui veut la fin, veut les moyens. Pour mon compte, je regrette beaucoup de n’avoir pas suivi les conférences de ce fameux casuiste. Il m’aurait peut-être appris qui de ces deux natures est la damnée, de l’esclave qui tue ou du maître qui fait tuer.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il n’y a pas que moi de coupable, Caroline, et qu’à la confession de ma vie que vous allez entendre, il me faudra répondre par la vôtre, marquise de Langey !

— N’aurez-vous pas pitié d’une pauvre femme qui ne porte plus ce nom ?

— Vous avez raison, Caroline ; j’aurais pu avoir pitié de la femme du marquis de Langey, mais je n’en aurai point de la maîtresse de M. de Boullogne ! Vous m’écouterez. Aussi bien ces momens pour moi sont solennels.

Il reprit après une pause interrompue seulement par la respiration de la marquise :

— Il y a dix ans, j’habitais San-Lucar de Barrameda, jolie petite ville située à trois lieues de Cadix, sur la gauche du Guadalquivir. À vingt ans (c’était l’âge que j’avais alors), je ne connaissais pas, le croiriez-vous ? d’autre joie que de faire la sieste sous les oliviers, de boire du vin de Manzanilla et de fumer des cigares. Je n’avais jamais connu les embrassemens d’une mère. Mon père, homme avare, me laissait à peine quelque argent. Élevé par ses ordres chez un chanoine, dans l’enceinte de San-Lucar, dont je n’étais jamais sorti, j’ignorais la vie des jeunes gens, leurs trois amours furieux, le vin, le jeu et les femmes. J’aurais fait peut-être un excellent bibliothécaire, mais il ne me serait pas venu en idée de songer qu’une femme pût être perfide ou qu’on pût tromper un ami. Jamais je ne désirai seulement de voir la baie de Cadix, ses pavillons relevés ou pendans sur l’eau, ses femmes épanouies comme des fleurs à ses balcons, ses processions, ses fêtes. Mon humeur sauvage s’accommodait mieux de la lecture des auteurs les plus abstraits que de la conversation d’une jolie fille allant puiser de l’eau à la fontaine. Un jour cependant je fus accosté dans la principale rue de San-Lucar par un vendeur de cigales qui me remit un billet ; il était d’une dame connue, me dit-il, à Cadix pour son luxe, la marquise de la Higuerra. On m’y mandait de venir, et que je n’aurais pas sujet de le regretter. Comme je ne savais trop à quelle sorte de rendez-vous j’allais, je ne suivis cet homme qu’après avoir pris mon épée ; il avait loué passage pour moi sur une felouque qui nous mena à Cadix.

« La marquise me parut logée magnifiquement, mais dans le quartier de la ville le plus retiré. C’était une vieille femme dans toute l’acception du mot, et je ne m’étonnai plus, en l’examinant, du ton aimable de sa lettre. Elle avait un gros bouquet de fleurs au côté, la jupe courte et voltigeante, l’œil hardi et le jeu le plus fripon d’éventail qui se pût voir. Or, cette marquise-là, c’était ma mère ! ma mère, séparée de l’auteur de mes jours depuis ma naissance ; ma mère, vivant à Cadix sous le nom d’une de ses parentes défunte ; elle s’était souvenue fort à propos pour moi qu’elle avait un fils, et comme vous le pensez, notre joie de nous retrouver tous deux fut extrême.

« Avant de me faire cette confidence, elle jouit d’abord de mon embarras ; le mystère de cette entrevue lui sembla (elle me l’a souvent conté) une de ses plus douces jouissances. Bientôt elle m’entoura de soins, m’équipa selon mon rang et se fit un devoir de m’accorder au centuple tout ce que me refusait mon père.

« Vous imaginez-vous un jeune homme de vingt ans contenu jusque-là dans toutes les bornes et à qui l’on offre les moyens de vivre à sa guise ? Je trouvais chez moi, chaque jour, des étoffes de toute espèce et de toute forme, des laquais nombreux, des bourses toujours remplies : je pouvais me mêler dans la nuit aux sérénades, respirer la fraîcheur des jets d’eau et des bosquets, avoir une vie tressée de fils d’or et obtenir bien vite gain de cause auprès des femmes ! Une passion plus frénétique et moins insensée pourtant que l’amour me saisit ; cette passion ce fut le jeu !

« Je n’eus que trop d’occasions de la satisfaire. J’étais attiré vers cet incroyable amour, uniquement parce que je le trouvais au-dessus des amours vulgaires, qu’il était chez moi poétique, idéal et le prétexte de singulières profusions. Je jetais l’or aux aguadores et aux premiers pauvres qui me demandaient l’aumône ; j’allais moi-même dans les hôtelleries payer aux matelots du vin de la Manche ; je dotais par orgueil de pauvres étudians qui couraient pieds nus sans avoir de quoi s’acheter des livres ; enfin, la chance me servit tellement que je fus cité dans tout Cadix comme un nabab de l’Inde pour ses trésors.

« Sur ces entrefaites, ma mère mourut, et avec elle s’éteignit le soleil de ma fortune. Au lieu d’obéir, comme autrefois, à mes désirs, les cartes leur furent contraires ; je perdis des sommes considérables et vendis bientôt deux palais. Mon père avait résolu de ne point m’entendre ; il se tenait scellé dans un couvent, après avoir légué à ma sœur toute sa fortune ; celle de ma mère s’était vue engloutir dans l’horrible gouffre ! Il fallait me résoudre à traîner dans quelque ville d’Espagne la vie misérable d’un hidalgo, me voir saisi par des gens de justice pour mes dettes ou m’exiler. Les colonies m’offrirent non-seulement un refuge, mais encore une fortune. Entre toutes les autres, Santo-Domingo me plut : le patron de cette ville était le mien. Je trouvai moyen de m’y rendre sans payer même mon passage, je suivis ici l’évêque don Fernando del Portillo, mon parent, qui venait d’être nommé à cette haute dignité.

« En abordant l’embouchure du fleuve l’Ozama, je ne pus m’empêcher de remarquer sur la rive gauche la maison, ou plutôt le château que don Diegue Colomb, fils de Christophe, fit bâtir pour s’y retirer. Revêtue d’une enceinte de murs épais, elle semblait défier la main du temps. Ce château me fit penser à celui de mon père, mon père qui mourrait sans me voir, mon père qui m’avait maudit ! Mes châteaux, mes fiefs n’existaient plus, j’étais un paria, un exilé !

« Les Espagnols avaient couvert la terre où je posais le pied des vestiges de leur ancienne puissance ; leur grandeur se retrouvait partout sur ce sol inégal et gonflé de décombres, exposé aux tremblemens de terre et aux exactions perpétuelles, engraissé du sang et de la sueur des noirs, qui, sous le fouet du maître, succombaient sans même servir. C’était un Chanaäm ouvert à mon industrie ; je n’hésitai pas à mépriser ceux de ces hommes qui préféraient la vie de citadins nonchalans à l’exploitation de ces landes incultes, de ces mines précieuses qui devaient enfanter de l’or ! Je choisis pour demeure San-Yago ; le Rio-Verde renfermait tant de parcelles de ce métal qu’il le charriait avec le sable. Un esprit actif comme le mien concentra bientôt son activité dans ce commerce ; sous le nom de Tio-Blas, je devins un des plus riches marchands espagnols.

« Mes plongeurs faisaient merveille. Ils ne pouvaient d’abord extraire chacun de ce sable que pour une gourde environ de paillettes ou grains d’or ; je les dirigeai si bien qu’ils doublèrent ce produit. Obligés souvent de plonger dans les endroits les plus profonds, ils m’en rapportaient de petits grenats rouges si fins et si transparens qu’avant de les soumettre au lavage et à l’action du feu, je me prenais à les regarder et à m’attendrir sur eux. Cet or natif me rappelait ma première vie, mon enfance passée près du chanoine de San-Lucar, ma pureté candide et tous ces tranquilles instincts que j’avais perdus !

Moins ambitieux que moi, mais aussi plus heureux, mes paisibles voisins se contentaient d’un hamac, de canaris faits d’une poterie humble, de la vue de la plaine et d’un peu d’eau aiguisée de tafia.

« Moi, j’avais refait fortune ; je ne suspendais pas mon hamac entre deux arbres, j’avais acheté de mes beaux deniers une tour moresque auprès du Rio-Verde. Le front de ma tour, quand venait le soleil couchant, se mirait dans ma rivière aux lingots d’or. Je puis vous assurer que l’ombre du comte de Cerda était bien effacée de ma mémoire ; j’étais un négociant, un trafiqueur, — voilà tout.

« Des affaires pressantes m’appelèrent à la Guadeloupe. Jusque-là je n’avais pas quitté ces plaines tranquilles, ces marais devenus pour moi des trésors. J’arrivai à la Pointe-à-Pitre. Là, pour la première fois, je vous vous vis.

« À travers ma folle existence de joueur, j’avais du moins, Caroline, préservé jusqu’à ce jour mon cœur de tout amour sérieux ; je vivais dans une ignorance heureuse de tout ce qui est passion. Le jeu m’avait traité trop cruellement pour que j’eusse envie de m’y reprendre ; la fortune me souriait : il ne manquait donc à ma nature ardente qu’un seul incendie, l’amour !

« Cette source des inspirations héroïques et des crimes insensés, la fureur du jeu l’avait tarie chez moi, du moins je le croyais : j’étais un convive enivré de vin et d’opium, n’ayant jamais laissé épanouir cette fleur de joie ou de tristesse au fond de mon cœur ; je ne me défiais pas même des femmes, — je ne les connaissais pas !

« Un de vos regards pénétra cet assoupissement ; mais, chose surprenante ! il m’entra au cœur je ne sais quelle pointe acérée, terrible, quand je me délectai la première fois de votre beauté. C’était à un bal, il y a huit ans. Tous les jeunes gens de la ville vous entouraient ; les créoles, vos rivales, avaient elles-mêmes pour vous des éloges et des sourires. Merveilleusement née pour mentir, vous ne désespériez aucun de ces soupirans : à celui-ci, une fleur de votre bouquet ; à cet autre, une œillade ; au plus favorisé, votre éventail. Vous veniez à peine de sortir de la tutelle de vos parens et d’épouser M. le marquis de Langey. C’était à qui vous débiterait ces galanteries de France, pour lesquelles je ne me suis jamais senti formé ; tous les danseurs bourdonnaient autour de vous comme autant de mouches luisantes. Je vous vois encore : vous étiez l’étoile du bal, chacun se pressait, s’agitait autour de vous. Vous aviez une belle robe blanche à bouffettes bleues, et vos cheveux noirs sans aucune poudre. Je remarquai à votre cou un magnifique collier de diamans ; mais vous eussiez porté de simples perles que vous n’en eussiez pas moins effacé toutes ces femmes. Retiré dans mon coin, auprès d’un jeune homme dont l’œil ne vous quittait pas, je vous regardais sans lui parler, je suivais tous yos mouvemens, quand il me dit :

« — N’est-il pas vrai que ma Caroline est belle ?

« J’éprouvai à ce seul mot une aversion étrange pour ce jeune homme ; il était votre mari. Ce n’était pas à lui, mais bien à un juif de la Pointe-à-Pitre que je devais mon invitation à ce bal ; je ne lui répondis pas, je pris mon chapeau, et je sorti.

« Ce qui motivait dans mon esprit cette brusque disparition, c’était moins le déplaisir que j’avais éprouvé d’être arraché si brusquement à mon rêve que l’humiliation réelle qui m’avait saisi de n’avoir pu fixer seulement votre attention. À peine en effet m’aviez-vous regardé ; mes habits n’avaient rien que de modeste ; vous étiez d’ailleurs trop entourée pour songer à moi.

« Avec votre image, que j’emportai et dont rien au monde ne put me distraire pendant la nuit qui suivit ce bal, j’emportai aussi l’espérance de vous revoir. Déjà je ressentais tous les aiguillons de cette soirée, je faisais mille projets, je voulais vous enlever, me venger de mes rivaux, que sais-je ? Je me tordais, je vous appelais, j’étais fou !

« Résolu de vous revoir, j’allai le lendemain chez ce juif qui m’avait valu l’honneur funeste de vous rencontrer à ce bal. Le bonhomme était alors occupé à défaire un écrin de son enveloppe ; un grand laquais noir, qui venait de le lui remettre, tenait le bouton de sa porte comme s’il eût attendu une parole de lui avant de sortir…

« — C’est bien, Jupiter ; vous direz à la marquise de Langey que je lui renverrai l’écrin pour un prochain bal.

« En parlant ainsi, il faisait sonner joyeusement dans sa main plusieurs pièces d’or.

« Le nègre parti, je demandai au juif de voir l’écrin.

« — Il me fait honneur, qu’en pensez-vous ? reprit-il ; mes diamans ont dansé hier sur le cou d’une marquise !

« — Vos diamans ! Que voulez-vous dire ?

« — Que je les loue, pardieu ! à M. le marquis de Langey. Cet excellent jeune homme aime tant sa femme ! il fait tant de dépense pour elle !

« — Le marquis de Langey ! Quoi ! ne serait-il donc pas riche ?

« — Je n’en sais rien ; toujours est-il qu’il me doit neuf cents piastres… À son arrivée dans la colonie, il a d’abord fait belle figure ; mais depuis son mariage, il emprunte. C’est peut-être le jeu : ils sont tous acharnés ici après les cartes !

« — Mais la marquise, la femme de M. de Langey ?

« — Mon jeune confrère, ne m’interrogez pas sur elle ; c’est une femme dont je tomberais peut-être amoureux si je n’avais pas de cheveux blancs… Figurez-vous qu’elle fait à elle seule aller le commerce de la Guadeloupe ! Chaque jour de nouvelles parures, des caprices, des idées de l’autre monde ! N’a-t-elle pas donné l’autre mois une collation où il y avait pour trois cents livres de fraises ! Il est malheureux que cette femme-là n’ait point épousé quelque fermier général !

« — Je ne vous demande pas si vous la croyez coquette ?

« — À l’extrême… Elle a rendu un jeune nègre si amoureux d’elle, pour l’avoir seulement portée en chaise à la promenade, que le pauvre garçon s’est allé noyer dans le puits d’une noria.

« — Écoutez. Vous chargez-vous de me faire expédier de chez moi, à l’aide de ces deux mots que j’écris, un coffret laissé à San-Yago ? Combien attendrai-je de jours ?

« — Quinze au plus, le navire l’Hercule part ce soir même ; je me charge de votre commission.

« Après ce dialogue, je quittai le juif. J’avais recueilli de sa bouche plus de renseignemens que je n’en aurais espéré de votre mulâtresse. Cet amour absorbant dominait la veille toutes mes pensées, je me débattais en vain sous son influence magnétique : il me tenait garrotté sous lui, je ne pouvais faire un pas ! Aujourd’hui je me sentais plus à l’aise : je vous savais pauvre, je pouvais vous aborder ! Quelle joie, quel orgueil j’éprouvais à me contempler moi-même ! Possesseur d’un riche domaine, je pouvais mettre à vos pieds une fortune, vous sauver de la honte peut-être !… En cas de fuite, mon bras vous était acquis, mon esquif préparé vous attendait, et alors vous viendriez avec moi, vous quitteriez ces lieux où je ne faisais que passer comme passe l’oiseau ; mon palais vous recevrait !

« Vous aimiez singulièrement la musique. Quelques jeunes gens de la ville me proposèrent d’assister à un repas qu’ils vous offraient ; je vous accompagnai sur le clavecin : j’entrevis ainsi de plus près votre fatale beauté. La journée se passa en conversations, en plaisirs. M. de Langey ne vous quittait plus ; je sus si bien faire que je l’éloignai : il se mit au jeu, et je pus vous parler une première fois de mon amour !

« Quels aveux ! quel langage ! Chacune de mes phrases exprimait assez l’ardeur de ma passion ; j’aimais d’un amour fougueux, irrité par les obstacles : jusque-là je n’avais jamais aimé. Vous reçûtes mes confidences en riant ; vous paraissiez n’y pas croire, et vous me demandâtes pour gage de ma parole un reliquaire d’émail que je portais sur la poitrine. C’était, disiez-vous, le seul moyen que vous eussiez de conjurer le démon : vous m’accusiez d’être le vôtre ; vous me donniez ainsi de l’orgueil à mes propres yeux ! Je vous laissai ce reliquaire au travail duquel je tenais beaucoup ; je l’avais rapporté d’Espagne, et le duc del Campo m’en avait offert un sac de portugaises. J’avais aussi quelques chapelets en or dont je fus heureux de vous parer ; il me semblait qu’un Espagnol comme moi ne pouvait mieux faire que de vous couvrir d’amulettes et de vous consacrer comme une chose sainte.

« En prévenant ainsi vos moindres désirs, je croyais être le seul, je ne tardai pas à me découvrir un rival dans M. de Langey lui-même. Jaloux de vous attacher à lui par tous les liens, M. de Langey, ainsi que me l’avait déclaré le juif, ne se faisait faute d’engager pour vous de rudes sommes au jeu ; il partait, empruntait et perdait presque toujours avec une rare constance. Je ne tardai pas à me trouver humilié de cette concurrence intéressée, ce jouteur acharné que je trouvais sur mon chemin pavé d’or me déplut au dernier point. Cependant, grâce à vos recommandations, je ne laissai rien échapper de cette mauvaise humeur ; le sort traitait d’ailleurs impitoyablement M. de Langey, et dans cet étrange tournoi, entrepris pour vous et sous vos yeux mêmes, je me flattais raisonnablement d’être le vainqueur !

« Une circonstance singulière m’en fournit bientôt l’occasion, Le bal le plus magnifique se préparait à la colonie pour la réception du nouveau gouverneur ; vous deviez y assister. La toilette des femmes y serait, disait-on, éblouissante ; toutes les sultanes de l’île étudiaient déjà leur costume : car ce bal devait être un bal masqué. Vous aviez choisi l’habillement de Jeanne de Naples. À votre grande surprise, le juif qui vous fournissait vos pierreries avait disposé de cette parure ; une rivale avait fait le coup. Vous alliez vous trouver, dès votre entrée à ce bal, embarrassée par les chuchotemens et les regards curieux ; on ne manquerait pas de se demander comment la femme du noble marquis de Langey n’avait point de diamans ? Le bal réunissait tous les colons opulens de île ; et vous, l’astre des fêtes, vous verriez pâlir votre éclat ; vous, le bouquet des bals, vous laissiez tomber vos fleurs à terre ! Ces réflexions vous assiégeaient, et vous m’en faisiez tristement la confidence quand un nègre domingois vint me demander à la porte de votre case ; je le reconnus vite pour un des miens ; il m’apportait le coffret demandé par l’entremise du juif. Je ne me tins pas de joie, je savais qu’il renfermait un collier du prix de vingt mille piastres ! Les diamans arrivaient fort à propos. Je vous remis le coffret, votre éblouissement égala votre surprise… Dans votre impatience, vous essayâtes le collier ; c’était une constellation magique, une pluie d’étoiles sur votre poitrine émue… Il y avait dans votre empressement à vous en saisir je ne sais quoi de doucereusement cruel ; vous ne me demandiez pas même comment ils m’étaient venus, ces diamans ! au prix de quels labeurs et de quelles fatigues ! Peu vous importait, vous étiez la reine ; et ce diadème, qui avait tardé à venir, vous mettiez enfin la main sur lui !

« Le lendemain, au bal offert au gouverneur, c’était à qui vous ferait compliment ; les femmes vous jalousaient, les hommes se penchaient pour vous regarder ; vous étiez vraiment Jeanne de Naples ! Ma qualité de marchand n’inspira aucun soupçon au marquis ; il me tira seulement à l’écart pour me demander le prix du collier ; le chiffre exorbitant de cette parure le fit reculer. M. de Langey projetait alors une absence de deux mois, sa santé l’exigeait impérieusement : ses préoccupations et ses travaux l’avaient maigri plus en un mois qu’en dix années. Je fus le premier à lui offrir ma bourse et mon crédit ; mais il espérait des recouvremens à la Martinique, et il rejeta mes offres. Devenu plus libre par son départ, je n’imposai plus silence à mes sentimens, ils éclatèrent. Nos entretiens reprirent leur cours. Il doit vous souvenir, Caroline, de quelles mystérieuses précautions vous entouriez mon bonheur ; personne dans la colonie ne s’en doutait. Vous jugiez sans doute inutile de divulguer aux yeux de tous votre honte, car à la franchise et à l’amour vous n’opposiez, vous, que la soif des richesses et une insatiable cupidité. Il vous eût semblé cruel, n’est-ce pas, de mettre ainsi votre âme et votre tarif à nu ! En me prescrivant comme loi première de me cacher, c’était moins la crainte de M. de Langey qui vous guidait que celle de voir tomber votre masque à terre, ce masque sous lequel vous rêviez l’or, non l’amour, masque de courtisane que je ne soulève qu’aujourd’hui ! »

La marquise fit un mouvement, il reprit :

« Ma crédulité ne devait sonder aucune de ces précautions, je m’y soumis. Il m’arrivait parfois de vous attendre chez vous des heures entières ; je m’asseyais à la place où j’avais causé avec vous la veille ; puis je la quittais en sursaut dès que retentissait le galop de votre cheval ; je soulevais alors le store pour vous voir. Vous rentriez suivie de vingt cavaliers dans votre salon ; vous ne me regardiez pas ; mais aussi, quand venait le soir, je pouvais me glisser, sans être vu, dans votre boudoir… Un soir j’y entrai pâle et défait, des lettres alarmantes m’arrivaient de San-Yago, des lettres qui m’annonçaient le malheur et la ruine. Je ne vous laissai rien voir de mes craintes, moi, votre amant : j’affectai un air délibéré en vous faisant mes adieux ; ce départ, ces tristes lettres infiltraient pourtant l’agonie au fond de mon cœur.

« Vous m’aviez juré ce que jurent ordinairement les femmes : votre amour, disiez-vous, se trouvait assez fort pour survivre à tout obstacle ; en remplissant votre cœur, mon image n’y laissait point de place pour d’autre image. Je ne doutai point de votre sincérité, je pensai verser des larmes quand vous m’offrîtes de reprendre ce collier que j’avais eu l’orgueil et la joie de vous prêter le jour du bal. Je sentais mon courage s’affaiblir en demeurant plus longtemps, je partis ; ce fut pour moi un moment terrible. Il y a sept ans, et je m’en souviens encore !

« De retour chez moi, je trouvai mon habitation en grand tumulte. Une portion de mes noirs avait déserté, m’enlevant le fruit de ma récolte ; ils avaient gagné le Fondo-Negro, où ils s’étaient retranchés. J’écrivis aux autorités ; on me fournit des hommes, des chevaux ; bientôt je me mis à la poursuite des fuyards. Ils n’étaient allés heureusement qu’à petites journées, traînant après eux le plus de parties métalliques possible, afin de les réduire en lingots. Ils me supposaient encore absent, et j’en rencontrai tout à coup bon nombre sur la route qui revenaient impudemment la nuit pour me voler le reste des mines. Je fis feu sur eux le premier, les soldats de la garnison m’imitèrent. Dans leur grossière ignorance, plusieurs de ces malheureux avaient avalé des parcelles d’or pur, d’autres les avaient cachées soigneusement sous leur chevelure crépue. J’appris bientôt que ces soulèvemens et ces larcins n’avaient été dus qu’à l’influence de certains exemples contagieux dans le nord de la partie française. Je fis mettre les fers aux pieds des plus dangereux, et je les contins par la crainte. Seulement, il me fallut me remettre au travail comme si je n’eusse rien fait, rétablir mes affaires et surveiller de près ma fortune menacée. Je ne quittais plus mes orpailleurs d’un seul instant, le jour et la nuit j’étais avec eux. Au milieu de cet esclavage réel, une seule pensée me soutenait, celle de vous revoir, de vous rapporter le fruit de mes veilles. Le peu de lettres que vous m’écriviez me donnait la fièvre : je vous voyais triste, mourante, en proie au besoin peut-être ! Notre intrigue pouvait se découvrir d’un moment à l’autre ; qu’eussiez-vous fait, faible femme, devant le courroux de M. de Langey ? Toutes ces pensées échauffaient mon sang, elles redoublaient mon anxiété. J’avais fui le jeu, les cercles, les plaisirs, je ne voyais que vous qui puissiez me rendre le travail léger ! Dans quelques mois, j’allais vous rejoindre ; dans quelques mois, votre amour saurait me venger du sort !

« Rêves insensés, aveugles ! mon étoile fatale ne devait-elle pas m’avertir que je ne bâtissais que sur le sable ? Il n’y avait pas un mois que j’étais de retour à San-Yago lorsque je reçus avis que des six vaisseaux frêtés par moi en compagnie des plus riches marchands de la ville, un seul avait échappé, un seul qui venait nous apporter lui-même la nouvelle de ce désastre. Nos bâtimens de Tripoli, de Lisbonne, de l’Angleterre, de l’Inde, de la Barbarie, perdus, engloutis ou capturés par les corsaires ! C’étaient la désolation et la misère qui allaient planer sur nos têtes ! Comme si rien ne devait manquer à mon malheur, ce fut moi que ma compagnie choisit pour aller trafiquer au Mexique de ses dernières ressources. Lorsque je m’étais établi dans le pays, ces mêmes hommes m’avaient fait les premières avances ; à cette heure, ils remettaient entre mes mains leur avenir, leur crédit ! Pouvais-je résister aux supplications qu’ils m’adressaient ? Le souvenir de leurs adieux se retrace encore à mon imagination dans toute sa force… Je ne crus pas devoir hésiter, je quittai l’île !

Arrivé au Mexique, il me sembla d’abord que la fortune se lassait de me poursuivre. Mes opérations ne tardèrent pas à se voir couronnées d’un plein succès ; je rétablis même si bien, au bout de six mois, les affaires de ma compagnie qu’elle me rappela, et j’allais mettre à la voile quand je me vis arrêté par un ordre du gouverneur, jeté dans un cachot, sans qu’il me fût permis seulement d’invoquer sur ce sol la justice de mon pays ! L’Envie seule avait ourdi cette trame, l’Envie, qui suit toujours la Fortune et se cramponne au manteau de ses favoris. On calomniait mes spéculations, on leur assignait une source impure… Ma vie mystérieuse, intérieure, ma vie ; que votre seul amour remplissait, était devenue le texte de mille mensonges ; les haines et les rivalités de toute sorte se liguèrent pour m’assiéger. Un misérable esclave mexicain s’était défait de son maître, un riche Espagnol, par le poison ; on m’imputa ce crime, parce que j’avais eu quelques relations d’intérêts avec la victime. Les biens que j’avais amassés enflammaient une multitude d’esprits cupides, leur confiscation flatta mes juges, qui, s’armant de l’impunité que leur assurait l’inquisition, me condamnèrent à pourrir sept ans dans la tour de Santa-Maria. Quand j’appris cet ordre, j’avais le pied sur le vaisseau qui devait me ramener à Saint-Domingue, d’où je serais parti pour vous retrouver, parti pour vous revoir, ne plus vous quitter peut-être !

« Sept ans dans les cachots, Caroline, sept ans dans cette tour qui, comme un rideau funeste, était venue me cacher le jour et la vie ! Sept ans sans amis, sans espérance ! moi, un noble, moi qui m’étais en vain réclamé de ma famille ! La tête appuyée sur la misérable natte de paille qui recevait à peine, vers midi, une caresse du soleil lorsque ses feux brûlaient la plaine en dehors, je prenais Dieu à témoin de mon supplice ; le front abattu, la bouche ardente de soif, je lui demandais les ailes de ces mille oiseaux voyageurs qui passaient sur ma tête et dont je n’entendais que les cris, pour franchir un instant, fût-ce au prix de mille morts, les flots de la mer immense et me retrouver auprès de celle vers qui je tendais les bras ! Parfois le ciel semblait m’exaucer : mes liens tombaient, je me voyais libre… Songeant alors à la Guadeloupe, je la voyais se détacher et venir à moi comme un cygne flottant sur l’eau ! Mollement illuminée aux vapeurs bleues de la lune, votre image enchanteresse planait sur moi ; j’écartais de mes deux mains, pour vous recevoir, les moindres cailloux de la plage ; je mouillais de mes larmes l’endroit qui allait recevoir vos pas ! Le rêve effacé, je me retrouvais seul, seul devant le crucifix que l’insultante pitié de mes juges avait laissé à ces murs ! Ils ne savaient que trop que j’étais innocent ; mais ils vivaient de ma mort ; cette richesse, que je n’avais amassée que pour vous, ils se la partageaient comme une dépouille ! Le temps était venu cependant où ces pierres, qui devaient se fendre sous mes sanglots, allaient s’ouvrir aux réclamations de mes amis désabusés sur mon trépas dont on avait fait courir la nouvelle. L’heure de ma délivrance approchait, et je l’attendais comme si elle eût dû me rendre la vie !

« Hélas ! Il ne vint que trop vite pour moi, ce jour qui me paraissait si lent à luire ! Je ne pouvais prévoir quelle influence terrible il aurait sur ma destinée ; à quels remords éternels et à quelle honte votre indigne amour me condamnerait ! »

Ici l’Espagnol éleva les yeux au ciel avec une expression de douleur désespérée. La lampe de cette chambre éclairait seule sa figure, qui était devenue peu à peu d’un magnifique caractère en passant par les divers sentimens qu’elle traduisait. Mme de Langey, visiblement terrifiée, n’osait articuler devant lui la moindre parole.

C’était une confession qu’il lui avait annoncée ; elle en attendait la fin avec angoisse.

Au dehors, le silence était profond ; de gros scarabées, se heurtant aux vitres, cherchaient seuls à l’interrompre. L’Espagnol appuya sa tête entre ses mains, comme s’il eût voulu contenir lui-même la digue de ses souvenirs puis, le regard machinalement cloué sur les nattes de la chambre, il continua :