H.-L. Delloye (1p. 155-162).
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XIV.

L’homme à la couleuvre.

Culebra ! culebra !
(Cringle’s log.)


Un mois s’était écoulé depuis l’arrivée de la marquise.

Mme de Langey s’était levée vers les quatre heures de l’après-midi, le visage plus pâle que de coutume.

Finette l’avait trouvée debout près sa cheminée, dont elle avait allumé le feu avec sa bougie. Elle brûlait un à un plusieurs papiers renfermés jusque-là dans un coffret de bois rose…

L’air abattu de Mme de Langey, sa tristesse mystérieuse firent place, dès qu’elle aperçut Finette, à ce masque de convention qui n’a de nom dans aucune langue, livrée banale sous laquelle il devient difficile de reconnaître la pensée, à moins d’être devin ou alchimiste.

Or, la pauvre Finette n’était rien de ces deux choses.

Au rebours de beaucoup de ses pareilles, la mulâtresse ne possédait guère qu’à demi la confiance de sa noble maîtresse, Mme de Langey. La marquise ne demandait pas mieux que de s’ébattre avec Finette aux belles lueurs d’un soleil couchant, sous les feuilles dentelées de ses grands arbres, de poser elle-même sa main royale sur ses épaules, au rebord de sa chinnta, de marcher avec elle par les pelouses pour y admirer les plantes rares, quelquefois même de folâtrer avec Finette, comme une femme se joue avec un ramier chéri ; mais, à part cet abandon commun aux belles créoles, Mme de Langey se gardait bien de la rendre dépositaire de la moindre confidence intime…

L’âge de la mulâtresse autorisait-il cette discrétion prudente, ou bien la marquise avait-elle résolu de ne donner à personne la clé de son âme ? C’est ce qu’il importait peu à Finette de pénétrer ; aussi entra-t-elle en véritable étourdie dans cette chambre, riant à gorge déployée et montrant à sa maîtresse un beau collier formé des graines rouges du caitier que M. Printemps, son amoureux, venait de lui offrir.

— Je ne saurais vous donner une idée, madame la marquise, des belles histoires que débite M. Printemps, dit Finette en renouant devant la glace les deux bouts de son madras. Il faut croire que chez M. le maréchal de Saxe il a eu beaucoup d’aventures, car à la veillée d’hier il n’a pas cessé de nous en dire ! Ajoutez, madame, qu’il n’y a pas d’homme comme celui-là pour apprêter le sang gris[1] !

— Ouvre la fenêtre, Finette ; il y a, je crois, un peu de brise… Tu as des lèvres de vrai corail ce matin. Tu es charmante. M. Printemps est donc un habile conteur, continua la marquise.

— Vous allez en juger, madame, il a des histoires miraculeuses. En voici une qui m’a presque empêchée de dormir… Il y a six jours (c’est M. Printemps qui parle), je me promenais dans les jardins du parc avec mon bon ami M. Joseph Platon, en causant de nos anciennes folies — (il paraît que ce M. Platon a été aussi très-jovial dans son temps !) quand nous remarquâmes un immense mapou creusé par le temps et dans lequel le noir de service qui écartait devant nous les ronces assez nombreuses dans cette partie du parc, nous assura qu’une couleuvre avait depuis quelques mois élu domicile.

— Une couleuvre ! reprit Mme de Langey…

— La lune, dit M. Printemps en continuant son histoire, promenait alors sur l’arbre une immense bande de lumière… — Cachez-vous près de ces massifs, nous dit le noir, vous ne tarderez pas à voir venir l’homme à la couleuvre ! — À ce mot de couleuvre, qui sonnait mal sans doute à l’oreille de M. Platon, il avait jugé prudent de partir, en prétextant des ordres à donner. Je demeurai seul avec le noir. Il ne m’avait pas trompé. Bientôt un homme parut ; nous n’avions pas entendu ses pas sur les feuilles sèches. Arrivé au pied de l’arbre, dont les moindres branches scintillaient alors sous une pluie de rayons argentés, l’homme tira de son sein un petit sifflet d’ivoire et l’approcha de ses lèvres… Au bruit aigu que produisit ce sifflet, nous ne tardâmes pas, le noir et moi, à voir sortir du tronc du mapou la tête de la couleuvre… L’homme, dont nous ne pouvions distinguer les traits, tira bientôt une gourde, passée au travers de sa ceinture, il la déboucha et versa du lait dans un coco, puis il le présenta à la couleuvre. Elle le but et se retira. Je voulus courir vers cet homme, car je ne craignais rien, armé ainsi que je l’étais de mon épée de maître d’hôtel, mais il avait fui et s’était perdu comme l’éclair, sous l’ombre des campêches les plus noirs…

— Et cet homme, le connait-on ?

— Pas que je sache, repartit Finette. Le noir a dit seulement à M. Printemps qu’il apportait depuis quelques jours à la couleuvre de quoi se nourrir en viande, poisson, lait, calalou d’herbages et autres provisions que les nègres, ses camarades, se gardaient bien de faire disparaître. En effet, madame la marquise, poursuivit Finette, d’un air profondément, pénétré de ce qu’elle disait, cette couleuvre pourrait bien être un fétiche !

— Enfant ! reprit sa maîtresse en agitant elle-même avec une sorte de violence convulsive la main de Finette, qui ne songeait plus à l’éventer.

La mulâtresse était devenue, en effet, toute rêveuse.

— Et il n’y a pas de nom gravé sur l’écorce de ce mapou ?

— Aucun que je sache, madame… du moins M. Printemps ne nous l’a pas dit… Vous savez que cet arbre est assez commun ici…

Un beau rayon de soleil pourpré, comme le sont d’ordinaire ceux du couchant, colorait les nattes diversifiées de l’appartement ; la fraîcheur de la brise était encore doublée pour la marquise par les plumes frémissantes de l’éventail et le balancement du hamac où elle s’était fait étendre par Finette. La mulâtresse avait levé les stores de la chambre, afin que la senteur délicieuse des jardins la pénétrât.

C’était un tableau ravissant que ces deux jeunes femmes, l’une debout près du hamac et chantant à sa maîtresse une chanson d’un rhythme égal au bercement méthodique de cette couche aérienne, vive et maligne figure dont le pinceau de Lancret eût pu rendre seul la piquante étrangeté ; l’autre, enveloppée de ce filet blanc et rose, voluptueusement noyée dans ses grands cheveux de jais, fuyant et revenant comme l’hirondelle dans son vol, pendant que la mulâtresse arrosait de temps à autre ses petits pieds d’eau de senteur, ou qu’elle agaçait une perruche bleue, retenue à sa chaîne d’argent près de la fenêtre.

Mme de Langey tenait alors entre ses mains deux bracelets en cheveux, ornés chacun d’un portrait, qu’elle venait de pendre nonchalamment sur sa toilette. Un hasard singulier avait pu seul accoupler sans doute ces deux bracelets, car la marquise ne les eut pas plutôt considérés qu’elle se hâta de les tendre à Finette, comme si elle eût redouté leur contemplation.

La mulâtresse, qui n’avait pas la même crainte, profita de la somnolence produite chez sa maîtresse par le balancement du hamac pour jeter sur les deux bracelets un regard d’indiscrétion.

Ils étaient tous deux richement montés en pierreries ; le double médaillon qu’ils contenaient était ovale : il représentait deux hommes, l’un en uniforme de simple capitaine de navire, l’autre en riche habit de velours, traversé d’un cordon bleu.

La figure du premier de ces deux hommes était intéressante au dernier degré, peut-être encore moins par son air de jeunesse et de haute distinction que par une pâleur mélancolique et précoce. Le souffle amer du découragement et du chagrin semblait avoir passé de bonne heure sur le front de ce jeune homme ; ses épaules étaient légèrement voûtées, son œil terne, ses joues amaigries. C’était un héros de roman dans toute l’acception de ce terme, mais un héros de roman qui avait lutté, combattu ; un martyr avant le temps, martyr pour une idée ou pour un amour ! Sa main pâle et maigre, veinée de grandes veines bleues qui lui imprimaient le froid du marbre, tenait un porte-voix de bâtiment ; derrière lui flottait le pavillon blanc aux armes de France.

Sur le dos de ce portrait que Finette eut soin de retourner, elle lut cette inscription : Marquis de Langey, né à Chollet en Vendée.

L’autre médaillon offrait les traits d’un personnage plus âgé, aux manières aisées, mais graves. Le repos et la santé épanouissaient son teint, il portait le front haut et le regard assuré. Sa perruque poudrée se déroulait en boucles égales sur son collet ; outre son cordon bleu, il était décoré de plusieurs ordres. Par une coquetterie d’homme mûr, que les peintres ne manquent jamais d’encourager, il s’était fait peindre avec les mains très-finies et ressortant des plus admirables manchettes que l’on pût voir ; il avait du reste la main fort belle.

Le peintre avait en outre ménagé dans cette miniature un coin de bureau chargé de lettres, sur l’une d’elles on lisait : à M. de Boullogne, contrôleur général des finances de Sa Majesté et grand trésorier de l’ordre du Saint-Esprit.

Il fallut moins de temps à Finette pour reconnaître cette figure que l’autre ; à peine avait-elle aperçu M. le marquis de Langey, son entrée chez la marquise datant de deux mois avant le voyage où il mourut.

Elle renferma précipitamment les deux bracelets dans le tiroir quand sa maîtresse étendit les bras et l’appela.

Mme de Langey avait le regard fixe, hagard ; on eût dit qu’elle venait d’échapper à un péril…

— J’ai fait un horrible rêve, Finette, dit Mme de Langey, comme malgré elle et ayant l’air de se débattre comme un fantôme dans son hamac… Ta vilaine histoire de l’homme à la couleuvre, sans doute !… Il est temps, ajouta la marquise, que tu sonnes mes femmes pour t’aider à m’habiller, car la cloche ne tardera pas à sonner ; j’ai M. de Bongars, M. d’Esparbac, M. de Vannes et M. Gachard, qui viennent faire ici la media-noche.

Finette obéit ; le soir avait étendu son réseau d’ombres sur la chaîne des mornes qu’on apercevait de la fenêtre. Les femmes de la marquise montèrent bientôt, puis l’habillèrent. Malgré la pâleur légère répandue sur son visage, Mme de Langey n’avait jamais été plus belle.

Elle parut à ce souper en simple robe noire.

Comme toutes les veuves, Mme de Langey n’avait rien eu de plus hâté que de se conformer à l’étiquette de son deuil, mais aussi mieux que personne au monde elle savait le temps précis qu’il est décent pour une femme de s’affliger. Le jour où la marquise pourrait mettre les diamans après les pierres noires était bien loin encore, mais elle se servait si habilement de tout l’encadrement obligé de sa tristesse qu’il semblait que les diamans n’eussent pu relever en rien l’éclat naturel de sa figure.

Son deuil était d’un an et six semaines, et la cour, où M. le contrôleur général avait tant de fois promis à la belle créole de la produire, lui imposait comme règle absolue six mois de veuvage avant qu’elle pût l’aborder.

Mme de Langey trouva son monde réuni dans la grande galerie boisée de cèdre, au sein de laquelle on avait servi le souper. Une demi-douzaine de négrillons en livrée bourdonnaient autour de la table, où s’élevaient en piles les ananas, les cédrats et les pastèques.

  1. Boisson en usage au moment où la chaleur est accablante et qui se fait avec du rhum ou du brandy mêlé avec de l’eau. On y jette de la noix muscade, de l’écorce de citron et du sucre.