H.-L. Delloye (1p. 143-150).
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XII.

Conversation d’une robe feuille-morte.


Voilà ce que l’on dit, et que dis-je autre chose ?
(Boileau.)


En rentrant à la case, la marquise trouva Mme d’Esparbac qui l’attendait assise sur un des sophas du boudoir…

Ce boudoir était une véritable grotte tapissée de coquillages et de mousse ; des oranges et des limons, posés sur de longs plateaux d’argent, y réjouissaient la vue. Quelques melons d’eau, des pommes roses et des sapotilles choisies recevaient du demi-jour réservé tout exprès pour ce lieu charmant une foule de teintes blondes et violettes que la palette de Chardin eût enviées. Plusieurs coquilles de marbre, soutenues par de petits Amours, imploraient l’eau d’une gueule de dauphin, sur lequel chevauchait Amphion portant sa lyre. La marquise mâcha quelques pommes roses et se jeta, non sans se plaindre beaucoup de la chaleur, sur un lit aux rideaux de gaze. Ses longues paupières chargées de langueur, sa respiration lente, et je ne sais quel air très-impérieux d’ennui répandu peut-être à dessein sur sa personne, auraient fait comprendre suffisamment à toute autre femme qu’à Mme l’intendante que la marquise désirait demeurer seule ; mais la baronne d’Esparbac n’en tint compte.

— Vous êtes une vraie déesse, ma toute belle, et je pense que l’on peut bien pénétrer dans votre sanctuaire… à mon âge !

La baronne s’éventa après cet aveu, qui sans doute lui avait coûté.

— Quel roman lisez-vous là ? continua-t-elle. Elmire, ou les Malheurs de l’inconstance ? Vous me le prêterez, et M. d’Esparbac me le lira. Il faut que je vous dise que j’ai trouvé un moyen délicieux d’utiliser mon mari. Il me lit tout les romans de France, ma chère !

— Tous ?

— Ou du moins les plus huppés. Que cela est fade, bon Dieu ! auprès de la vie que nous menons ici dans la belle saison ! Voilà dix-neuf ans bientôt que j’habite la colonie avec M. l’intendant, et je puis dire que je m’y suis divertie ! À propos, quelle sorte de compagnie aviez-vous donc, l’autre soir, ma divine ? — Des joueurs acharnés au biribi, comme ce petit de Vannes, ou le conseiller, qui, lorsqu’il perd, a de l’humeur comme un dogue ! Pour les femmes, passe, il n’y avait que moi… Mais il faudra changer tout ce monde… Nous autres de Saint-Marc, nous vous aiderons…

Le rideau à franges roses qui servait de porte d’entrée se leva, et Mlle Finette s’avança dans le boudoir escortée de deux valets noirs portant des caisses.

— Pardon, madame la marquise, ce sont les dernières modes de Paris que vous envoie M. le contrôleur général, des poupées de chez du Chapt… des garnitures, voyez !

Les valets sortirent, et Mlle Finette déploya d’abord les poupées, qu’elle tira de leur caisse. Elles étaient de la grandeur de Maurice ; il n’y manquait pas un pompon. Mme de Langey sourit : l’aspect de ces chiffons avait chassé son chagrin.

— Voilà des éventails qui viennent du Palais et de véritables poupées de cour ! s’écria Mme l’intendante.

— Ce que renferme cet écrin joint aux poupées vaut peut-être plus, galante baronne : ce sont des esclavages de chez l’Empereur, le bijoutier.

— Ne me parlez pas de l’Empereur. Dans le temps où nous résidions à Paris, M. le baron d’Esparbac et moi, le drôle nous a donné à sa campagne une fête illuminée et garnie de pots à feu… Ces diamans feraient à merveille sur une robe blanche dauphine à bouquets d’or…

— Une robe blanche, vous croyez ? reprit Mme de Langey.

— Folle que je suis ! j’oublie que vous êtes en deuil !

La marquise soupira. Elle ne regardait plus les bijoux. La baronne reprit :

— Savez-vous que par ma mère nous étions alliés de loin à M. le marquis de Langey ? un de mes neveux, le capitaine de Lemps, a fait sous lui son noviciat de marin. M. de Lillebonne, qui l’a connu, en disait un bien…

— Voulez-vous m’arranger un de ces citrons, baronne ? la chaleur est suffocante…

— Vous avez raison, l’orage était cependant terrible, l’autre jour ; il nous a surpris chez le curé de Saint-Marc, que nous étions allés visiter. Je ne saurais vous dire quelle horrible peur m’a fait cet orage ! Les cloches de l’église tintaient à vous rendre sourd… M. l’intendant, par contenance et pour ne point m’effrayer en paraissant lui-même avoir peur, feuilletait plusieurs livres de la bibliothèque du curé, quand il tomba tout d’un coup sur le registre des morts de la paroisse, et…

— N’avez-vous pas entendu gratter à la porte, baronne ; peut-être Finette, qui m’amène Maurice… Je ne puis me soulever, j’ai une migraine affreuse…

L’intendante reprit, après s’être levée et avoir prêté l’oreille à la porte :

— Vous vous trompiez, marquise, personne ne venait. Je vous disais donc, reprit-elle avec une tranquillité imperturbable, que sur le registre mortuaire de la paroisse de Saint-Marc, nous avons trouvé sans peine le nom de M. de Langey… C’est un noble de la partie espagnole de l’Ile, le comte de Cerda, qui vint lui-même remplir ce triste office près de M. le curé de Saint-Marc.

— On me l’a écrit, baronne : j’étais à cette triste époque à la Guadeloupe. J’ai perdu mon mari le 3 janvier de cette année ; il était à la veille de remonter l’Ariane, bâtiment qui devait me le ramener…

— Le registre, continua mielleusement Mme l’intendante, porte que le comte de Cerda, accompagné de deux noirs de San-Yago, pourvut lui-même à tous les frais de sépulture… Je regrette, en vérité, que cet événement tragique ait passé dans l’île si inaperçu ; nous n’en avons eu connaissance, M. d’Esparbac et moi, que par une lettre de M. le curé de Saint-Marc adressée à l’intendance. Il nous annonçait avoir pris sur lui d’ensevelir M. de Langey, tué en duel auprès de Rio-Verde. Son adversaire, sir Crafton, capitaine anglais en rade à la station du Cap, avait, d’après le récit du comte de Cerda, pris la fuite vers Cibao…

— C’est la vérité, ma chère parente.

— À titre d’alliée à M. de Langey, j’exprimai alors à M. le curé de Saint-Marc le désir de voir la sépulture du défunt entourée d’un marbre qui rappelât du moins son nom et ses titres. Les noirs de la colonie sont bannis de ce cimetière, il est vrai, mais une simple croix de bois distingue jusqu’ici la tombe de notre parent. Je dis notre parent, les registres de notre famille en font foi… Ma mère, en 1682…

— Je me souviens, en effet, d’avoir ouï prononcer votre nom dans ma famille… M. de Boullogne, qui a pris lui-même en pitié ma douloureuse position…

— M. de Boullogne nous avait parlé de vous, marquise, avant le fatal événement, à son dernier passage à Saint-Domingue. Il faisait voile pour la Guadeloupe, le pays de ses possessions héréditaires… À la Guadeloupe, il fréquentait votre maison ?

— C’est à la Guadeloupe que M. de Langey me le présenta.

— Sa magnificence n’y est-elle point passée en proverbe ? Elle égalait, dit-on, celle de M. de Saint-James, le fermier général.

— Cela est vrai.

— Et on le dit fort empressé près des dames, pour un contrôleur général des finances de sa majesté.

— Les occupations de M. de Boullogne ne lui laissaient guère le temps de s’occuper de bagatelles à Paris… reprit sèchement Mme de Langey.

— Mais à la Guadeloupe, il a eu des aventures…

— Vous croyez ?

— Quand ce ne serait que celle arrivée à ma cousine de Fleury !… Écoutez donc, M. de Boullogne, à son âge, est encore fort bien ; il a la main royale et le port très-noble… Son esprit…

— Chère baronne, je veux dire chère parente, seriez-vous en instance près de lui pour affaire de son département ?

— Non pas que je sache ; mais j’ai entendu dire par ma cousine qu’il accordait assez volontiers… Le menu de ses dîners rappelle ceux de M. de Beaujon. Après tout, ses nègres étaient fort heureux là-bas, on en disait ce que l’on dit ici des nègres de M. de Galliffet[1]… Je suis enchantée de savoir qu’il a connu à la Guadeloupe feu M. le marquis…

— Ainsi, continua-t-elle en s’éventant, vous voilà par votre deuil condamnée, ma chère, à regarder seulement nos fêtes ! cela est vraiment dommage, surtout avec ces diamans que je vois là, et qui sont d’une richesse !…

— Finette ! s’écria d’un air grondeur Mme de Langey en sonnant sa mulâtresse, pourquoi n’avoir point serré ce collier ?… Vous savez que je n’aime point qu’il traîne !

— Vous avez raison il est aussi beau que celui de saint Dominique à la cathédrale espagnole… Ce grand saint Dominique, que vous verrez, n’a pas moins de six pieds de haut ; il est d’argent massif, et on ne l’extrait que pour les grandes fêtes de sa châsse de bois d’acajou. Un beau jour il disparut ; aussitôt la ville de sonner les cloches. Quelque temps après on le retrouva près de Monte-Christ ; mais dans quel état, ma chère ! Nu comme Lazare, nu comme la main, indignement dépouillé par des misérables, des contrebandiers sans doute, qui s’apprêtaient à réduire son corps en lingots, après l’avoir dépouillé de ses ornemens, quand la grâce les toucha… C’est une histoire connue dans le pays, et plus encore dans la partie espagnole, mais que vous ne savez pas, vous fraîchement débarquée… Les prêtres de Santo-Domingo ont eu grand soin d’annoncer au peuple que saint Dominique n’avait disparu et entrepris ce voyage que parce qu’il n’avait pas voulu demeurer au milieu de gens aussi dégénérés de leur première foi. L’archevêque, qui n’a pas renoncé encore aux biens de ce monde, a éprouvé surtout une grande joie à retrouver son saint Dominique d’argent de six pieds de haut… Je vous le ferai voir quand nous visiterons cette digne colonie espagnole, qui ne vit que de prières, d’ennui et de chocolat !

— Je crois avoir entendu dire que ces ours de la partie espagnole, vos très-basanés voisins, étaient vindicatifs à l’extrême, reprit indifféremment Mme de Langey en disposant autour de sa taille les plis de sa robe.

— Pour mon compte, chère marquise, je n’en sais rien. M. d’Esparbac et moi, nous ne recevons guère à l’intendance que le chef civil et militaire de leur colonie ; sous le titre de président de l’audience royale, il réside d’habitude à Santo-Domingo. Nous voyons aussi l’évêque don Portillo, l’oncle de ce comte de Cerda dont je vous parlais tout à l’heure… que je ne connais pas, mais que l’on dit avoir eu de fort grands biens. Il paraît qu’il a été le témoin de ce duel de M. de Langey ?… Le curé de Saint-Marc ne nous en a pas dit plus

— Cette fois, je ne me trompe pas, la cloche du perron a sonné ; c’est une visite… Ne pourriez-vous pas me dire, en soulevant ce store à gauche, qui me fait l’honneur ?…

— Le gérant de votre habitation en personne, ma toute belle il est suivi d’un jeune mulâtre…

— La suite de ma ménagerie ! s’écria la marquise en ayant l’air d’échapper, comme par une secousse électrique, à quelque pensée amère qui l’avait agitée l’espace de deux secondes. Restez, baronne, vous allez m’aider à recevoir le valet de chambre futur de Poppo mon singe !

— L’idée est sublime, marquise ; seulement M. d’Esparbac et moi nous aurions pu vous amener notre noir, Pompée, pour lui tenir compagnie…

— Attention ! c’est mon petit monstre de safran foncé… Vous allez voir !…

Le rideau se souleva, et M. Platon entra précédant Saint-Georges.

  1. « Heureux comme un nègre à Galliffet », disait-on en effet alors à Saint-Domingue.