H.-L. Delloye (1p. 89-101).

VIII.

Deux baptêmes.

Je veux des enfans… parce que lorsqu’ils sont bien habillés, cela fait bien sur le devant d’une calèche.
(Une femme à la mode.)

Judith, ayant cessé de crier au Seigneur, se leva du lieu où elle était demeurée à terre.
(Judith, chap. X.)


Le parfum de l’acacia et des citronniers embaumait la route, la voiture courait aussi rapide que l’éclair. Voluptueusement couchée au fond de la berline, Mme  de Langey admirait intérieurement ces chemins nuancés de festons de toutes couleurs : ici des raquettes à fruits rouges, des karatas à bouquets aurore, plus loin des buissons élégans de grad-gale ; mille teintes, en un mot, s’élevant du sol jusqu’à la corne des rochers. La nourrice de l’enfant était vêtue d’une robe de serge noire, livrée de deuil que sa maîtresse seule conservait ainsi qu’elle ; l’enfant, se jouant sur ses genoux, avait une veste blanche serrée par une riche ceinture à franges d’or.

Dans cette cérémonie du rite catholique qui allait avoir lieu, Mme  de Langey venait-elle accomplir une vaine formalité, ou bien suivait-elle une inspiration religieuse de sa conscience ? La question était facile à résoudre. La religion chrétienne, si féconde en poétiques aspects, n’avait guère plus d’influence alors sur l’esprit des créoles de Saint-Domingue que sur celui des Américains d’aujourd’hui. Hors la partie espagnole, qui avait conservé les pompes du culte dans des églises aussi ornées que ses maisons étaient pauvres, quel pouvoir à Saint-Domingue eût songé à relever une religion exposée en France à tous les pamphlets amers des philosophes, outragée, battue en brèche par des écrits qui avaient la prétention d’être lus et commentés jusque dans les îles ? Ce germe divin de perfectibilité pour toutes les classes, les suzerains et maîtres des noirs avaient plutôt intérêt à le laisser périr ; il devenait un contrepoids de leur pouvoir du jour où il fécondait l’intelligence des esclaves. La religion chrétienne devait paraître, en effet, une puissance dangereuse dans un pays où elle parlait de l’âme à des opprimés qui ne s’y croyaient possesseurs que d’un corps : la loi civile avait beau déclarer ces hommes une denrée et une chose, la loi chrétienne les instruisait d’une autre chose et d’une autre denrée non vendue, l’intelligence ! L’Église, mère tendre, donnait aux esclaves l’instruction que leur refusaient leurs maîtres : en regard de la philosophie avare du dix-huitième siècle, philosophie écrasante pour eux, elle seule, vraiment philosophe et libérale, ouvrait à leurs désirs, jusque-là comprimés, le chemin des facultés humaines. Le seul droit conservé à l’esclave était son culte : la religion lui enseignait donc le courage. Dans les temples protestans d’Amérique vous verrez encore les noirs, à l’heure qu’il est, parqués dans un endroit à part, car la séparation des blancs et des nègres se trouve partout à Philadelphie, dans les hôpitaux, dans les prisons, au théâtre, jusque dans le cimetière. Relégués dans un coin de l’église, ils peuvent prier, mais seulement comme Lazare, à quelque distance du riche[1].

Mais à Saint-Domingue, qui comptait alors un bon nombre de familles françaises attachées à la religion catholique, l’église leur ouvrait du moins les bras : la population noire trouvait un libre accès dans les temples, elle s’y agenouillait matin et soir, comme pour contraster, par sa foi vive, avec l’incrédulité railleuse et la corruption déjà avancée des créoles. Ébranlés dans leurs croyances par les doctrines qui leur venaient de France, les colons ne fléchissaient plus en effet le genou qu’avec une sorte de répugnance. Au Cap, on lisait Voltaire en place de la Bible ; à Saint-Marc, au Port-au-Prince, les romans de Crébillon le fils faisaient fureur. Le vent qui soufflait de France n’était pas au respect des choses saintes ; l’escarmouche philosophique y avait envahi jusqu’à la chaire ; le clergé, comme la société, semblait prendre à tâche de ruiner et de dissoudre sa puissance : les convulsionnaires d’un côté et les prélats musqués de l’autre n’y militaient guère qu’en faveur du ridicule. Toutes ces folies, dont le contre-coup se faisait ressentir aux îles, n’y mettaient guère le pouvoir religieux en crédit ; les colons en pressentaient le déclin. Les passions orgueilleuses des blancs s’indignaient de ce que les ministres catholiques leur débauchassent presque leurs esclaves ; ils n’allaient à l’église que parce qu’ils la considéraient comme moyen de distraction : leurs femmes s’y montraient avec les mêmes fleurs et les mêmes dentelles qu’au bal ; on n’y priait qu’en paniers et en satin. Quelquefois, pendant le prêche, indécemment troublé par les causeries et les œillades, au milieu de cette assemblée si coquettement impie, on voyait entrer comme contraste, par un des bas-côtés du temple, un homme au teint basané, l’air humble et son chapelet au cou : c’était quelque Espagnol apportant des fruits ou des cocos au marché ; il restait les bras croisés, priant Dieu l’espace d’un quart d’heure, puis remontait sur sa mule, suivi des petits enfans qui riaient de lui quand il longeait les arbres de la promenade. La présence de ce croyant semblait avoir purifié l’église, où le bruit ne recommençait que trop tôt.

Pour la marquise de Langey, l’objet de cette cérémonie était donc moins le baptême de Maurice qu’un déploiement de luxe et de belles façons dans la colonie : c’était en quelque sorte le programme de sa richesse qu’elle déroulait, en même temps qu’elle prouvait par là son mépris pour tout ce qui pouvait se trouver israélite ou protestant autour d’elle. Caroline de Langey, femme noble avant tout, était loin d’avoir oublié son origine : c’était une marquise et une créole dans la stricte acception de ces deux titres. Marquise, elle avait toujours devant les yeux le nom que M. de Langey, neveu d’un commandeur au service de mer, lui avait apporté en mariage ; créole, elle avait retenu de sa mère ces leçons d’empire souverain dans lesquelles l’entretenait le privilège de l’épiderme. Or, elle arrivait dans un pays où ces doubles qualités devaient prévaloir et lui assurer les admirations de la foule ; elle allait se lancer bientôt comme une frégate légère au milieu des vagues ; elle allait vivre au sein d’une société tendrement nonchalante ou ardemment dissolue… Il lui fallait d’un seul coup conquérir tous les suffrages, affronter ce climat brûlant des Antilles et s’y trouver bien vite à sa place par quelque vice ou quelque vertu d’éclat. Il ne manquerait pas, à coup sûr, de gens maussades qui éplucheraient ses actions, sa froideur ou ses caprices. Mme  de Langey voulait marcher seule, indépendante de toute impulsion particulière ; ce qui pouvait la mettre en relief par les autres lui importait peu : c’était un acier trop finement trempé pour ne pas résister à tout par sa propre force. Veuve et libre, jeune et belle, elle ne songeait qu’à vivre comme elle l’entendait, avec une franchise d’allure que des puritains auraient peut-être appelée licence. Ceux qui admirent la Médée antique comme la plus parfaite concentration de volonté auraient admiré Mme  de Langey : c’était un singulier mélange de beauté et de tyrannie, femme et marbre tout à la fois ! Jamais peut-être plus décevante image de passion n’avait traversé le cerveau ; les plus indifférens se laissaient aller devant elle à des rêveries et à des extases. Le poëte tombé dans les filets d’une pareille femme eût été perdu ; le philosophe n’eût pas été à couvert. Modulé comme une musique, son parler s’élevait en gammes vives ou s’abaissait doucement en notes éteintes. L’orgueil, plus que la tendresse, se peignait dans ses beaux yeux ; mais c’était un orgueil consacré et si peu fait pour être mis en doute que son moindre sourire l’adoucissait. Elle avait la peau fine et les plus belles dents du monde. Son regard mourant, son air abattu, inspiraient à l’âme une de ces fatales voluptés dont on ne peut se distraire une fois qu’on en est esclave ; elle avait pour elle jusqu’au charme de la maussaderie enfantine, apanage distinctif des belles créoles ; défaut si charmant qu’il devient chez elles un mérite et souvent même une étude.

Son deuil récent la rendait plus attrayante encore en l’encadrant de sa bordure noire, comme une tête sévèrement noble de Velasquez ou de Carrêno. Pourquoi s’était-elle astreinte à ce deuil, même le jour d’un baptême ? C’est ce que chacun ignorait. Quoi qu’il en fût, ce rigide costume était loin de lui être défavorable : au lieu de voiler ses formes, il les dessinait et leur imprimait cet air de suprême dignité qui convient aux belles femmes. Son voile laissait échapper ses cheveux tombant en grappes soyeuses. Enfin l’harmonie de ses mouvemens était telle qu’on eût dit qu’elle les avait répétés devant un miroir.

Lorsqu’elle arriva après un trajet rapide à la paroisse de Saint-Marc, le curé vint la recevoir à l’entrée de l’église, comme il eût fait pour M. de Boullogne lui-même. Joseph Platon, descendu à son honneur de sa monture, lui offrit la main…

La cérémonie commença suivant les coutumes de l’église catholique ; le baptistaire était entouré de curieux. La nourrice de l’enfant avait quelque peine à le contenir. Maurice ne comprenait guère ce qu’on lui voulait, et la marquise, assez indifférente à l’importance sacrée de cet acte, songeait plutôt à se faire voir qu’à prier. Les habitans de Saint-Marc, opulens colons pour la plupart, furent surpris de sa beauté, de son faste et de la nouveauté merveilleuse de son équipage, remisé à l’ombre sous les arbres touffus implantés devant l’église. L’arrivée de cette jeune et belle femme dans la colonie était bien digne d’y faire sensation : peu s’en fallut que le canon des forts ne la saluât comme un navire attendu. Mme l’intendante vint à sa rencontre avec son mari dès le pas de la paroisse ; plusieurs officiers de la ville, des personnes de l’habitation Noë, des nègres et des négresses de la Rose formaient le cortége de la marquise.

Entre tous les actes chrétiens, le baptême est certainement celui qui donne le plus à réfléchir : c’est le premier flot d’huile sainte qui coule sur le front de l’enfant avant tous les autres ; il n’est peut-être pas de symbole d’égalité plus complet que cette eau lustrale versée indistinctement sur le pauvre comme sur le riche, qui sert au peuple comme au roi. Ainsi consacrée sous l’œil de Dieu, l’existence de l’enfant semble s’ouvrir aux brises propices, comme le calice d’une jeune et belle fleur. La bénédiction céleste est descendue sur lui ; il pourra du moins recourir au sein de Dieu si quelque jour le sein maternel lui manque. Pour lui, le baptême est la porte d’un monde nouveau ; monde divin, poétique, semé d’ombres fraîches, de haies vives, d’aspects doux et consolans ; monde que recherche l’âme brisée après la tourmente, l’âme usée par les fausses joies, l’âme esclave qui aspire aux sommets libres. Mais le baptême, ce premier gage de protection que vous donne l’Église, existe plus solennel encore aux colonies que partout ailleurs : devant l’idolâtrie et la superstition des noirs, dont une faible portion recourt à lui, il devient une distinction utile au principe d’asservissement. L’enfant du créole y naît libre, l’enfant du nègre y appartient au maître : de là une différence sensible dès le seuil de la vie. Le colon s’empresse peu de faire baptiser l’enfant noir, l’avenir d’un tel être ne valant pas autre chose pour lui que dix acres de terre en bonne culture. Rarement le noir courbe le front sous l’onde salutaire, rarement l’étoile lumineuse scintille sur sa tête ; sa mère, à laquelle la loi le dispute, l’allaite, parce que les bêtes fauves allaitent leurs petits ; ce temps passé, il n’existe plus que par lui seul. Le baptême donnerait-il au nègre, dans la colonie, un rang moins inférieur aux yeux de tous ? l’empêcherait-il d’être la chose d’autrui ? Hélas ! cette chose humaine ne doit pas laisser plus de traces dans la société religieuse que dans la société civile ? son cerveau étroit est mesuré au compas, il n’y a pour lui ni naissance, ni décès, ni mariage. Affranchi par l’ablution chrétienne, le noir n’en resterait pas moins un ilote[2].

Mais la religion chrétienne se rit de la loi des hommes ; alors comme aujourd’hui elle ouvrait ses bras à tant de misères. Ses rayons, si rares que l’incrédulité les eût faits, pénétraient encore le fond des savanes ; ils y portaient l’espérance et le remède aux maux violens. Considérée comme contre-poids au fouet, à la torture, l’indulgence naturelle au prêtre, à l’homme de Dieu, paraissait à quelques-uns de ces opprimés un véritable refuge. La loi civile ne se produisait jamais à l’œil du noir qu’armée de paroles menaçantes et de supplices ; la loi chrétienne l’abritait, souvent même elle était assez courageuse pour intercéder en sa faveur. Merci ! répondait l’esclave au prêtre. C’était à Dieu que l’esclave eût dû répondre merci ! mais il ne connaissait que l’idée palpable, le sacerdoce. Chez ce clergé d’alors ce n’était pourtant déjà plus la même foi, la même charité ardente, le même amour véhément qui dirigeait les anciens missionnaires ! Le sang de ces premiers martyrs, aussi inspirés que Paul, accourus de toutes parts sur cette plage pour racheter des âmes à Dieu, ne fécondait plus le courage au cœur de leurs descendans apostoliques. Effrayés par tout l’appareil de force dont se faisait précéder le pouvoir colonial de la métropole, ils n’osaient agir aussi ouvertement qu’autrefois pour la cause de l’Église. Intéressés à reconnaître ce pouvoir, ils se contentaient des vertus humbles et pacifiques de leur état ; on ne les voyait plus la croix haute, par les chemins, promenant les images à châsses d’argent, les statues, les ex-voto, au son des cloches et des acclamations de tout un peuple avide de se suspendre à leur parole. La raillerie philosophique les intimidait. En abordant la hutte du noir, leur charité devenait presque tremblante. Et cependant c’était toujours la même croix de bois qui avait sauvé le monde, c’était la même piscine ouverte aux infirmes, le même doigt qui guérissait l’âme et le corps !

Le spectacle d’une cérémonie pareille eût donc intéressé doublement toute autre femme que la marquise de Langey, en faisant remonter ses regards du fond misérable et méprisé des cabanes noires jusque sur le berceau de Maurice. Un grand nombre de nègres demeuraient encore agenouillés hors de l’église, pendant qu’elle se tenait debout à côté du baptistaire ; vous eussiez dit une princesse du Bas-Empire devant son évêque. Elle avait passé la main avec une douceur toute maternelle entre les cheveux de l’enfant, l’invitant elle-même à s’agenouiller près du prêtre… Malgré sa mutinerie ordinaire, Maurice, à force de bonbons et de caresses, en était venu à son honneur pendant le cours de la cérémonie ; et Mme  de Langey, après avoir fait inscrire son nom sur les registres de l’église, se dispoait à partir quand il y eut tout d’un coup un grand tumulte… Une négresse, que nul n’avait remarquée jusque-là, parut bientôt, son madras et sa jupe blanche couverts de poussière ; elle fendit la foule, et se jetant aux pieds du prêtre, elle les tint d’abord étroitement embrassés.

Le Dieu des chrétiens n’était pas le Dieu de cette femme, le prêtre la reconnut, la releva et s’écria :

— Noëmi !

La marquise allait sortir elle se sentit clouée à sa place par un pouvoir indéfinissable…

— Oui ! moi, Noëmi ! moi la négresse, moi qui baise vos pieds, monsieur le prêtre, je viens vous demander pour mon fils, que vous avez déjà sauvé une fois, ce gage sacré… qui, dites-vous, fait l’égal de tous !

Mme  de Langey recula.

— Quoi, le même jour que mon fils ! murmura-t-elle à voix basse au curé de Saint-Marc. Cette femme est mon esclave, monsieur. Cela ne se fera pas !

Noëmi n’entendit point, mais voyant que le curé hésitait :

— Monsieur, je n’ai que deux mots à vous dire…

Le curé pencha la tête et prêta l’oreille à la négresse… La confidence qu’il avait reçue et surtout l’air inspiré avec lequel Noëmi venait de la lui faire amenèrent un tressaillement léger sur ses traits ; il écarta doucement la négresse. Derrière elle se tenait son fils, qui venait de confier ses chevaux à l’aubergiste… Le jeune mulâtre, appuyé contre un des pilastres extérieurs de l’église, avait contemplé d’abord à distance le baptême de Maurice comme un tableau dont il n’osait approcher, n’étant pas initié à la sainteté du lieu. Il n’avait compris qu’une chose de cette solennité, la blancheur des dentelles et de la peau de Maurice, l’enfant blanc pour l’enfant mulâtre devant être toujours un objet de culte ou d’envie. Mais en voyant Noëmi entrer résolument dans ce lieu, y assister, le front contre terre, à ces chants qu’il ne comprenait pas plus qu’elle, il s’était hasardé à l’approcher, n’ayant pas oublié qu’il avait trouvé dans le prêtre de cette église une aide touchante, inattendue.

— Quel nom donnerai-je à votre fils, Noëmi ? reprit le curé de Saint-Marc, élevant la voix avec fermeté.

— Le nom de Saint-Georges, répondit-elle.

Agenouillée contre le marbre du baptistaire, la négresse, en parlant ainsi, fixait avec orgueil Mme  de Langey. Dans ce cœur qui ne battait que pour son fils, il se livrait alors un de ces combats sublimes dont les anges seuls admirent la beauté sans aucun voile.

Dès que l’eau du prêtre, cette même eau qui avait touché le front de Maurice, eut touché le front du mulâtre, Noëmi se releva, et les deux enfans que l’Église venait de faire chrétiens virent fermer sur eux les portes du temple.

Quelque étrange que dût sembler ce double baptême à la marquise, elle se remit bien vite de sa mauvaise humeur en considérant l’âge des deux néophytes et en réfléchissant aux devoirs accoutumés de l’Église, La brillante berline repartit au trot, suivie des acclamations de tout le peuple.

  1. Voir l’ouvrage excellent de M. Gustave de Beaumont, Marie.
  2. Des législateurs de la Caroline du Sud ont bien senti toute la portée du principe moral dont le christianisme renferme le germe, car dans l’un des premiers articles du code qui organise l’esclavage, ils ont pris soin de déclarer en termes formels que l’esclave qui recevra le baptême ne deviendra pas libre par ce seul fait. (Lois de la Caroline du Sud. — Brevard’s Digest, page 229, tome.2, vo Slaves, § 3.)