H.-L. Delloye (1p. 81-87).

VII.

Le départ.

Sanche :
Je ne sais ce qui arrivera ; mais, s’il plaît à Dieu, Jeanne, tout ira bien.
(Le meilleur alcade c’est le roi, sc. III.)


Le jour choisi par Mme  la marquise de Langey pour la cérémonie du baptême de Maurice, les esclaves de la Rose reçurent en effet double ration ; on leur distribua des bananes mûres, des figues et des patates en abondance. Tout se mouvait, s’attifait et chantait dans l’Artibonite. Les vestes rouges et les vestes blanches rayonnaient au soleil ; les coups de fusil, tirés par les nègres créoles, le bruit et les chants, annonçaient la joie. La classe noire se cramponne d’ordinaire à toutes les occasions qu’elle trouve de se réjouir, peu lui importe la cause, c’est un jour de plus d’affranchissement conquis sur la servitude.

La fabrique, ce matin-là, ressemblait presque à un manoir du moyen âge qui donne quelques heures de répit à ses vassaux. M. Joseph Platon parcourait les ruelles des cases avec un air de bénignité qui semblait être de commande ; il se laissait aller jusqu’à être bon prince et à goûter du moussa et du tumtum, comme pour s’assurer par lui-même de la nourriture de sa colonie. Le repos accordé aux esclaves pour ce jour de solennité assurait au gérant un travail plus opiniâtre et plus fructueux de leur part quand viendrait le lendemain ; c’était une machine aux mille roues qui profitait de fonctionner avec plus de force, et que l’on ne laissait reposer qu’à ce prix.

La miraculeuse berline de Mme  la marquise de Langey était déjà prête à partir, une foule de noirs l’entouraient, curieux d’en admirer de près les riches dorures Les lames d’un soleil éblouissant se jouaient à ses panneaux, où le peintre avait entouré l’écusson de la marquise d’une nuée d’amours et de colombes. Le train du carrosse était réchampi de bleu et d’or, sa forme présentait, vers le bas, celle d’une gondole surmontée d’un treillage de pampres verts en guise de dôme. C’était une voiture de princesse digne de la chaussée de Versailles ; Mme  la duchesse de Valentinois en possédait seule une semblable.

Les chevaux attelés à la berline et qui piaffaient dans la cour sortaient tous de la halle de la Rose. On se sert peu de chevaux pour les attelages de voitures à Saint-Domingue, où l’on emploie plus communément les mulets, comme devant moins succomber à la fatigue ; mais comme les chevaux nés dans l’île sont difficiles à manier, les nègres, qui s’exercent de bonne heure à ce manège dangereux et se vantent de les réduire, avaient voulu prouver leur valeur en cette occasion. Les noms des meilleurs maquignons et maîtres en cette science venaient d’être ballottés dans le tricorne galonné de M. Printemps, le maître d’hôtel, qui regardait ce départ d’un air d’envie et de chagrin, les devoirs de sa charge le retenant aux cuisines.

Les deux noms qui sortirent furent ceux de Saint-Georges, appartenant à l’habitation de la Rose, et celui de Toussaint-Breda[1], appartenant à l’habitation de M. Noë, située à une lieue de la ville du Cap.

Ce dernier nom se vit accueilli par des murmures. Le noir qui le portait, plus âgé de deux ans que Saint-Georges, n’était pas de l’Artibonite, il était venu à la suite de quelques personnes de l’habitation Noë qui visitaient Mme  de Langey, dont la famille leur était connue pour avoir habité la Guadeloupe. Joseph Platon chercha vainement à faire comprendre aux noirs de la Rose que Toussaint-Breda représentait alors les maquignons de la ville du Cap. La jalousie de ceux de l’Artibonite ne voulut rien écouter. Mme  de Langey descendait déjà par le perron, et Joseph craignait quelque sédition populaire… Le noir de l’habitation Breda choisit ce moment pour prendre son élan et courir à sa monture. C’était, par malheur pour lui, un cheval pautre, comme on dit à Saint-Domingue, cheval non dressé et qui s’indignait déjà de se trouver à côté d’une autre bête docile et froide. À peine le noir l’eut-il enfourché que l’animal lui imprima une forte secousse. Toussaint fut lancé au milieu d’un groupe de noirs, qui battirent des mains à sa défaite.

Le noir, honteux, se releva, grommelant entre ses dents. Il était pourtant renommé au Cap pour cet exercice ; mais, cette fois, le cheval auquel il s’attaquait ne lui était pas connu. Il cherchait encore à enlever la poussière qui couvrait sa veste à carreaux blancs et rouges, quand un coup de fouet victorieux retentit, et le noir du Cap eut le désappointement de voir le jeune mulâtre de la Rose maîtrisant chaque mouvement de l’animal et faisant décrire à la berline un tour gracieux jusqu’au perron…

Les applaudissemens de tous les noirs de l’Artibonite lui furent prodigués. Sa casaque vert-pomme, sa bonne mine et sa grâce avaient frappé tous les spectateurs… Mme de Langey, la nourrice, l’enfant, et Finette la mulâtresse montèrent dans la berline, que suivait une voiture de l’habitation Noë, dont Toussaint se vit heureux d’occuper l’arrière-train, aux cordons duquel il se suspendit d’un air piteux… Saint-Georges conduisait seul l’attelage brillant de Mme de Langey, qui sillonna bientôt de ses roues les sables du chemin qui mène à Saint-Marc.

À la suite de la berline et juché sur un cheval dont il déchirait les flancs, Joseph Platon se tenait en selle tant bien que mal, constamment préoccupé de la bataille que livrait la brise à ses lunettes vertes et à son grand chapeau de paille.

Entre les négresses de l’habitation, attroupées pour voir ce départ, Noëmi suivait de l’œil avec plus d’attention qu’aucune autre la glorieuse caravane. Elle avait passé une partie de la nuit à terminer l’équipement de Saint-Georges, c’était elle qui avait attaché les rubans et les fleurs de son chapeau ; son orgueil crédule s’imaginait que tous les yeux cherchaient son enfant. Elle n’ignorait pas qu’il se levait souvent la nuit, comme un maraudeur, pour prendre un cheval à l’éperlin et le dresser sans être vu ; malgré son habileté, elle éprouvait une certaine frayeur à le voir en selle…

L’heure du départ sonna. La robe isabelle du bâtard anglais que montait Saint-Georges disparut bientôt aux regards de Noëmi ; bientôt elle n’entendit plus autour de la case que des chansons de hattiers sortant le cachimbeau à la bouche et le grand fouet sur l’épaule. Un sentiment de tristesse indicible la saisit en se retrouvant seule loin de cet enfant chéri que la protection de son amour ne quittait pas. C’était pour la négresse un sacrifice immense et qu’elle ne tarda pas à trouver au-dessus de ses forces. Sans compter la fatigue qui pouvait résulter pour lui de cette route par un soleil accablant, fatigue que ses soins empressés lui eussent rendue moins pénible, la cérémonie dont il allait se trouver témoin lui paraissait de nature à exiger impérieusement la présence de sa mère. Quel intérêt cette pompe chrétienne pouvait-elle avoir pour une idolâtre comme Noëmi, pourquoi cette paroisse de Saint-Marc l’attirait-elle ? Noëmi seule le savait. Du jour où l’humble prêtre de ce modeste lieu s’était interposé entre le fouet d’un commandeur brutal et son malheureux enfant coupable d’une faute légère, Noëmi l’avait considéré comme son sauveur. Elle avait été plus d’une fois au-devant de ses conseils ; son intelligence bornée ne les analysait point, elle demeurait étrangère au dogme, tout en adorant l’apôtre. Un vaudou de sa secte passait-il chez elle pour y secouer la poussière de ses sandales à son foyer, Noëmi lui parlait avec admiration, vous l’avez vu, de cet autre vaudou qui avait fait preuve d’assez de puissance pour conjurer une punition suspendue sur la tête de Saint-Georges ; c’était là tout ce qu’elle avait compris de notre Évangile, la pauvre mère ! sa force agissante, son intervention sacrée, sa main tendue vers le faible ! Dès lors elle était devenue d’une curiosité extrême à l’endroit de ce pouvoir qu’elle avait jugé devoir être son unique sauvegarde ! Émerveillée de ce qu’il avait risqué pour elle, la négresse le considérait comme une arme à toute épreuve pour son enfant. Si incertaines que fussent ces lueurs, ces adorations, ces extases, elles plaçaient Noëmi sur la pente d’un terrain nouveau pour elle. Un prêtre de sa secte n’eût pas délivré son fils, un prêtre qui n’était pas de sa religion l’avait préservé, et cela sur une terre où l’homme ne régnait que par le mal !

Rien au monde n’avait égalé la reconnaissance de Noëmi, si ce n’est peut-être son étonnement. La seule fois qu’elle était entrée dans son église, sa nature abaissée s’était relevée de tout l’orgueil qu’inspire un air libre ; en voyant la Vierge, son nouveau né dans les bras, elle avait prié machinalement…

La douleur qu’elle éprouvait de se voir retenue loin de Saint-Georges un jour pareil, peut-être aussi le poids d’autres réflexions accablantes pour Noëmi, l’empêchaient de se livrer à son travail ordinaire ; c’était fête, d’ailleurs, pour l’habitation ; la cloche annonçant les différens jeux des noirs tintait agile entre leurs mains, Noëmi les voyait passer par bandes devant elle, traînant après eux leurs enfans, qui faisaient rouler entre leurs doigts les bamboulas de la danse. Toutes ces natures, emportées vers le plaisir, ne purent la distraire de sa pensée, elle songeait que parmi tous ces obscurs produits de l’esclavage il n’y avait pas un seul être que le fouet ne pût déchirer inhumainement ; seul entre eux tous, son fils avait échappé, par une protection nouvelle pour la pauvre mère, à ce supplice, à ces plaies ! Que faisait-elle là, devant cette foule réjouie, elle qui ne partageait en rien ses joies ? Des voix secrètes lui murmuraient sans doute à l’oreille d’étranges paroles ; car tout d’un coup elle sortit d’un petit sac de cuir quelques grains de verroterie, et les offrit à un aide de cuisine, homme de couleur, qui lui demanda, en surplus, cinq escalins pour la conduire à Saint-Marc.

Comme il était chargé de rapporter à M. Printemps quelques fruits rares pour la table de la marquise, il avait attelé lui même deux excellens chevaux pris aux écuries de la grande case.

La carriole partit au grand trot, la bouteille de tafia que le valet avait bu l’excitant à ne pas ménager sa monture.

  1. Toussaint-Breda, depuis Toussaint l’Ouverture. Il était né en 1748. M. Bayon de Libertat, procureur de M. de Noë, en fit son cocher. Il portait alors ce nom de Breda, du nom de l’habitation.